2.1.1 La parure signifiante : un système de signes pour informer et communiquer.

Si les historiens se sont très tôt emparés des parures pour fournir des études illustrées des divers courants historiques, ils ont néanmoins cédé à la facilité de produire des descriptions en séries, sans pour autant prendre en compte la perspective institutionnelle du costume, comme le dénonce Barthes. « Le vêtement est objet à la fois historique et sociologique s’il en fût »126 et à chaque moment de l’histoire, il correspond à « cet équilibre de formes normatives » composant la structure sociale. C’est dans cette perspective que nous allons nous aussi considérer la parure, c'est-à-dire en dépassant ici le cadre d’une description historique de ses évolutions, qui d’ailleurs, ne sont des évolutions que dans la mesure où une perspective sociologique s’ajoute aux analyses. Au-delà donc d’un recensement de formes différenciées, de couleurs ou de matières, nous allons aborder les attributs externes du corps, comme un ensemble de signes, cette fois, facteurs de différenciation sociale et non plus seulement « visuelle ». Barthes127 évoque alors pour l’étude du vêtement, la nécessité de considérer, dans ses représentations, l’ensemble des signifiants et des signifiés ajustés en système, qui permettent une interprétation du vêtement ainsi que des postures adoptées pour le revêtir. Se basant sur un corpus d’images associées à une description littéraire, Barthes nous met sur la voie d’une reconsidération des représentations du vêtement et de la mode dans une perspective de production de sens, opérant une classification sociale et culturelle.

La parure en tant que signifiant participe de l’identification de l’individu, au titre qu’il vient composer son apparence et possiblement d’ailleurs, modifier l’interprétation des premiers marqueurs du corps. Afin de préciser les définitions de parure, vêtement, costume et habillement, nous nous appuierons à nouveau sur Barthes. En effet, reprenant les prémisses de l’étude du costume par les historiens, Barthes nous indique que l’on a voulu réserver le terme de vêtement aux faits de protection et celui de costume aux faits de parure. Dans cette précision, nous voyons alors que la parure est le lieu naturel d’expression du social dans les attributs externes du corps. Or, sans vêtements, point de parure. Barthes nous invite à dépasser ce débat, car « la tendance de toute couverture corporelle à s’insérer dans un système formel, organisé, normatif, consacré par la société » répond elle-même aux conditions de socialisation. Le vêtement, nous pouvons le dire ainsi désormais, apparaît prendre valeur de signes dans une représentation sociale. Et c’est en poursuivant la lecture de Barthes que nous pouvons également poser le costume comme un système de signes.

‘« C'est-à-dire comme une structure dont les éléments n’ont jamais une valeur propre, mais sont signifiants dans la mesure seulement où ils sont liés par un ensemble de normes collectives. »128

L’auteur nous propose alors d’étudier le costume et ses faits, en termes d’institution, en évacuant par là même les jugements esthétiques et les motivations psychologiques. C’est dans cette perspective que nous tenterons ici de procéder à l’étude du vêtement, pour ce qu’il a de collectif et de normé dans une société, ce qui logiquement, se retrouve dans ce qu’il peut y avoir d’individuel et de ritualisé. Au carrefour donc d’acte individuel et d’institution collective129, le vêtement est étudié, tout comme Bourdieu l’a fait pour le corps, comme un langage. Selon Barthes encore, le costume serait la langue tandis que la parole serait l’habillement. Le tout constitué du costume et de l’habillement prendrait le nom de « vêtement ». Nous trouvons là notre définition du vêtement, il s’agirait du costume, en ce qu’il a de social, en tant que fait de parure, ajouté à l’habillement, qui consisterait ici davantage à une pratique qu’à un élément. L’ensemble signifiant-signifié ainsi composé, le vêtement prend fonction d’un langage, qui à son tour, vient parler l’individu qui le parle. C’est donc en s’appuyant sur la définition du langage humain par Saussure130, que Barthes nous permet ici d’établir les fonctions du vêtement, telles que nous allons les étudier par la suite. Poussant la définition jusqu’au système vestimentaire, Barthes précise même que si l’acte d’habillement est comparé à l’acte de parole, alors ce fait peut avoir une signification morphologique, psychologique ou circonstancielle, et non sociologique. C’est donc en restreignant le cadre de ses études au fait de costume, que Barthes détermine le véritable objet sociologique selon lui131.

C’est dans cette même perspective que Barthes nous invite à considérer la signification du vêtement, en ce qu’elle croît à mesure que l’on passe de l’habillement au costume. Le costume ainsi fortement signifiant, à côté de l’habillement davantage expressif, vient se constituer en tant que relation entre son porteur et son groupe. Le vêtement ainsi considéré en fait social total132 en fait un champ sémiologique tout à fait propice à l’étude telle que nous souhaitons la mener. Ainsi, d’un point de vue méthodologique, Barthes propose la mesure du degré de participation au système et du degré d’intégration du porteur par rapport à la société dans laquelle il vit pour saisir les enjeux sociaux du fait de costume. Car si le vêtement agit comme un modèle social, Goffman nous dirait qu’il est à la source de conduites elles-mêmes standardisées et attendues, et que la participation et l’intégration s’identifient et se mesurent possiblement dans l’analyse de la « réponse » de l’acteur social en situation. D'autres faisant du fait de vêtement non plus seulement un fait social mais aussi un champ privilégié de la ritualité, nous sommes amenés à considérer le vêtement et ses représentations en tant que terrain propice à l'observation du social:

