1.2.3 « Se donner un genre ».

Si le genre comme nous l’avons vu est une construction sociale et culturelle inhérente à une société donnée, qu’il participe de l’identité des individus et qu’il est un marqueur opérant dans la division structurelle de la société, alors il est intéressant d’aborder les possibilités, comme pour les autres marqueurs, de modifier ce marqueur, au profit d’une identification visée par l’individu ou encore attendue dans une interaction. Tout comme nous avons abordé les variations autour du corps et montré en partie les possibilités d’adaptation stratégique des personnages dans une interaction, nous pouvons évoquer les mêmes adaptations concernant les marqueurs de genre. Ainsi donc, les postures de corps associées symboliquement à tel ou tel statut social ou à telle ou telle cultures peuvent être jouées par les individus, selon leur propre évaluation de la situation, il en est de même avec les comportements de genre. A ce détail prêt que les premières études portant sur cette adaptation ont d’abord montré que celle-ci, avant d’être un choix stratégique, faisait écho à une forme d’injonction de la société, à se reconnaître dans un genre ou dans un autre, en fonction de ses marqueurs sexuels.

Nous distinguerons ici deux types d’adaptation du genre à l’individu et donc de son corps à son identité voulue : l’adaptation superficielle, ou de surface, qui ne nécessite par de transformations chimiques ou chirurgicales du corps, et l’adaptation irréversible, qui quant à elle fait appel à des technologies et non plus des techniques du corps.

Le Breton définit lui-même deux niveaux en jeu dans la production du corps et de ses significations, niveaux non équivalents du point de vue des traitements et des éventuelles adaptations à l'environnement:

‘« L’apparence corporelle répond à une mise en scène pour l’acteur, touchant la manière de se présenter et de se représenter. Elle englobe la tenue vestimentaire, l a manière de se coiffer et d’apprêter son visage, de soigner son corps, etc., c’est-à-dire un mode quotidien de se mettre socialement en jeu, selon les circonstances, à travers la manière de se montrer et un style de présence. Le premier constituant de l’apparence répond à des modalités symboliques d’organisation sous l’égide de l’appartenance sociale et culturelle de l’acteur. Celles-ci sont provisoires, largement dépendantes des effets de mode. En revanche, le second constituant concerne l’aspect physique de l’acteur sur lequel ce dernier ne dispose que d’une étroite marge de manœuvre : taille, poids, qualités esthétiques, etc. [...]Cette pratique de l’apparence, dans la mesure où elle se donne à l’appréciation des témoins, se transforme en enjeu social, en moyen délibéré de diffuser une information sur soi comme l’illustre aujourd’hui l’importance prise par le look dans le recrutement, la publicité ou l’exercice méticuleux du contrôle de soi»117

L’adaptation de surface est une adaptation de techniques du corps, de comportements de genre, acquises pour un individu, par imitation du genre recherché dans l’identification. Ainsi, un individu de sexe biologique masculin peut se mouvoir dans l’espace, avec des techniques du corps apparentées aux techniques féminines, et un individu de sexe féminin peut en faire de même avec les techniques et les comportements liés à l’identification masculine. Cette adaptation se joue comme une mise en scène des comportements de chacun des genres et n’induit pas une modification irréversible du corps et de ses marqueurs sexuels. Nous ne traiterons pas ici de l’interprétation qui se peut problématique dans l’interaction, toutefois, nous ne parlerons pas non plus de confusion des genres. Car il n’est pas là un genre confus, mais seulement un genre qui n’obéit pas aux représentations sexuelles genrées en place dans la société. Seulement nous y voyons une complexification des rapports sexes-genres, où l’assemblage homme-masculin et femme-féminine laisse place à deux assemblages supplémentaires homme-féminin et femme-masculine. L’on peut citer pour exemple, les dandys ou les garçonnes, deux courants d’inversion du genre, où l’adoption de postures caractéristiques du genre opposé au sexe biologique était de mise (les cheveux de garçonnes se portaient courts, les dandys investissaient les détails de leur parure et de leur présentation). Cet exemple d’ailleurs, renforce notre idée que le genre est une véritable construction sociale fluctuante, car si l’on s’en tient à ces garçonnes et à ces dandys, qui pourrait aujourd’hui identifier une femme aux cheveux courts comme du genre masculin et à un homme ayant quelque peu le souci du détail dans sa présentation au genre féminin ? Bref, cette première option pour l’adaptation du corps à un genre, demeure l’option que nous qualifions donc de superficielle, en ce qu’elle est réversible et essentiellement sociale et culturelle.

