Nous l’avons vu précédemment, le corps est à la fois le récepteur et le producteur de données socialement signifiantes et culturellement inscrites dans un espace et dans un temps. Or, si ces marqueurs sociaux et culturels participent de l’identification de l’individu dans une situation d’échange, alors nous sommes amenés à aborder la question de l’apparence de façon plus générale dans les interactions. L’apparence serait donc un facteur déterminant pour la nature des échanges entre deux individus, et ce facteur pourrait alors engendrer, en cas de représentations négatives d’un marqueur, d’une posture, une discrimination, au-delà d’une simple différenciation. Or, il est convenu que l’apparence seule, a cette caractéristique d’être porteuse de significations mais, comme le veut le conseil populaire, qu’il ne faut pas toujours s’y « fier ». Ainsi donc, quelque soit les interprétations suivantes qui relieraient l’apparence à d’autres facteurs et d’autres informations dans une situation de communication, il serait non avenu de supposer qu’elle ne rentre pas en compte dans l’identification de l’individu. Visible et s’imposant au regard d’autrui, l’apparence comme tout autre système de signes visuels, est perçue, quoiqu’on avance sur les interprétations qui en suivent, et donc interprétée par un récepteur, même avec une courte portée sur le processus d’identification qui suivrait.
‘« On peut distinguer, dans « ce qui est émis » par le porteur de l’apparence et « ce qui est reçu » par son partenaire, un « plan du signifiant » et un « plan du signifié ». [...] Mais outre les deux plans cités, on distingue également une sorte de plan intermédiaire qui pourrait être sommairement qualifié de « plan du signifié à courte durée ». Cette catégorie n’est pas constituée d’informations factuelles mais de jugements. Et, surtout, ces jugements ne s’appliquent pas à l’ensemble de la personne, mais ne concernent que l’apparence. Ils comprennent notamment les jugements esthétiques et les appréciations formulées en termes de « style » [...]. Ce plan intermédiaire peut faire, à son tour, l’objet d’une interprétation qui aboutit à l’attribution de trait de personnalité ou d’appartenances sociales à l’individu considéré. »69 ’Parce-que le corps est « objectivé par le regard et le discours des autres »70 alors l’individu a connaissance pour lui du jugement, dans un cadre social défini, d’autrui sur lui-même. Ainsi donc, les marqueurs sociaux et culturels jusque là ayant fonction de différenciation, revêtent le caractère de « valeurs » qui viendraient ajouter ou soustraire de l’intérêt à leur porteur. Nous pouvons comprendre, de fait, que si les marqueurs sociaux agencés pour l’identification d’un individu viennent, selon lui, selon l’étiquette, la morale ou encore la hiérarchisation de la société, desservir son identification, ce dernier peut opter pour une modification, une atténuation, une adaptation, de ces marqueurs71. Il est intéressant dans la mesure où l’on admet que le corps est porteur d’une identité sociale, d’approfondir son interprétation en accordant au regard d’autrui les facultés interprétatives particulières que son statut social lui offre.
‘« Le rapport au corps ne se réduit pas à une représentation subjective. En effet, les schèmes de perception et d’appréciation dans lesquels un groupe dépose ses structures fondamentales (comme grand/petit, gros/fin, fort/faible, etc.) s’interposent dès l’origine entre tout agent et son corps parce que les réactions ou les représentations que son corps suscite chez les autres sont elles-mêmes engendrées selon ces schèmes »72 ’Ainsi, chaque individu peut faire le choix par palier à une potentielle discrimination sociale, d’optimiser son influence sur la situation, en nuançant le caractère prédéfini de ses marqueurs, en les modifiant donc, à la mesure de sa pertinence dans la situation sociale en question. C’est alors à partir de cette interprétation intime mais sociale de l’individu sur son propre corps, que les modifications corporelles peuvent prendre place. Jouant de l’interprétation du signifiant « peau » dans un contexte social et culturel défini, les femmes ont pu choisir, par exemple, d’éclaircir ou de foncer la couleur de leur peau, pour falsifier une reconnaissance sociale désirée73.