‘« Le vêtement a été toujours et partout un champ privilégié de la ritualité ; les exemples abondent dans tous les domaines. […] D’une part on observe la maintenance approximative d’un style classique (complet-veston chez les hommes, tailleur ou robe stricte chez les femmes) ; cela dans le milieu des cadres, pour diverses catégories d’employés et aussi dans la classe politique fort soucieuse de rigueur et de sobre élégance lors de ses prestations publiques. Comme si toute transgression ou différence avérée pouvait être périlleuse. On retrouve ici une des fonctions de la ritualité : la réassurance. [...] D’autre part, on constate une rupture, assez ambigüe, oscillant entre la transgression, la dérision et l’innovation à la fois en matière de vêtement, d’allure et de chevelure. »133

Les vêtements, évacuant dans le fait de costume les caractères nécessaires et purement fonctionnels de l’étoffe, constituent donc l’objet de nouvelles études sociologiques, et l’étude des usages, des pratiques, peut donc avoir lieu en parallèle des analyses descriptives formelles des parures. Waquet134 en abordant la mode au XVIIe siècle nous propose une approche des usages de la mode, à mettre en lien avec celle de l’évolution des mœurs d’Elias135 qui précise quant à lui l’émergence et les effets de l’étiquette dans l’organisation sociale. C’est donc en fournissant un recueil de littératures historiques pamphlétaires à l’égard de la mode, que Waquet parvient à démontrer les évolutions des représentations du vêtement et de ses pratiques au cours des siècles. De la folie à l’usage donc, les vêtements et certaines de leurs pratiques sont passés, par le biais de la socialisation, du statut de « folie » à un statut institutionnalisé, bousculant parfois brutalement un système de représentations en place, mais participant néanmoins à la mutation d’un imaginaire social. Pour la période contemporaine, Kauffman propose de s'intéresser au « look » pour mieux saisir les enjeux identitaires supportés par le corps, au travers du fait de vêtement :

‘« L’individu se donne à voir à autrui par ses apparences corporelles. Une description de type ethnographique permet de conclure à une montée des apparences, à la généralisation du règne du look et de la mode ; le corps est travaillé et mis en scène. Les vêtements notamment sont utilisés comme autant de signes arborant un affichage identitaire. »136

Le vêtement alors prend valeur de signe dans le système plus général composé du corps et de son costume. Communiquant et porteur d’informations, le vêtement en tant que langage, est à distinguer du corps, en ce qu’il devient alors purement social et culturel. En effet, si un déterminisme naturel biologique vient apporter aux corps une série de marqueurs, qui bien que modifiables et adaptables, demeurent tout à fait indépendants des stratégies d’un acteur, le vêtement quant à lui, a de signifiant ce que l’acteur lui-même a choisi de signifier. La maîtrise donc de ces signes, fait du langage du vêtement un langage bien particulier, en ce qu’il est spécialement intentionnel. Le vêtement, plus que le corps encore, vient alors préciser la nature même de la relation entre deux acteurs. Nous pourrions citer pour exemple les costumes sociaux hyper-codifiés et les pratiques ritualisées des uniformes, mais ce qui est intéressant ici, c’est qu’au-delà d’une telle prescription institutionnalisée voire légiférée, d’autres institutions en présence viennent coder également pour l’interprétation du costume. Ainsi donc, nous l’avons vu, l’étiquette et la bienséance peuvent, dans une perspective moralisatrice, venir influencer l’acteur social quant à ses choix et nous pouvons également ajouter que selon les objectifs visés dans l’interaction, la séduction par exemple, l’acteur peut aussi adapter stratégiquement ses vêtements. Le fait de costume, au-delà d’un fait socialement dicté par les grandes institutions, est donc un système de signes codant pour une identification, pour une autre forme de reconnaissance de l’individu, qui parvient par ses pratiques vestimentaires à se distinguer d’un groupe pour appartenir à un autre.

Nous pourrions alors parler ici des enjeux du fait de costume, jouant un rôle dans l’identification de l’individu et ne répondant pas au même arbitraire naturel en tout cas naturalisé du corps, fait de costume qui prend place d’élément stratégique dans l’interaction.

Notes
126.

R. Barthes, Histoire et sociologie du vêtement. Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 12, n°. 3 (1957) 430-441

127.

Ibid.

128.

Ibid. 437

129.

Ibid.

130.

F. De Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit.

131.

Nous en ferons de même, et si nous sommes amenés tantôt à parler du vêtement, c’est en ce qu’il nous permettra, cette fois dans le langage populaire et non plus sociologique, de parler d’une pièce de l’ensemble du costume. Nous procéderons comme notre langage nous le permet bien souvent à une forme de synecdoque qui nous l’espérons ne posera pas de problème de compréhension à la lecture.

132.

R. Barthes, Histoire et sociologie du vêtement, op. cit.

133.

J. Maisonneuve, Les conduites rituelles (Paris : Presses Universitaires de France - PUF, 1999) 91-93

134.

F. Waquet, La mode au XVIIe siècle : de la folie à l’usage. Cahiers de l’AIEF, 38, n°. 38 (1986) 91-104

135.

N. Elias, La civilisation des moeurs (Paris : Pocket Agora, 1973)

136.

C. Bromberger et al., Un corps pour soi, op. cit. 68