Foucault100 a noté que les institutions disciplinaires opéraient des processus de normalisation, de contrôle des corps et de la sexualité, théorie que nous pouvons justifier par les diverses « évolutions » de la médecine, qui voulant s’appuyer sur et seulement des marqueurs sexuels identifiés, a chercher à établir une forme de vérité du sexe. C’est dans cette perspective que la médecine a cherché à rétablir, chez les hermaphrodites, une relation entre sexe, genre et sexualité, permettant d’inscrire le corps dans une organisation normée et « normalisatrice ». Or, c’est toutefois également à la médecine que nous devons l’apparition de la notion nouvelle de genre dans ses considérations quant à l’identité sexuelle. C’est donc d’abord dans une volonté explicative d’une forme d’anormalité, que la médecine, à la fin des années 40 a élaboré cette nouvelle catégorie. Bien-sûr il y a eu avant cela la catégorie du « troisième sexe », qui même nommée, n’était pas pour autant incluse dans la société, car le troisième sexe, à juste titre, n’est ni homme ni femme et non pas mi-homme mi-femme. Le mot « gender » donc, énoncé en premier lieu dans la thèse doctorale de Money en 1947101, se fait « l’outil d’une rationalisation du vivant dont le corps n’est que le paramètre »102. Le terme de genre vient donc désigner le « sexe psychologique » qu’il est donc de rigueur de rétablir en utilisant de nouvelles technologies (hormonales entre autres et chirurgicales par ailleurs) pour modifier le corps, le réguler en fonction d’un idéal qu’il doit être, soit masculin soit féminin. S’il faut ensuite attendre les premiers discours en sociologie (notamment de la part des féministes) pour voir renaître ce terme sous d’autres considérations, nous notons toutefois que c’est la médecine et à l’appareil répressif comme l’entend Foucault, que l’on doit donc la notion de « gender ».
Par la suite les Gender Studies, corolaires aux Cultural Studies, abordent la notion de genre, non plus dans les perspectives premières de la médecine hygiéniste mais pour en définir l’impact social et pour étudier sur le terrain des interactions et des relations homme-femme, la fonction d’une telle attribution de genre dans l’organisation de la société. Il est donc question de découvrir les effets sociaux d’une telle différence sexuelle, et ce qui est social, n’est donc plus le sexe, mais le genre. Par là-même, il n’est plus question de raisonner dans les Gender Studies, en termes d’essence notamment pour les femmes, mais plutôt en termes d’effets de sens.
‘« Pareil vocabulaire aurait l’immense avantage d’inviter à penser en termes de processus et non de substances, de suggérer que le genre est la résultante de rapports sociaux complexe, une catégorie sans cesse objectivement et subjectivement « travaillée ». »103 ’Les marqueurs de genre, à la différence donc des marqueurs sexuels, ne seraient pas à identifier seulement sur un corps inerte donné à l’observation pour l’identifier sommairement en tant qu’appartenant aux groupes des mâles ou aux groupes des femelles, mais ces marqueurs se situeraient à la frontière du corps et de ses représentations, dans l’action et les postures, non plus seulement dans l’apparence, mais pourtant énoncés et interprétés, portés par le corps, mais surtout par la société.
‘« La division par sexes est une division fondamentale qui a grevé de son poids toutes les sociétés à un degré que nous ne soupçonnons pas. Notre sociologie, sur ce point, est très inférieure à ce qu’elle devrait être. »104 ’Si Mauss ici parle encore de division par sexes, nous sommes amenés à comprendre, au travers des Gender Studies qui ont suivi cette proposition, que déjà il était question d’une structuration sociale de cette division, opérant bien davantage que les marqueurs sexuels physiques et biologiques. C’est dans cette interprétation du monde divisé, que le symbolique prend le relais du biologique, du naturel, comme pour produire une métaphore dans l’imaginaire social, capable de permettre l’imitation et la reproduction de cette organisation par les individus. Opérateur de classement pour Bourdieu105 et pour Héritier106, la division sexuelle et les associations symboliques qui en découlent, alimentent des représentations de genres, qui vont opérer à leur tour, tout comme les différenciations sociales et culturelles vues précédemment, comme un système de jugement dans l’identification d’un individu.
