Enfin, c’est après avoir défini l’organisation de la société selon laquelle nous nous proposons d’étudier la mode et ses phénomènes qu’il nous est permis d’associer les processus de l’imitation dans la socialisation et la constitution des groupes au processus des cycles de la mode. Ces processus ont été clairement identifiés par Simmel147.
‘« La société moderne se symbolise dans la mode ; rien n’y est stable que le changement lui-même… la mode est un excellent révélateur du lien social dans la vie moderne. En effet, elle présuppose à la fois le besoin de cohésion du groupe, et le besoin de distinction et de séparation. »148 ’Ainsi posée, la mode prend même figure selon Simmel de « conséquence de l’opposition entre les classes »,ainsi alimentée par l’organisation de la société, la mode s’en fait le relais, le vecteur, un des facteurs organisationnels, tout en y étant considérée comme un effet. Double enjeu donc dans la mode, qui impose à l’individu, conformisme et uniformisation, dans ses fonction de facteur d’appartenance à un groupe, tout en lui conférant, une apparence qui le caractérise en réponse à son besoin d’individualité. Dans la mode, ainsi, retrouve-t-on le collectif et l’individuel, et les mêmes dispositions que dans le corps social ou dans le langage, cette capacité, une fois institutionnalisé, d’organiser la société et de structurer les relations entre les individus et entre les groupes d’individus. Et Bohn dans son article « Le vêtement comme médium »149 vient préciser cette théorie du code vestimentaire social, qui constitue, à l’instar de la langue ou de l’écriture, une forme de communication sociale.
‘« La raison en est que le vêtement ne se définit pas uniquement comme un moyen individuel pour garantir du froid ou du chaud, mais qu’il fait partie d’un système global de signes sociaux. [...] S’il n’était question que de recouvrir ou découvrir le corps, il n’y aurait qu’une seule forme de parure. »150 ’En effet, la déduction rapide, mais efficace produite ici par Bohn, nous invite à considérer le vêtement comme un nouveau facteur de différenciation entre les individus, différenciation culturelle et sociale, comme Bourdieu nous a lui-même convié à le considérer. Les propos de Simmel151 à l’égard de la mode n’ont de cesse d’argumenter en faveur de cette possible distinction sociale par le vêtement.
‘« Les modes sont toujours des modes de classes, que les modes de la couche supérieure se distinguent de celles de l’inférieure, et sont abandonnées dès l’instant où cette dernière commence à se les approprier. Ainsi la mode n’est rien d’autre qu’une forme de vie particulière parmi les multiples formes de la vie par lesquelles on rassemble dans un acte unitaire la tendance à l’égalisation sociale et celle qui tend à la différenciation et à la variation individuelle »152 ’Par la suite, en approfondissant la lecture de Simmel, nous pouvons comprendre que, de la mode, il tend à en dénoncer le caractère par trop souvent uniformisant ou impersonnel. Passant de la remarque d’une ville où règnent dépersonnalisation et culte de l’originalité, à la remarque suivante dans laquelle la parure traduit l’égoïsme de celui qui la porte, Simmel propose une approche à plusieurs égards, critique, sur la mode et ses effets. Veblen dans la théorie de la classe de loisirs153, parvient lui aussi à fournir une approche par quelques points critique également, quant aux phénomènes de mode, et aux pratiques de consommation ostentatoires de la société de loisirs.
‘« On l’a vu à propos du statut de la femme sous les rubriques du Loisir et de la Consommation par Délégation : au cours du développement économique, elle devient une déléguée qui consomme pour le compte du maître de la maison ; ses vêtements sont conçus en fonction de son office délégataire. Le travail productif messied particulièrement aux femmes respectables. Voilà pourquoi l’on se donne tant de mal pour confectionner ses toilettes : il faut donner l’impression (souvent mensongère, d’ailleurs) qu’elle n’a pas l’habitude de travailler à quoi que ce soit d’utile. »154 ’Ainsi dans le costume de la société dite de loisirs, l’on doit reconnaître l’absence de nécessité de se mouvoir dans l’espace et de produire des gestes liés de près ou loin à une quelconque activité laborieuse. La classe de loisirs puise les ressources de son existence dans la différenciation du travail des hommes et du travail des femmes, puis prend forme sous les traits de cette consommation dite ostentatoire. La classe de loisir est donc la classe qui illustre au mieux cette volonté du paraître et du vouloir paraître, qui s’identifie majoritairement à ce qu’elle arbore, et qui donne autant de signes qu’il est possible de voir et d’interpréter pour mieux saisir son aisance économique et son statut social. Yonnet155 aborde dans cette même perspective l’importance de ce qu’il nomme le « look » pour la mode contemporaine, qui au-delà de marquer des différenciations de classes, marquent des distinctions entre individus pour l’individu.
