L’univers tout entier est organisé semble-t-il autour de deux groupes majeurs : mâles et femelles. Ainsi, tant en biologie qu’en mécanique ou encore en électricité, avons-nous pour coutume d’entendre et de comprendre toute « paire », tout binôme d’éléments fonctionnant ensemble et ne pouvant fonctionner qu’ensemble (afin de produire ou de reproduire) comme un système de deux composantes, l’une mâle, l’autre femelle. Plus que logique, quasiment naturelle, cette différenciation opère donc dans un nombre de cas impossibles à répertorier exhaustivement ici. Si l’on peut comprendre la métaphore pour certains domaines, du mâle et de la femelle, en ce que deux éléments viendraient se superposer, s’emboîter, se compléter pour permettre le bon fonctionnement d’un appareil électrique par exemple, l’on admettra plus difficilement que c’est pour cette même métaphore structurale que l’on utilise la même différenciation au quotidien, socialement, entre les hommes et les femmes. Pour ainsi dire, rares sont les situations dans le quotidien contemporain des hommes et des femmes qui justifient un rappel permanent de cette complémentarité formelle assurant le bon fonctionnement des appareils. Cette cosmologie sexualisée soulignée par Bourdieu également dans son étude de la société kabyle87 est toute aussi prégnante dans l’organisation de nos sociétés occidentales, où la différenciation entre les sexes divise le monde en deux entités hiérarchisées, si nous considérons le patriarcat en tant que facteur d’organisation lui-même. Passée cette observation, force est de constater, comme nous l’avons déjà souligné, que
‘« l’individu, en même temps qu’il naît dans telle ou telle famille qui le socialisera selon ses goûts, dispose d’une identité sexuée »88 ’Le corps, porteur de marqueurs sociaux et culturels, serait donc doté d’autres signes permettant une nouvelle différenciation des individus s’il en est de plus marquante, celle de la distinction sexuelle. Tandis que nous pourrions nous appuyer pour organiser la société sur toute autre différence (d’un côté les blonds, de l’autre côté les bruns, ce qui au passage, délaisserait une grande quantité d’individus au banc du groupe), il apparaît dans le paysage social que nombre de situations sociales justifient une organisation basée sur la différenciation sexuelle. Goffman part lui-même de ce constat, sans identifier les raisons d'une telle différenciation, il invoque l'importance de la considérer dans le champ des études d'interaction, et nous le supposons dans les études de représentations:
‘« Dans la mesure où l’individu élabore le sentiment de qui il est et de ce qu’il est en se référant à sa classe sexuelle et en se jugeant lui-même selon les idéaux de la masculinité (ou de la féminité), on peut parler d’une identité de genre. Il semble que cette source d’auto-identification soit l’une des plus profondes que nous propose notre société, peut-être davantage encore que la classe d’âge ; et sa perturbation ou sa transformation ne peuvent jamais être envisagées comme une affaire sans importance. »89 ’Marquée tout d’abord par les organes sexuels reconnus sur un corps et attribués à l’interprétation aux hommes ou aux femmes, l’identité sexuelle ne répond pourtant pas toujours à des évidences biologiques énoncées.
‘« L’expérience du travestissement ou de la transsexualité fait passer les caractéristiques biologiques après l’identité sociale, et les travaux ethnologiques ont montré que l’adéquation entre sexe est genre n’est pas automatique »90 ’Detrez poursuit cette affirmation dans une de ces notes qu’il est accordé au sud de Soudan chez les Nuer, que pour être considérée femme, la dite femme doit avoir des enfants et que la femme stérile quant à elle est considérée comme homme, et se doit de prendre épouse pour être considérée comme le père des enfants de cette dernière. Si l’on s’en tient à cette note, discrètement rapportée pour l’exemple chez cette auteure, nous devons toutefois nuancer l’argument qui se veut aller dans le sens d’une discontinuité entre sexe et genre. Car en effet, dans cet exemple, la femme-mère semble plutôt être l’avènement de la femme sexuée et donc à laquelle on attribue le genre féminin, au détriment de la femme-non mère, qui se retrouve inutilement sexuée voire asexuée et donc reléguée au statut d’homme. Ainsi, nous devrons faire la preuve d’une éventuelle asymétrie entre sexe et genre par un autre biais.
Bourdieu va au-delà de cette différenciation et de cette distinction entre deux corps sexuellement identifiés et note alors que la division constitutive de l’ordre social s’observe en tous lieux et trouve dans le corps, un lieu alors « naturel » d’expression.