Les marqueurs de genre sont donc les marqueurs sociaux les plus pertinents dans le cadre de notre définition de « marqueurs ». Ils importent dans la mesure où ils sont interprétés par un corps pour le regard d’autrui, dans un contexte socioculturel défini, où les interactions mises en scènes, demandent aux individus de produire et reproduire des techniques de corps qui répondraient d’une façon stratégique pour Goffman107 ou par habitus selon Bourdieu108, à la situation donnée. La société attend donc d’un corps qu’il « parle » les marqueurs de genre adaptés à ses marqueurs sexuels, comme pour produire dans son langage, une cohérence propice à l’identification, à la reconnaissance et à la distinction.
Dans les études d’interactions de Goffman et dans son approche des relations, des arrangements entre les sexes109,l’auteur propose une illustration pertinente de rapports sociaux prédéfinis par la présence de marqueurs sexuels et de marqueurs de genre propices à identifier l’homme et la femme. Il y est alors très intéressant de découvrir la description d’une mise en scène qu’il nomme dispositif de cour :
‘« D’ordinaire, faire la cour va signifier qu’un homme qui était dans des rapports distants parvient à se rapprocher, ce qui veut dire que son acte d’évaluation - ses œillades – constitue la première étape de la réalisation de la cour. Et aussi que la bienséance aura un rôle important à jouer ; car l’homme, comme la femme, vont agir comme si celle-ci n’était pas consciente du fait qu’elle a provoqué une évaluation (et si elle est positive d’avoir éveillé un intérêt d’ordre sexuel) [...]. »110 ’Outre l’évaluation dont il question ici, l’on remarque dans la description que ce sont bien les corps, en entier, leurs marqueurs et leurs postures qui vont alimenter la scène et le jeu des personnages en situation. S’agissant des mêmes dispositions au jugement que Duflos-Priot111 nous a décrites en définissant les effets de l’apparence, Goffman rajoute à ce jugement entre homme et femme, un intérêt d’ordre sexuel. Nous retrouvons ici une synthèse efficace donc entre marqueurs sexuels et marqueurs de genre, une congruence idéale entre ces deux types de marqueurs, à partir de laquelle la mise en scène et le jeu des personnages en présence trouve sa justification.
Nous avons vu la notion de genre au travers de la sociologie, en situant les marqueurs de genre comme opérateurs et organisateurs des rapports sociaux. En outre, il est nécessaire de noter que la psychanalyse est tout à fait productive pour l’étude du genre, notamment au travers des récits rapportés des patients et des patientes, qui, selon les problématiques du corps établies par Freud tout au long de son œuvre (variantes multiples autour de la castration principalement, pour les hommes comme pour les femmes d’ailleurs) traduisent à leur tour toutes les asymétries possibles entre pratiques sexuelles, identités sexuelles, identités de genre. A l’épreuve de la biologie, de la sociologie, de la psychanalyse et de la linguistique, le genre et les marqueurs de genre ont été à la source de nombreux débats, qui encore aujourd’hui restent ouverts.
M. Foucault, Les Anormaux. Cours au collège de France (1974-1975) (Paris : Seuil, 1999)
J. Money, J. G. Hampson & J. L. Hampson, Hermaphroditism : Recommendations concerning assignment of sex, change of sex and psychologic management. Bull John Hopkins Hospital, 97 (1955) 284-300
H. Rouch, E. Dorlin, D. Fougeyrollas-Schwebel & Collectif, Le corps, entre sexe et genre (Paris : L'Harmattan, 2005)
C. Guionnet & E. Neveu, Féminins/Masculins : Sociologie du genre (Paris : Armand Colin, 2004) 9
M. Mauss, Cohésion sociale et division de la sociologie. Dans Oeuvres, vol. 3, Éditions de Minuit. (Paris, 1969) 11-27
P. Bourdieu, La Domination masculine, op. cit.
F. Héritier, Masculin/Féminin : Tome 1, La pensée de la différence (Paris : Odile Jacob, 2008)
E. Goffman, Les rites d'interaction, op. cit.
P. Bourdieu, Le sens pratique, op. cit.
E. Goffman, L'arrangement entre les sexes, op. cit.
Ibid. 62
M. Duflos-Priot, Le maquillage, séduction protocolaire et artifice normalisé, op. cit.