Dépassant donc des règles sémiologiques simples dans la transmission des signes, le corps, en tant que langage, donne des informations sociales et culturelles, pour l’identification de l’individu, mais peut, tout comme un discours et ses figures de style le font, proposer de nuancer ces informations. Ainsi, comme la parole s’ajoute au langage pour un acte de discours, les techniques s’ajoutent au corps pour produire une posture. Si nous nous appuyons sur l’étude des interactions de Goffman, nous pouvons cette fois comprendre que ces postures, dictées par la bienséance, font appel à un véritable système de croyances, institutionnalisé, selon lequel il serait attendu, pour un individu, dans telle ou telle situation, d’agir selon les convenances. Ainsi attendues, les actions du corps peuvent donc, si elles sont inscrites dans un ensemble de techniques, de rituels, socialement et culturellement normés, être anticipées. C’est dans cette mesure que nous pouvons parler des variations autour du corps, et de la possibilité pour un agent, de manipuler, stratégiquement, les marqueurs sociaux et culturels de son corps, afin d’influencer la nature de l’opération d’identification menée à son égard. Il ne s’agit donc plus seulement de transmettre une information pour une identification optimale dans un schéma de communication simplifié, mais aussi de jouer avec ce système de croyances contenu dans l’imaginaire social. Berthelot74 note quant à lui trois niveaux d’action sur le corps, quand il articule la problématique corps et société dans une approche sociologique du corps : les pratiques de ritualisation, de perpétuation et de mise en jeu du corps. Utilisant ainsi les concepts de corps-outil, de corps-signe et de corps ludique ou érotique, il nous permet d’établir une première trame typologique pour distinguer les différents usages du corps par l’individu. C’est dans cette perspective que ces propos rejoignent la théorie de Bourdieu, il insiste alors sur le fait que toute pratique sociale est une mise en jeu du corps et que cette mise en jeu sociale est simultanément production du corps. Nous comprenons avec lui qu’une société définit un espace de corporéité, c'est-à-dire un champ de possibles corporels et une corporéité modale, à savoir un ensemble de traits valorisés. Cette logique du rituel fait donc écho aux propos de Bourdieu, dans le Sens Pratique75, ce dernier tend à montrer que la pratique est gouvernée par la logique symbolique, celle du rituel donc, et convoque une série de concepts pour nous permettre de mieux saisir la méthode par laquelle il développe sa théorie de l’action. Habitus 76 et hexis corporelle 77 trouvent donc leur place dans le sens pratique, de même que deux schèmes, de perception78 et moteur79, expliquent les modalités d’action de l’agent. Se rapprochant par là-même de l’interactionnisme, Bourdieu note :
‘« Le sens pratique oriente des « choix » qui pour n’être pas délibérés n’en sont pas moins systématiques, et qui, sans être ordonnés et organisés par rapport à une fin, n’en sont pas moins porteurs d’une sorte de finalité rétrospective. »80 ’En reprenant l’idée d’une potentielle discrimination par le corps et ses marqueurs et d’une possible anticipation face à cette interprétation-jugement du corps, nous pouvons reconnaître aux individus le caractère de « personnages » tel que Goffman81 l’entend. En effet, si les rites qui régissent la socialisation de l’individu sont ponctués de mécanismes de reconnaissance des situations, d’imitation et si la mise en scène est structurante pour les interactions, alors nous pouvons reconnaître à l’individu la possibilité stratégique de « jouer de son corps » dans une telle mise en scène. Le corps lui-même est objet et sujet de la mise en scène. Les variations du corps sont donc permises dans le cadre où les acteurs, les personnages d’une interaction répondent stratégiquement aux attentes de la situation sociale identifiée. Ainsi, si trembler ou rougir peuvent faire perdre la face, se tenir droit ou feindre l’assurance d’un mouvement peut permettre de la sauver. Bourdieu82 nous met déjà sur la voie de deux types d’entrée dans le jeu social, en mettant en exergue deux modes d’adhésion et d’acquisition de l’habitus. Ainsi donc, les deux possibilités résident soit dans une « socialisation primaire », liée à l’éducation depuis la naissance de l’agent, soit dans le « droit d’entrée », liée à l’intégration à la reconnaissance jugée nécessaire du groupe auquel l’agent veut appartenir. Dans les deux cas, pour en revenir au corps et à ses pratiques, l’agent va acquérir l’hexis corporelle correspondant au champ donné. Dans cette même logique, l’agent va construire son identité sexuelle par son corps et ses postures, alors façonnés par le champ dans lequel il s’inscrit. Baudrillard confère quant à lui au corps le caractère de « plus bel objet de consommation »83 et rejoint également les précédentes théories citées en faisant du corps un signe, un vecteur de distinction sociale, de différenciation par rapport à autrui. Précisant alors qu’on gère son corps comme un patrimoine, qu’on le manipule à des fins de différenciation sociale, Baudrillard dépasse l’habitus bourdieusien et affirme que l’individu procède véritablement, dans la société de consommation, à une production et une diffusion de son corps. L’auteur évoque déjà le rôle des médias dans ses propos et par là même évoque de nouvelles références en jeu dans la production de ce corps, non plus socialement situées dans un groupe de références constitué d’individus, mais dans une série de modèles, modèles médiatiques diffusés dans la presse par exemple, auxquels il est conseillé de se conformer. Si Elias84 quant à lui note déjà l’individualisation des corps dans la société des individus, il n’en reste pas moins une série de rituels, bien sur changeants en fonction de la société dans laquelle ils s’inscrivent mais non moins performants dans l’identification des individus. Situant le conflit qui existait auparavant entre les personnes, au sein même des personnes aujourd’hui, Elias insiste sur le caractère réflexif de l’individu quant à la production de son corps.
Pour citer un exemple quant à ce type de ritualisations que nous qualifierons de stratégiques, nous pouvons nous inspirer des rituels de séduction. Rituels « à dessein », les comportements du corps et le jeu des apparences semblent susciter un intérêt particulier dans la démarche de séduction. Constituant un mode spécifique de communication et composé d’informations propres à de tels objectifs, la séduction induit un ensemble de paroles mais aussi de gestes, une attitude. Goffman peut nous mettre ici encore sur la voie du jeu d’un personnage, d’une mise en scène de la séduction, tout comme il le fait dans l’étude de la mise en scène du dispositif de cour. En outre, il est intéressant de reprendre l’article de Boëtsch et Guilhem85pour comprendre cette ritualisation, basée sur des rites du paraître, et sur les propos de Rivière à ce même sujet.
