2.2.1 La distinction sexuelle, un indicateur dans la mode vestimentaire ?

Dimorphisme sexuel et indicateurs de genre.

Poursuivant sur l’emploi de la notion « système » pour décrire le vêtement, Monneyron163 nous indique cette fois, en termes de formes, que le vêtement connait deux formes de systèmes, le système ouvert et le système fermé. Tour à tour dans le temps et selon les cultures, le système ouvert est consacré aux hommes et aux femmes. Aujourd’hui, en France, par exemple, pourrions-nous avancer que le système dominant des hommes reste le système fermé (comprenons à l’entre-jambe principalement), tandis que celui des femmes, le plus caractéristique est le système ouvert (comprenons de fait, les jupes par exemple). Les successives évolutions du costume nous montrent que si le système ouvert a longtemps pu être consacré aux femmes, de telle sorte que seules ces dernières (j’entends dans la société civile) fussent les seules à l’arborer en société, force est de constater aujourd’hui, que même s’il leur est encore dédié, n’en est pas moins délaissé au profit du système fermé.

‘« Sans contestation possible, la caractéristique la plus immédiatement repérable de la création vestimentaire des trois dernières décennies est la remise en cause du dimorphisme sexuel (système ouvert pour les femmes, système fermé pour les hommes) sur lequel le vêtement occidental reposait depuis le Moyen Age et que le XIXème siècle avait contribué par ailleurs à renforcer, en plaçant l’austérité du côté masculin et en laissant au féminin seul la couleur et la fantaisie. »164

Toutefois, même en considérant le rapprochement considérable des vestiaires masculins et féminins, notamment à partir des années 70 et des mouvements de libération de la femme (passant symboliquement par une modification de leur paraître), nous ne pouvons aujourd’hui avancer l’existence d’une tenue vestimentaire strictement androgyne. Pour exemple, nous n’avons pas coutume de confondre une femme avec un homme, sous le prétexte simple qu’elle porte un pantalon. Ainsi, les marqueurs du corps ou les autres éléments du vêtement permettent-ils de mener l’identification de l’individu considéré, en tant qu’homme ou femme. Facteur différenciateur en termes de sexe donc, le vêtement et ses pratiques, ritualisées et divisées entre les hommes et les femmes de façon à caractériser chacun des sexes, permet encore aujourd’hui de « classer », ranger les individus. Si l’on en doute encore, aux vues de quelques nouveautés en cours dans le monde de la mode, nous pouvons nous en tenir à l’exemple des boutiques et de leur structure, d’un côté les rayons homme et de l’autre, les rayons femme, de telle sorte que chacun s’oriente sans confusion vers l’un ou l’autre des vestiaires qui le concerne. Une distinction sexuelle, d’abord formelle donc, s’impose dans les processus de socialisation, à l’apprentissage de la langue du vêtement. La famille, les institutions, la société marchande, tous concourent à produire un ensemble de représentations signifiantes, permettant l’imitation et la reproduction des techniques du corps en matière de parures pour chacun des sexes.

A ces critères de formes, nous passons aux critères de couleurs, et pour exemple, Monneyron nous indique dans la citation ci-dessus que le XIXème siècle renforce la différenciation des deux systèmes en cours, avec l’usage de couleurs codées elles aussi selon les sexes. Mieux encore, l’usage même de la couleur, des couleurs, devient l’apanage du féminin (nous ne disons pas les femmes, nous verrons par la suite). Autre distinction sexuelle dans le vêtement donc, toutefois, nous voyons bien ici, que ce code demeure sans lien avec la réalité d’un dimorphisme sexuel corporel. Il devient donc intéressant de considérer les indicateurs sexuels contenus dans le vêtement, en dehors des sexes justement. Si des obligations en termes de formes et de structures peuvent être guidées par la présence d’une poitrine, la forme d’une paire de hanches, la carrure des épaules, d’autres détails du vêtement agissant comme autant d’obligations n’en dépendent pas spécifiquement. C’est certainement par cette remarque, que nous pouvons dire à présent que les indicateurs de sexe dans le vêtement agissant pour une différenciation sexuelle, sont finalement, pour nombre d’entre eux, si ce n’est la plupart, indicateur de genre. Ainsi donc, la socialisation n’apporterait pas un « savoir faire d’adaptation » pour l’individu de sexe masculin ou féminin qui voudrait se couvrir tel que son sexe le lui permet physiquement, formellement, techniquement mais la socialisation et l’apprentissage de la langue du vêtement permettrait une sexuationde l’individu. C'est dans une telle perspective qu'Heinich propose l'explication suivante :

