Le corps ainsi identifié socialement, culturellement et sexuellement, est également identifié en termes de genre. Nous l’avons vu, l’identité sexuelle est une identité toute particulière qu’il convient de resituer en connaissance des pratiques sexuelles de l’individu et non seulement de ses attributs sexuels physiques. Ainsi nous ne pouvons lui accorder le statut de marqueur social et culturel du corps, à l’instar du genre, qui lui, traduit dans des techniques du corps, dans des rituels et dans les mises en scènes, figure parmi les indices que le corps social peut fournir. Il nous reste donc à composer cette identité sociale de l’individu avec les marqueurs de genre. Ce marqueur, comme les marqueurs sociaux et culturels, est interprété pour l’identification d’un individu au travers de son apparence, en mobilisant les représentations sociales en cours pour la production de signification. En d’autres termes, la classe, la culture et le genre sont donc trois éléments sociaux influençant la production d’une identité et participant à l’élaboration d’un jugement quant à l’individu concerné.
Reprenant la double fonction des marqueurs sociaux, nous pouvons donc dégager que l’identité de genre est elle aussi produite par une société, dont le corps se trouve être le récepteur et à son tour, après avoir intériorisé un système de normes spécifiques, se trouve être le producteur. C’est dans cette perspective que les propos de Simone de Beauvoir font écho lorsque dans Le deuxième sexe, elle énonce :
‘« On ne naît pas femme, on le devient. »112 ’L’identité « féminine » pour ainsi dire, ne serait donc pas une essence, pas une substance 113 pas plus qu’une somme de comportements innés dictés par des caractères biologiques précis, mais tout à fait une identité sociale construite, produite et répétée par une société où éducation et mimétisme sont les deux moyens par lesquels enfants puis adultes se forment à devenir des individus du groupe.
Or, si nous voulons approcher l’identité de genre, nous ne pouvons y accéder si rapidement, en omettant la difficulté à peine dépassée encore aujourd’hui, de produire des discours traitant du genre dépassant la naturalisation de la différence sexuelle. Il est donc dans une telle perspective de naturalisation des différences, difficile d’aborder une problématique du genre et une identification sociale du genre, si la question en elle-même n’en est pas une. De Beauvoir produit pour cela dans les premiers chapitres de Deuxième Sexe une très longue liste d’arguments tendant à dénaturaliser l’identité de genre au profit d’arguments dans les chapitres suivants exposant son caractère éminemment social et insidieusement masculin.
C’est donc au militantisme féministe que nous devons les premières problématisations du genre, qui, en tant que sujet et objet même du problème étaient bien alors les seules à pouvoir l’ignorer plus longtemps. Tout comme la notion de genre émane suite à la reconnaissance d’une « anormalité » chez les patients examinés et jusque là non assimilés à un groupe de la société reconnu, sa mise en perspective dans le champ des sciences sociales émane de la reconnaissance d’une « anormalité » par les femmes quant à leur statut, jusque là non assimilées à un groupe de la société reconnu. Ainsi donc, nous avons dit auparavant, et peut être de façon anticipée que les Gender Studies avaient permis la problématisation du genre en tant que facteur organisationnel de la société, mais c’était sans vouloir ôter aux Women Studies leur caractère de précurseur dans le champ des sciences sociales. C’est à la suite de ces études d’abord opérationnelles quant à l’étude des femmes, que les Gender Studies ont formé un courant, d’abord inspiré d’un modèle anglo-saxon donc, avant d’arriver jusqu’en France. Ce courant a permis de penser le genre dans un ensemble, dans un système, plus que seulement dans une étude symétrique et comparative des femmes par rapport aux hommes. La notion de genre intervient donc particulièrement dans un schème interactionniste et structural pour comprendre l’organisation de la société, et dans ce type de travaux, seront étudiés les rapports instaurés et l’organisation plus générale de la société qui en découle. L’insistance donc est faite sur le « caractère relationnel » qui se trouve à l’origine des constructions des identités d’hommes et de femmes114.
‘« Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. »115 ’Ici, l’auteure nomme le féminin, et il est aisé de comprendre, que dans une telle définition du féminin, les femmes elles-mêmes aient quelques prédispositions à l’étude de ce qui a permis une telle représentation de la femme. Genre et identité s’articulent donc majoritairement comme genre féminin et identité, dans la mesure où l’identification sociale de la femme est ainsi faite. L’identité de genre et les problématiques qu’elle soulève, l’articulation de ces deux notions, genre et identités, sont donc intégrées historiquement au féminisme et aux débats quant au statut social des femmes. Si identité et genre posent problème, en d’autres termes, c’est à cause des femmes, c’est même la cause des femmes.
Enfin, la psychanalyse comme nous l’avons énoncé précédemment participe également, au travers des lectures de Freud et de Lacan, de la problématisation du genre en illustrant la construction symbolique des identités de genre des sujets.
‘« Ce que nous voyons c’est qu’une dissymétrie essentielle apparaît au niveau du signifiant, au niveau du symbolique. Et il n’y a pas, dirons-nous, à proprement parler du sexe de la femme comme tel ; la symbolisation en tous cas n’en est pas la même, n’a pas la même source, n’a pas le même mode d’accès que la symbolisation du sexe de l’homme ; et ceci pour une raison qu’il ne faut pas même chercher au-delà de ce quelque chose de simple, c’est que l’imaginaire ne fournit qu’une absence là où il y a ailleurs un symbole très prévalent, que c’est de la prévalence de la Gestalt phallique que dépend quelque chose d’essentiel dans ce qui force la femme, dans la réalisation du complexe œdipien, à ce détour à l’identification au père, qui est tout à fait dissymétrique pour rapporter ce qui se passe chez le garçon, et la force à prendre les mêmes chemins que le garçon pendant un temps. L’accès de la femme au complexe œdipien se fait du côté du Père. C’est son identification imaginaire qui se fait en passant par le père, exactement comme chez le garçon. Et elle le fait précisément en fonction d’une prévalence de la forme imaginaire, mais en tant qu’il est pris lui comme élément symbolique central de l’œdipe. »116 ’La psychanalyse apporte donc ses connaissances propres au terrain de l’étude du genre féminin, et nous noterons particulièrement ici dans les propos de Lacan le caractère relatif de l’identité de la femme, relatif à l’homme, au sexe de l’homme, enfin, au père. Nous le voyons donc, c’est dans une conception de la socialisation de la femme et dans son évolution au sein des sujets masculins que son identification prend place. C’est dans l’étude de cette socialisation particulière en tant que processus interactif permanent que nous pouvons au mieux saisir ce qui participe de la construction d’une identité de genre.
S. De Beauvoir, Deuxième sexe : L'expérience vécue (Paris : Gallimard, 1949) 13
C. Guionnet & E. Neveu, Féminins/Masculins : Sociologie du genre, op. cit.
Ibid.
S. De Beauvoir, Deuxième sexe : L'expérience vécue, op. cit. 13
J. Lacan, Les psychoses, 1955-1956, vol. 3 (Paris : Seuil, 1981)