‘« Les divisions constitutives de l’ordre social et, plus précisément, les rapports sociaux de domination et d’exploitation qui sont institués entre les genres s’inscrivent ainsi progressivement dans deux classes d’habitus différentes, sous la forme d’hexis corporelles opposées et complémentaires et de principe de vision et de division qui conduisent à classer toutes les choses du monde et toutes les pratiques selon des distinctions réductibles à l’opposition entre le masculin et le féminin »91 ’Pour en revenir aux marqueurs sexuels, nous nous accordons sur une description malgré tout biologique et médicale, non pour en assurer la pérennité et le caractère infalsifiable, mais plutôt pour mieux saisir, ce qui dans l’imaginaire collectif, dans la société, dans les institutions, a pu permettre la différenciation sexuelle et l’organisation de la société autour de cette différenciation.
‘« La division entre les sexes paraît être « dans l’ordre des choses », comme on dit parfois pour parler de ce qui est normal, naturel, au point d’en être inévitable : elle est présente à la fois, à l’état objectivé, dans les choses (dans la maison par exemple, dont toutes les parties sont sexuées), dans tout le monde social et, à l’état incorporé, dans les corps, dans les habitus des agents, fonctionnant comme systèmes de schèmes de perception, de pensée et d’action »92 ’Bourdieu93 soulève la problématique de la différenciation sexuelle et de l’établissement des catégories de genre en invoquant le caractère social d’une telle division, et en critiquant de façon permanente la naturalisation qui vise à justifier traditionnellement le caractère inévitable d’une telle distinction. Il ajoute dans ses analyses de nombreux arguments tendant à démontrer que le corps et ses marqueurs sexuels ne sont pas à considérer comme à « l’origine » des distinctions, mais qu’ils prennent valeurs de « justification » à la construction de la domination masculine. Si nous pouvons donc, par le biais d’une observation des organes sexuels, déterminer dans un premier temps le sexe d’un individu, son identité, quant à elle et sa place dans la société, ne sont déterminées qu’après l’interprétation de cette observation, dans un schème de perceptions construit socialement et culturellement.
‘« Le monde social construit le corps comme réalité sexuée et comme dépositaire de principes de visions et de division sexuants. Ce programme social de perception incorporé s’applique à toutes les choses du monde, et en premier lieu, au corps lui-même, dans sa réalité biologique : c’est lui qui construit la différence entre les sexes biologiques conformément aux principes d’une vision mythique du monde enracinée dans la relation arbitraire de domination des hommes sur les femmes, elle-même inscrite, avec la division du travail, dans la réalité de l’ordre social. La différence biologique entre les sexes, c'est-à-dire entre les corps masculin et féminin, et tout particulièrement, la différence anatomique entre les organes sexuels, peut ainsi apparaître comme la justification naturelle de la différence.»94 ’A l’observation du corps humain, nous pouvons établir en fonction de ses organes sexués, si l’individu est de sexe masculin ou de sexe féminin, ultime et première information quant à l’identité de l’individu, qui se trouvera déterminer la façon dont il est nommé, la façon dont il sera éduqué, et qui se retrouvera consignée dans toutes les administrations nécessitant l’identification d’un individu. Avant l’âge donc, c’est bien l’attribution d’un sexe ou d’un autre qui viendra organiser, d’abord le parcours de l’individu mais également l’ensemble de la société. A ces marqueurs sexuels seront donc associés une identité sexuelle et au-delà de celle-ci, un ensemble de pratiques « sexuelles sexuées » inhérentes à la nécessité de reproduction de l’espèce. Presqu’instinctive alors, la différenciation sexuelle ? Ainsi les individus caractérisent autrui par une identité sexuelle en premier ordre, pour s’assurer, au-delà de la potentialité d’une reproduction de l’espèce, une reproduction de « l’ordre des choses. » C’est dans l’acte de nomination et donc dans l’acte de discours que cette identification prend forme et donne matière aux processus de significations précédemment décrits. Derrida95 en philosophie, repris par Butler96, insiste sur ce caractère déterminant voire performant de la nomination, et Houdebine97, par des approches linguistiques de cette forme d’adresse entre individus qu’est le langage, détaille à son tour le caractère performant d’une série de règles langagières qui régissent et organisent l’ordre des choses à leur tour, poursuivant entre autres l’annexion du féminin au masculin/. L’identification et la nomination d’un individu par un interlocuteur procédant à une forme de catégorisation des marqueurs participent donc pleinement, de façon performative, à l’élaboration même de l’identité de cet individu. La reconnaissance des marqueurs sexuels contribue donc à identifier et à nommer l’individu, et c’est de ce processus qu’une assignation de rôles sexuellement différenciés peut alors se produire. Partageant les mêmes catégories de représentations, l’identifié et l’identifiant peuvent ainsi se reconnaître comme appartenant ou non au même groupe, celui des hommes ou celui des femmes, et adopter ce faisant, les comportements conformes à leur identité sexuelle. Ce processus d’identification et de différenciation a trouvé raison d’être dans une forme de naturalisation des échanges humains, permettant donc de trouver sa « correspondance » sexuelle pour une éventuelle aptitude à la reproduction de l’espèce. Ainsi mâles et femelles devraient bien se reconnaître et s’organiser pour reproduire, au moins, l’ordre des choses.
