En nous plaçant sur une échelle chronologique sur laquelle nous situons les évolutions sociales et les mutations qui en découlent quant au statut des femmes, au sein de leur famille et au sein de la société, nous pouvons aborder alors les évolutions de leur parure. S’il est un fait social dans le fait de costume, alors les femmes ont su employer le fait de costume pour traduire, illustrer voire même engendrer leurs nouvelles pratiques sociales. La littérature, scientifique ou fictionnelle, nous donne des éléments de compréhension pour ce phénomène, en instaurant une forme de classification des femmes, selon un critère repris par tous, leur relation aux hommes et au monde tel qu’il est alors organisé, autour des hommes et de leurs pouvoirs. Si nous pouvons introduire le terme de mouvement social, nous pouvons nous en servir pour décrire la nature du mouvement des femmes vis-à-vis des hommes, durant ces dernières décennies : il s’agit d’un mouvement dirigé de l’intérieur de la cellule conjugale et familiale vers le monde extérieur à cette cellule, le « monde du dehors », tel que Chesterton peut nous le définir dans son essai173. Passant d’abord par le travail, puis par l’occupation plus générale de domaines extérieurs à la vie d’épouse ou la vie de mère, les femmes ont participé à l’élaboration plus ou moins indirecte de nouvelles représentations de leur état, de leur statut, enfin, de leur genre. Nous allons suivre ces trois types d’évolution identifiés pour établir par la suite la nature du lien entre les femmes et la mode vestimentaire.
La représentation de leur état est parfaitement identifiée dans la littérature comme le souligne Heinich174 dans son étude des récits fictionnels. Elle fait alors la démonstration d’un statut féminin exclusivement « représentable » par sa relation aux hommes. Heinich utilise l’étude des fictions et notamment de la littérature romanesque pour mener une analyse des héroïnes féminines, l’amenant à proposer une typologie de la femme et de ses représentations fictionnelles.
‘« Notre propos vise donc plus qu’un simple répertoire ou une nomenclature des différents statuts féminins dans la fiction occidentale ; il va s’agir de comprendre ce qui structure cet espace des possibles, comment s’articulent ces configurations, quels déplacement peuvent se produire d’une position à l’autre ; et d’observer en même temps le travail qu’opère la fiction par rapport à la réalité. Comprendre le pourquoi et le comment, la logique d’ensemble du système : c’est à cette condition que le « ça va de soi » de la connaissance intime par la familiarité peut céder la place à l’étonnement de la découverte, à l’intelligence des raisons pour lesquelles ça va comme cela, et ne peut aller autrement. »175 ’Précisant que son cadre d’analyse est à resituer dans un cadre spatio-temporel lui-même dépendant de celui de l’écriture du roman étudié, Heinich insiste sur le caractère représentatif particulier des femmes mises en scènes dans la fiction. Mettant en garde contre une lecture réaliste de ces états de femmes déduits de la littérature, l’auteure précise pourtant que si ces états sont construits par et pour la fiction, ils n’en demeurent pas moins, à leur diffusion au sein d’un public, « des voies d’accès à l’expérience réelle », définie quant à elle comme effet et moteur de la fiction. Heinich met donc au jour dans son analyse différents états de femme, tous articulés autour de la relation de ces femmes aux hommes, au monde des hommes, à l’homme. Tour à tour liée au père, liée à l’époux et liée de façon stable au monde patriarcal, la représentation d’une femme est alimentée par une identité construite dans l’interaction.
‘« On comprend dans ces conditions le rôle fondamental du vêtement ; zone frontière entre intériorité et extériorité, il est l’instrument par excellence de ce travail d’ajustement identitaire. Aussi est-il d’autant plus investi, et d’autant plus problématique, qu’un tel travail est rendu nécessaire par la distorsion entre ces moments de l’interaction qui font le sentiment d’identité »176 ’S’il est ici question d’interaction dans la construction des identités et donc des représentations identitaires de la femme, il est également question de ce type de relations dans les propos de Veblen. En effet, d’après sa théorie de la classe de loisirs177, la femme existe en tant que représentation, mais en tant que représentation du statut de l’homme même duquel elle dépend.