‘« La silhouette n’est plus cet aveu obligé d’un corps déterminé-déterminant, dont il faudrait traîner le handicap, un corps contrainte d’apparence en soi. Il y a une première peau, sujet de modes spécifiques (mouvements, exercices, régimes, traitements, soins) et il y a une seconde peau, capable de tous les affranchissements, de produire un individu entièrement autonome, abstrait en un sens de cette première peau, qui tient désormais tout seul, à part. »156 ’En d’autres termes, cette théorie rejoint celle d’Elias157 qui note l’individualisme comme facteur déterminant les comportements des individus en ce qu’il fait résider les conflits au sein des individus et non plus seulement entre les classes. Ces approches de la mode permettent de distinguer, après les avoir réunis pour l’étude, le corps et le vêtement. Si le premier, le corps, semble être une donnée naturelle, certes signifiant socialement, mais néanmoins arbitraire, le deuxième, le vêtement, semble démontrer de nouvelles possibilités de significations propres, d’abord en tant qu’élément indépendant de la donnée naturelle du corps, mais aussi de nouvelles possibilités de significations pour le corps. Le corps, presque passé sous silence par l’apposition de nouvelles données construites et choisies, voit ses marqueurs différenciateurs repris et modulés par l’usage du vêtement, seconde peau mais paradoxalement première « couche » perçue. Le vêtement et par la suite, la mode, en ce qu’elle est socialement déterminante, prennent donc place, dans le schème de perception, de premiers éléments visibles interprétables. Il nous reste de façon plus générale, à déterminer désormais le caractère non plus seulement de la mode, mais des phénomènes de mode, en tant que processus individuels repris par le groupe.
Nous voyons bien dans ces exemples et ces théorisations le caractère infiniment changeant apparemment de la mode et des pratiques en termes de vêtements, or, si nous sommes amenés désormais à considérer la nature de la diffusion de la mode, dans un mouvement social vertical, il n’en reste pas moins à déterminer ce qui prend la forme d’un cycle en parallèle de ce mouvement. Pour cela nous pouvons reprendre les propos de Barthes158 dans sa typologie linguistique du système de la mode. Si la mode nous paraît donc « infinie », c’est qu’elle propose selon lui une combinaison infinie d’une série d’éléments, mais série néanmoins finie. Simplement, le pantalon reste pantalon, même en multipliant les formes, les couleurs, les matériaux et les contextes dans lequel le porter, il n’en reste pas moins un système fermé composé de deux parties entourant les jambes et ce, quelque soit la mode qui vient s’en emparer. Ainsi il y aurait une infinie déclinaison de formes finies. Les cycles de la mode s’emparent donc vraisemblablement de ces déclinaisons formelles et non de la forme elle-même dans ses fondements. La notion de cycle de la mode reste toutefois plus complexe à analyser, si nous considérons les deux possibilités d’étudier ce mouvement caractéristique de va-et-vient entre les déclinaisons proposées.
Le premier cycle préhensible dans les analyses est celui qui permet d’identifier les changements formels des objets, les innovations dans ce domaine qui s’enchâssent pour laisser place continuellement à de nouvelles propositions qui, plus tard, seront irrémédiablement confrontée à une réutilisation de formes connues.