La deuxième option, quant à elle irréversible, même si elle n’en demeure pas moins sociale et culturelle, réside dans les possibilités techniques et scientifiques de donner au corps biologique, de nouveaux marqueurs sexuels codant pour un genre déterminé ou encore d’en restaurer une partie qui aurait, par accident ou par maladie déserté le corps. Ainsi, nous reconnaissons dans ces modifications possibles, les technologies permettant l’accroissement de la poitrine, ou encore l’ablation d’un pénis pour la reconstruction d’un vagin, et réciproquement, mais nous y reconnaissons aussi les techniques chimiques hormonales, tendant à modifier la pilosité ou encore la croissance de la poitrine. L’existence même de ces modifications irréversibles du corps nous amène à reconnaître toute l’importance des marqueurs de genre sur ce corps social.

C’est en effet le corps qui dans ces deux cas, est à nouveau le siège de transformations et c’est dans lui que réside la possibilité de nuancer le genre. Fournier118 note dans ses travaux sur le corps, qu’un passage est effectué du corps-objet au corps-sujet. Si Durkheim, comme Caune119 l’évoque, considérait que le corps ne pouvait être objet de sociologie mais qu’il devait ses études seulement à la médecine et à la biologie, Fournier120 démontre que le corps pour nombre de sociologues est aujourd’hui un « analyseur de la vie sociale ». Elle évoque pour l’époque contemporaine et pour tous sexes et tous genres confondus cette fois, une « sacralisation du corps ». Associé pour elle à la chute des grandes institutions à la fin du 20e siècle qui conféraient à chacun son identité, ce changement de statut de corps est alimenté par une évolution des techniques. Techniques non plus seulement traditionnelles et dictées par la société, les nouvelles techniques du corps répondent selon elle, aux caractères d’un corps « emblème de soi ».

Nous n’avons pas ici traité de deux autres concepts que nous voyons pourtant associés régulièrement dans les discours au corps : le charme et la beauté. Et pour cause, les débats sont encore vifs quant aux définitions possibles de ces deux notions. Si Bourdieu voit dans le charme encore une capacité de l’individu à maîtriser son apparence, c'est-à-dire à imposer en tant que représentation objective à autrui la représentation en image qu’il aurait lui-même souhaité pour sa personne, d’autres n’y accordent pas l’intérêt de l’attitude codifiée de la séduction. Si la séduction s’élabore en partie sur une mise en valeur du corps, le charme lui, semble encore être « l’intrusion d’une force étrangère mystérieuse dont on ne sait d’où elle vient et ce qu’elle a en tête »121. Il en va de même pour la beauté, et sans même procéder à l’approfondissement de l’ouvrage de Vigarello122, nous voyons simplement déjà dans le sommaire même de son approche historique, les caractéristiques sociales d’un tel jugement (jugement qui dépend d’un temps, d’un espace, d’une culture ...). Or, pris nous-mêmes dans les représentations en cours dans notre société, et sans le regard et le recul d’un historien, nous ne pouvons que nous accorder à trouver beau ce qui nous paraît pertinent dans notre champ, et le glissement vers des jugements esthétiques n’est pas ici recherché dans notre étude du corps.

Le corps, porteur de marqueurs sociaux, culturels, sexuels et de genre, est donc l’élément qui préside à toute interaction et à toute socialisation. Objectivé par le regard d’autrui dans le cadre d’une interaction, à la manière d’un langage, il vient donner des informations quant à l’identification de l’individu communiquant. Corps subi ou corps maîtrisé par la connaissance de ses représentations sociales et une réflexivité nécessaire au maintien de la représentation souhaitée ou attendue, le corps est à la fois illustration d’une identité et d’une société. Habitus ou parades, les comportements, les techniques du corps, qu’ils émanent d’une injonction, d’une répression, d’une séduction, opèrent dans l’identification de l’individu. Siège de l’individuel et de l’intime mais aussi du collectif et du social, le corps revêt les fonctions du langage en ce qu’il propose des séries de signifiants, agencés de façon variables, qui dans une langue commune et partagée par une culture et une société, opère à une organisation hiérarchisée des individus et parfois même à une véritable division.

Ce travail d’interprétation du corps et de ses signes, déjà fastidieux, se complexifie encore quand nous abordons les parures du corps, et avec elles, de nouveaux systèmes de signes.

Notes
117.

D. Le Breton, La sociologie du corps, op. cit. 97-98

118.

M. Fournier, Le corps, emblème de soi. Sciences Humaines (2002)

119.

J. Caune, Tout vient du corps (Présenté au Médiation du corps (24-25 novembre 2000), Grenoble : Université Stendhal et Pierre Mendès France (Grenoble 2), 2002)

120.

M. Fournier, Le corps, emblème de soi, op. cit.

121.

P. Sansot, J'ai renoncé à vous séduire (Paris : Desclée de Brouwer, 2002)

122.

G. Vigarello, Histoire de la beauté : Le corps et l'art d'embellir de la Renaissance à nos jours (Paris : Seuil, 2004)