‘«La visée de séduction, malgré un caractère fragile et superficiel, relève de la ritualité occidentale en ce qu'il est action symbolique, repérable et identifiable historiquement, manière d'agir qu'impose soit la mode, soit les circonstances, série d'opérations répétées avec plusieurs agents de coloration [...] pour transformer le donné naturel en le rendant auto-satisfaisant, plus seyant, agréable au regard, selon les critères culturels particuliers »86 ’Il apparaît après analyse de cet ensemble de techniques, qu’une question subsiste (bien que Boëtsch et Guilhem y répondent en partie) quant aux véritables objectifs de la séduction. Ainsi pris dans un ensemble de rites sociaux, dans lesquels le sexuel et ses finalités sont même évacués, le rituel de séduction ne trouverait de succès et de réussite que dans celle de la reproduction de modèles, c'est-à-dire dans la fonction sociale du rituel : la séduction en tant que moyen plutôt qu’en tant qu’objectif. Nous pouvons supposer que dans une telle mesure, la raison sociale l’emporterait dans la stratégie des acteurs, encore une fois, sur les objectifs individuels, mettant ainsi en jeu l’individu pour la pérennité d’un ordre social, et non pas l’inverse. L’individu ici ne semble pas utiliser le social à des fins individuelles, mais dans une situation relevant de l’intime, c’est encore le social qui vient ordonner les comportements et suggérer les objectifs.
Nous voyons donc que les marqueurs sociaux et culturels du corps, bien que déterminants dans l’identification d’un individu, au travers de l’objectivation, de l’interprétation et même du jugement d’autrui, peuvent toutefois être négociés par l’individu lui-même, qui pris dans une interaction, peut, comme un personnage joue son rôle, produire, au travers de son corps, une réponse socialement adaptée à l’identification qu’il souhaite pour lui-même ou à l’identification attendue par autrui, cela même dans un rituel de séduction. Nous ne négligerons pas dans la suite de nos études cette particularité du corps social, bien sûr siège d’une identité, mais également producteur de cette dernière.
M. Duflos-Priot, Le maquillage, séduction protocolaire et artifice normalisé, op. cit.
P. Bourdieu, Remarques provisoires sur la perception sociale du corps, op. cit..55
Les exemples quant à ces identifications corporelles produites sont nombreux, nous passerons volontairement sur l’historique du tatouage ou encore du maquillage, qui font l’objet déjà de nombreuses études, historiques, socio-historiques ou purement sociologiques. Nous nous en tiendrons ici au fait de connaître et de reconnaître cette possibilité de l’individu d’agir sur son corps, en réponse certes à des injonctions en cours dans la société considérée, mais toutefois choisie.
Ibid.
Or, c’est sans compter parfois sur l’absence de connaissances pour cette reconnaissance, qui a pu donner lieu, à la place d’une modification réussie et d’une interprétation tronquée, à un renforcement de la différence. Ainsi donc, il y aurait celles qui « trichent », à dessein, et qui laisseraient voir, paradoxalement, toute l’étendue des marqueurs sociaux qui ne codent pas à leur avantage (social), à travers leurs essais de modifications.
J. Berthelot, Corps et société. Cahiers internationaux de sociologie, 74, n°. 2 (1983) 199-131
P. Bourdieu, Le sens pratique (Paris : Seuil, 1980)
Habitus : système de goûts ou de dispositions acquis, commun à un groupe d’agents, qui vont alors donner la même signification à leur pratique. Rendant le monde alors sensé et lisible, l’habitus permet à l’agent de justifier ses pratiques, alors naturalisées et paraissant évidentes.
Hexis corporelle : ensemble de dispositions pratiques corporelles liées à un habitus, « l’habitus fait corps ». Ces dispositions ne sont pas naturelles mais construites et tiennent leur logique du contexte social dans lequel elles sont inscrites.
Schème de perception : module logique qui substitue dans la pensée de l’acteur, un objet sensé et socialisé, à un objet réel et neutre. Le genre est un exemple de catégorie sociale qui permet de penser les objets.
Schème moteur : module logique qui génère un comportement de l’acteur adéquat à ce qui est attendu par le contexte social dans lequel il est inscrit. Il fait suite aux schèmes de perceptions qui auront classé la situation donnée au préalable.
Ibid. 111
E. Goffman, Les rites d'interaction, op. cit.
P. Bourdieu, Le sens pratique, op. cit.
J. Baudrillard, La société de consommation (Paris : Gallimard, 1970)
N. Elias, La société des individus, op. cit.
G. Boëtsch & D. Guilhem, Rituels de séduction. Hermès, n°. 43 (2006) 179-188
J. Rivière, La féminité en tant que mascarade, op. cit., cité par G. Boëtsch & D. Guilhem, Rituels de séduction, op. cit.