‘« La première espèce (nommons-là « cycles de type 1 ») caractérise le fonctionnement, l’évolution et le changement des « modes » comme telles – indépendamment ou en faisant abstraction de l’échelle et des particularités de leur diffusion. Ces cycles concernent les passages et les oscillations, plus ou moins réguliers, d’une « mode » à l’autre et le retour à la précédente dans des intervalles de temps déterminés. On considère par exemple, comme autant de cycles de ce type les oscillations de certains paramètres du style d’un vêtement à partir les uns des autres : les passages de l’étroit au large, de l’ouvert au fermé, du long au court (et vice versa), etc. »159 ’Le deuxième type de cycle identifié vient quant à lui s’intéresser au processus cyclique de diffusion de chacune des modes et la variabilité étudiée n’est plus celles des formes et de leur diffusion générale mais celle du degré de popularité de chacune d’elle. Les cycles cette fois ainsi considérés « consistent dans les changements de modes inchangées ayant une popularité changeante »160
La connaissance de l’existence de cycles dans la mode a soulevé d’autres types de problématiques quant à la prévisibilité notamment de la mode. Ainsi, Young161 a tenté de répondre aux questions du « pourquoi » de tels changements, et l’insuffisance reconnue par elle-même de ces réponses, se trouve explicitée dans le fait simple que l’identification des phénomènes constituant déjà une réponse à de nombreuses questions, il n’en est pas davantage constructif d’en trouver les véritables « raisons » profondes, ainsi, la connaissance des causes n’est pas forcément nécessaire à une possible prédiction pratiques des changements. Toutefois nous pouvons noter que les explications quant à cette quasi nécessité de changement résident pour la plupart dans des justifications d’ordre sociale, dans des volontés de nouveautés, favorisant et pérennisant la distinction d’un groupe vis-à-vis des autres, ainsi que l’appartenance des membres à ce dernier.
Les définitions de la mode en tant que phénomène oscillatoire, que nous situions le changement sur un mouvement vertical entre classes ou sur un mouvement cyclique de popularité et de diffusion n’ont de cesse de puiser leurs explications dans l’étude approfondie des mécanismes sociaux d’organisation des groupes et de la société. Ainsi donc, la distinction et l’appartenance figurent parmi les objectifs majeurs de tels processus de diffusion et d’appropriation des modes vestimentaires, entre autres.
Si les diverses théorisations de l’organisation sociale nous sont en plusieurs points constructives dans l’approche de notre problématique, les propositions de la plupart des auteurs ont été jusque là sélectionnées en évacuant une partie non moins importantes de leurs théories. Tous ou presque sont parvenus à aborder à travers la mode et les processus de socialisation et de différenciation liés à celle-ci, un processus de division tout à fait notoire, non loin du processus de naturalisation des genres vus dans le chapitre précédent, consistant à diviser la société en deux groupes clairement identifiés : les hommes et les femmes. Ainsi, le costume vient à son tout participer de l’identification sexuelle et de l’identification de genre des individus, en ce qu’il est visiblement interprété en tant que caractéristiquement masculin ou féminin. Quels marqueurs sont donc à isoler sur ce costume, qui définirait en amont de toute identification sociale et culturelle, le genre de l’individu, et procéderait à l’ultime différenciation identitaire de nos sociétés, la différenciation des sexes ?
G. Simmel, Philosophie de la modernité (Paris : Payot, 1989) 42
Ibid.
C. Bohn, Le vêtement comme medium. Dans Le vêtement, Frédéric Monneyron. (Paris : L'Harmattan, 2001) 189-203
Ibid.
G. Simmel, Philosophie de la modernité, op. cit.
Ibid. 125
T. B. Veblen, Théorie de la classe de loisir (1899) (Paris : Gallimard, 1978)
Ibid. 118
P. Yonnet, Jeux, modes et masses (Paris : Gallimard, 1985)
Ibid. 355
N. Elias, La société des individus, op. cit.
R. Barthes, Système de la mode, op. cit.
A. Gofman, Les éternels retours. Notes sur les cycles de mode. Revue européenne des sciences sociales. Cahiers Vilfredo Pareto, XLII, n°. 129 (2004) 135-144
Ibid.
A. B. Young, Recurring cycles of fashion, 1760-1937 (New York and London : Harper and Brothers, 1937)