Les marqueurs culturels.

Mauss, pour conclure sur cette première partie, bien avant les auteurs cités ci-dessus, avait déjà évoqué cette socialisation du corps. Mais bien que ses analyses soient situées chronologiquement avant les précédentes de cette partie, elles apparaissent résumer de la façon la mieux adaptée le concept du corps marqué socialement et culturellement. « L’homme total » de cet ethnologue, dont le corps se meut dans la société par une série d’actes imitateurs composés d’éléments biologiques, psychologiques et sociaux donc, met son corps en action par le biais de techniques.

‘« J’appelle technique un acte traditionnel efficace (et vous voyez qu’en ceci il n’est pas différent de l’acte magique, religieux, symbolique). Il faut qu’il soit traditionnel et efficace. Il n’y a pas de technique et pas de transmission, s’il n’y a pas de tradition. C’est en quoi l’homme se distingue avant tout des animaux : par la transmission de ses techniques et très probablement leur transmission orale. »65

Classifiant par la suite les techniques du corps, variant selon lui d’après le sexe, l’âge et le rendement, Mauss propose déjà, avec un regard d’ethnologue et une volonté de partir du concret observable pour aller vers une conceptualisation généralisante, une première typologie des techniques du corps et donc des postures du corps, en ce qu’elles donnent des informations sur la culture des individus agissant. Prenant les exemples des différentes armées nationales ou encore de la pratique de la nage (expérience personnelle et observation de l’ethnologue), Mauss parvient à resituer les activités jugées rapidement « naturelles » en nous invitant à considérer que "tout en nous se commande". Ainsi, il déroule les prémisses de l’investigation du corps en tant qu’objet d’études par les sociologues contemporaines, en soulevant la piste majeure des techniques du corps. Ces techniques sont alors traditionnelles pour Mauss, et l’imprégnation de la culture de l’individu dans ses pratiques est sans équivoque lorsque l’ethnologue fournit une série d’exemples et d’observations. Sans hiérarchiser les différentes techniques, mais en les situant dans des cultures distinctes, Mauss nous démontre le poids d’une culture sur les techniques du corps, à l’instar de Bourdieu qui nous démontre le poids d’un habitus social sur l’interprétation des marqueurs sociaux et sur les pratiques liées à celle-ci. Basant ses explications sur le caractère imitatif des connaissances humaines et culturelles, il parvient donc à aborder le corps, lui aussi, comme un élément à double fonction dans le social, à la fois porteur de traditions et reproducteur de ces mêmes traditions. Aussi, par là même, tout comme pour les marqueurs sociaux qui viendraient isoler l’individu dans une classe sociale, opérant distinction66 aux autres classes et appartenance à une autre, les techniques du corps (« marqueurs culturels ») viendraient isoler l’individu dans une culture spécifique, ce qui revient également à conférer à ces techniques fonction d’appartenance et de distinction, culturelles cette fois.

En d’autres termes, les marqueurs sociaux et culturels identifiés par Bourdieu et par Mauss opèrent donc comme des facteurs différenciateurs entre les individus et les groupes d’individus. Déjà donc, sans hiérarchiser ces marqueurs, nous admettons que ceux-ci permettent d’organiser l’espace social et les individus qui le composent en groupes et sous-groupes, réunis par une certaine homogénéité dans leurs pratiques du corps et dans les marqueurs liés à ces pratiques et à leurs représentations.

Or, Detrez note par ailleurs :

‘« Néanmoins, les usages sociaux du corps ne se résument pas à la place occupée dans l’organisation des groupes sociaux. L’individu, en même temps qu’il naît dans telle ou telle famille qui le socialisera selon ses goûts, dispose d’une identité sexuée »67 ’ ‘« En réaction, il existe, objectivement superposée à une grille biologique – et qui la prolonge, la néglige, la contredit -, une manière spécifique d’apparaître, d’agir, de sentir liée à la classe sexuelle. Chaque société élabore des classes sexuelles de cette manière, bien que chacune le fasse à sa façon. Considéré par le chercheur comme un moyen de caractériser un individu, ce complexe peut être désigné comme genre ; considéré comme un moyen de caractériser une société, il peut être désigné comme une sous-culture de sexe. »68

Nous aborderons plus longuement cette approche de la différenciation sexuelle et du genre dans les chapitres qui suivront.

Notes
65.

M. Mauss, Les techniques du corps, op. cit.

66.

En termes de distinction sociale, Bourdieu cite pour exemple et nous pouvons nous appuyer également sur cette remarque pour expliquer cette fonction, que pour la classe dominante, les dépenses pour la présentation de soi et la représentation figurent parmi les trois postes principaux, P. Bourdieu, Le sens pratique (Paris : Les Editions de Minuit, 1980)

67.

C. Détrez, La construction sociale du corps, op. cit., 148

68.

E. Goffman, L'arrangement entre les sexes, op. cit., 47