Nous notons sans difficultés, à la simple organisation de nos quotidiens, que la simple condition de reproduction nécessaire de l’espèce ne suffit pas à caractériser l’ensemble de nos pratiques et de nos interactions, et que nombre de rituels entre hommes et femmes ne découlent pas directement de cette contingence98. Aussi, les marqueurs sexuels même clairement identifiés par la médecine et par la biologie, et clairement énoncés comme différenciateurs pour deux catégories universelles, ne suffisent-ils pas toujours à prendre en compte l’ensemble des marqueurs. De la même façon que nous laisserions bon nombre de nos semblables au banc du groupe si nous organisions la société autour de deux sous-groupes de blonds et de bruns, nous écartons par une organisation autour des marqueurs sexuels, nombre de nos semblables au banc de la société.
‘« [...] ce sont les différences visibles entre le corps féminin et le corps masculin qui, étant perçues et construites selon les schèmes pratiques de la vision androcentrique, deviennent le garant le plus parfaitement indiscutable de significations et de valeurs qui sont en accord avec les principes de cette vision : ce n’est pas le phallus (ou son absence) qui est le fondement de cette vision du monde, mais c’est cette vision du monde qui, étant organisée selon la division en genres relationnels, masculin et féminin, peut instituer le phallus, constitué en symbole de la virilité, du point d’honneur (nif) proprement masculin, et la différence entre les corps biologiques en fondements objectifs de la différence entre les sexes, au sens de genres construits comme deux essences sociales hiérarchisées. [...] Le travail de construction symbolique ne se réduit pas à une opération strictement performative de nomination orientant et structurant les représentations, à commencer par les représentations du corps (ce qui n’est pas rien) ; il s’achève et s’accomplit dans une transformation durable des corps (et des cerveaux), c'est-à-dire par un travail de construction pratique imposant une définition différenciée des usages légitimes du corps, sexuels notamment, qui tend à exclure de l’univers du pensable et du faisable tout ce qui marque l’appartenance à l’autre genre – et en particulier toutes les virtualités biologiquement inscrites dans le « pervers polymorphe » qu’est, à en croire Freud, tout jeune enfant -, pour produire cet artefact social qu’est un homme viril ou une femme féminine »99 ’Ces deux assertions de Bourdieu nous amènent à considérer les possibles transgressions par lesquelles, par exemple, un corps sexuellement masculin s’approprierait des usages du corps caractérisant la féminité. Dans un tel cas, le genre ne serait pas définissable d’après l’attribution naturelle d’un sexe mais se trouverait troublé par un ensemble de pratiques marquant l’appartenance à un autre genre ; l’individu dans un tel cas ne produirait et ne reproduirait pas l’artefact socialde l’homme viril ou de la femme féminine. La notion de genre utilisée ici par Bourdieu est née bien avant, du constat de cette possible transgression dans les pratiques de genre, et c’est la médecine qui institue en premier lieu la notion de genre, afin de proposer une explication moderne à cette exception, qui viendrait néanmoins dans un premier temps, confirmer la règle.
P. Bourdieu, La Domination masculine, op. cit.
C. Détrez, La construction sociale du corps, op. cit. 148
E. Goffman, L'arrangement entre les sexes, op. cit. 48-49
C. Détrez, La construction sociale du corps, op. cit. 149
P. Bourdieu, La Domination masculine, op. cit. 49
Ibid. 21
Ibid.
Ibid. 23
J. Derrida, L'animal que donc je suis (Paris : Éditions Galilée, 2006)
J. Butler, Giving an Account of Oneself (New York : Fordham University Press, 2005)
A. Houdebine-Gravaud, Trente ans de recherche sur la différence sexuelle, ou Le langage des femmes et la sexuation dans la langue, les discours, les images. Langage et société, 106, n°. 4 (2003) 33
Enfin, il me semble en tout cas rassurant d’y songer ainsi.
P. Bourdieu, La Domination masculine, op. cit. 9