‘« La raison toute simple de cet affichage de loisir et de toilette, c’est que les femmes sont des servantes à qui, dans la différenciation des fonctions économiques, leur maître a donné commission de bien faire remarquer qu’il peut payer. »178 ’La femme, ainsi décrite, traduit à la fois la nature de sa relation de dépendance à un homme mais au-delà de son statut propre, elle traduit le statut de cet homme, avant tout. De fait, étant une forme d’illustration du statut social et économique de l’homme en présence, la femme n’a d’autre choix que de répondre dans les interactions, par un fait de costume apte à relayer des informations concernant l’identité et le statut de son père, de son époux, de son amant. Ainsi parée des vêtements que le statut de l’homme de référence peut lui fournir, le corps de la femme, ses costumes et ses représentations se font le relais identitaire de l’homme de référence, avant même de se faire le lieu naturel d’expression de la femme considérée. Au-delà donc d’une représentation de son état, la représentation du statut de la femme et surtout du statut de l’homme de référence est possible au travers des vêtements et des postures. Nous avons donc là deux pistes de représentations possibles des femmes, qui peuvent devenir lieux de mutations dans le cadre d’évolutions sociales notoires. Passant par l’usage du vêtement, les représentations de l’état des femmes ou de leur statut contribuent à renforcer l’idée d’un lien privilégié entre les femmes et les vêtements, en ce que ces derniers demeurent les moyens d’expression favorisés pour l’identification sociale et culturelle des femmes dans une société androcentrée, dans laquelle leur expression a été limitée aux jeux des apparences, à défaut de pouvoir se développer au travers d’un autre langage. Les mutations sociales liées à l’émancipation des femmes et à la reconnaissance d’un statut social cette fois individualisé et non plus relatif à un homme de référence, n’ont pas pour autant éloigné la femme de ses premières stratégies de figuration. En effet, comme pour illustrer, voire anticiper une forme d’évolution de leur état et de leur statut, les femmes ont eu recours à nouveau à une expression passant par les usages du vêtement. A la fois libérant leurs corps des entraves symboliques de leurs parures et adoptant les formes vestimentaires « masculines », les femmes ont procédé à une modification de leurs vêtements, en parallèle de l’évolution de leur statut. Reprenant alors un langage qui leur était devenu « naturel » dans le cadre de leur identification, les femmes ont repris à leur compte la mode vestimentaire, pour exprimer non plus leur relation à un homme de référence, mais leur propre représentation de leur identité. Ainsi, de la classe de loisirs à la femme libérée, les femmes paraissent être toujours « à la mode ». Cette proposition est à nuancer comme nous l’avons vu, il ne s’agit pas seulement d’une mode commerciale, dans le sens où nous pourrions comprendre les « tendances », la mode au sens anglais de « fashion », associée à une idée d’élégance ou encore de bon goût. Nous restons toutefois dans une forme de considérations esthétiques, non pas en termes de beauté mais en termes de formes. La femme, même libérée et émancipée, même dissociée d’une représentation relative à son état de liaison avec les hommes, de sa disponibilité sexuelle, revêt toujours une apparence significative de son identité en tant qu’individu féminin. Si les messages traduits par le vêtement et la mode féminine ne sont plus les mêmes que ceux qu’Heinich a identifié ou que ceux que Veblen a isolé dans la classe de loisirs, il s’agit toutefois de l’utilisation d’un même langage, celui du vêtement et de la mode. Opérant toujours une catégorisation des femmes, les vêtements traduisent aujourd’hui un nouveau statut, de nouveaux états, bref, une nouvelle représentation du genre, alimentée non plus seulement par des injonctions externes provenant d’une société toute construite par la domination masculine, mais alimentée également par les desseins identitaires propres des femmes.
Nous voyons donc que l’appréhension des représentations du genre féminin trouve dans l’usage du vêtement et de la mode des indicateurs privilégiés. Entre féminisme et féminité, la mode ne semble pas trancher en faveur d’une négation des indicateurs de genre mais bien au contraire, elle apparaît comme le langage privilégié des femmes pour l’expression de leur identité, aussi novatrice soit-elle. Adopter sans rébellion la crinoline ou brûler son soutien-gorge, bien qu’étant deux postures aux antipodes l’une de l’autre dans ce qu’elles expriment du statut de la femme, font néanmoins appel au même langage, ici opérationnel pour l’identification de la femme et ses représentations, le langage du vêtement. C’est dans cette perspective que nous pouvons accorder aujourd’hui à la mode, en ce qu’elle est un moyen d’expression, un médium, un prolongement du corps et de l’individu qui opère à des choix en termes de figuration, le statut d’attribut du genre féminin. Au-delà du souci esthétique en termes d’apparence, c’est le dessein sémiologique de la mode, son utilisation en tant que langage qui en fait un attribut ou plutôt un moyen du genre féminin.
G. K. Chesterton, Le Monde comme il ne va pas (Lausanne : L'Age d'Homme, 1994)
N. Heinich, États de femme. L'identité féminine dans la fiction occidentale, op. cit.
Ibid. 12-13
Ibid. 334
T. B. Veblen, Théorie de la classe de loisir (1899), op. cit.
Ibid. 119