‘« le vêtement est [...] une question beaucoup plus féminine que masculine, comme en témoigne ne serait-ce que l’embarras du choix existant en matière de tenues pour femmes, ou la teneur des conversations [...] cette dimension féminine de la question vestimentaire est l’indice d’une sensibilité particulière à une condition identitaire plus difficile, plus problématique, plus délicate à gérer pour les femmes qu’elle ne l’est pour les hommes. »165

Ainsi l’individu lui-même, par le biais d’une réflexivité dont nous avons déjà parlé, se comprendrait masculin avec le pantalon et la femme se comprendrait féminine avec la jupe. Monneyron dépasse le constat d'une traduction d'identité de genre dans la mode :

‘« Si la mode et ses images figurent donc les mouvements qui agitent le social, elles peuvent aussi participer à son changement. Ainsi non seulement ont-elles participé largement à la redéfinition e au remodelage contemporain des identités sexuelles ainsi qu’à la mise en place de représentations nouvelles de la sexualité mais elles ont, à l’évidence, en ces domaines constitué l’élément décisif et joué un rôle moteur. »166

Et tout comme au théâtre, le costume vient aider l’acteur à prendre possession de son rôle et permet au public de situer les personnages (dans un temps, dans une culture, dans un sexe, bref, dans un rôle), le vêtement vient, dans l’espace public, coder pour une identification comprise et interprétée dans une société donnée, notamment une identité de genre.

Nous avons évoqué le fait précédemment que le vêtement, loin parfois des contingences corporelles, exprimait davantage un genre qu’un sexe. Distinction étant faite précédemment entre ces deux notions, nous pouvons avancer l’exemple des Drag Queen, sur lequel Butler167 s’appuie elle-même, pour mieux saisir que l’habit dans notre cas, fait le moine. Car s’il est une volonté d’identification à un sexe qui peut se traduire dans les pratiques des Drag Queen, cette identification reste permise par l’adoption stéréotypée des parures féminines par un homme sexuellement identifié en tant qu’homme. Ainsi donc, première et ultime possibilité pour un homme, par exemple, de « devenir femme » : le déguisement en femme. L’adoption donc d’un genre, tout comme l’adoption au théâtre par les acteurs d’un personnage, passe inexorablement par l’adaptation du costume au rôle souhaité.

Dans la mode vestimentaire nous ne pouvons donc clairement parlé d’indicateurs sexuels, mais tout au plus d’indicateurs de genre. La distinction opère ainsi graduellement et non plus dans un système binaire, homme ou femme. Ainsi peut-on dire, de femmes, bien qu’elles soient en jupe par exemple, qu’elles sont « plus ou moins » féminines, et que le vêtement agissant en système, système lui-même en action avec un corps et ses postures, ne signifie pas à lui seul le sexe ou même encore le genre. Le vêtement porte donc des indications qui lui permettent de situer l’individu non pas tant dans un sexe mais dans un genre. C’est en nous appuyant sur ces considérations que nous pourrons mener la suite de nos analyses quant aux ritualisations de la féminité par la mise en scène du vêtement et de la mode dans les magazines de mode féminins.

Si ces représentations de genre dans le vêtement sont interprétées dans une société au-delà des critères physiques déterminants dans l’attribution d’une identité sexuelle à un individu, alors nous pouvons nous interroger sur ce qui permet une telle production de sens. Nous l’avons vu, le vêtement et le corps agissent tous deux comme des systèmes de signes, comme des langages, qui, interprétés dans un système de représentations partagées, grâce au support des institutions et aux valeurs partagées d’un imaginaire social, génèrent reconnaissance et distinction. Ces représentations du genre font donc appel à des « connaissances » pour permettre leur reconnaissance. Ces connaissances, faisant écho à un imaginaire social, sont alimentées comme nous le savons pour l’imaginaire collectif d’une société, par une série de représentations symboliques des choses, elles mêmes induites par une forme de réalité, sociale, politique, économique, religieuse. C’est dans une telle perspective que stéréotypes et mythes fondateurs prennent place dans l’interprétation des identités. Agissant comme véritables raccourcis opérant dans la construction d’une pensée, ces derniers, participant à une forme de mémoire collective, font écho à une perception visuelle, notamment dans le cadre d’une interaction.

Notes
163.

F. Monneyron, La frivolité essentielle, op. cit.

164.

Ibid. 65

165.

N. Heinich, États de femme. L'identité féminine dans la fiction occidentale (Paris : Gallimard, 1996) 334

166.

F. Monneyron, La frivolité essentielle, op. cit. 79

167.

J. Butler, Trouble dans le genre : Le féminisme et la subversion de l'identité (Paris : Éditions La Découverte, 2006)