Simmel181 aborde dans sa philosophie de la modernité le cas du statut spécifique des femmes. En traitant de l’organisation de la société autour d’une forme de domination masculine, comme a pu le reprendre Bourdieu182 par la suite, Simmel note l’impact de cette domination sur l’ensemble des normes régissant les interactions.
‘« Le fait social est que nous sommes dans des sociétés où l’homme a pris le rôle dominant, que cette domination soit effective ou soit devenue plus symbolique que réelle. Les normes masculines de jugement deviennent des normes objectives. »183 ’Ainsi donc structuré, l’imaginaire d’une société est empreint des traces réelles et symboliques de la domination masculine. Le monde objectif selon Simmel est « le monde des hommes ». Les jugements, les identifications, les représentations passent donc au filtre d’un regard masculin sur un ensemble, lui-même pourtant composé d’hommes et de femmes, de sexes différents donc, et de genres variés, comme nous l’avons vu. Rapidement Simmel évoque la problématique de l’identité féminine, compte tenu de sa première affirmation.
‘« On pourrait ajouter que c’est la difficulté de comprendre et de juger la femme d’une façon spécifique qui en fait en quelque sorte le symbole de l’âme moderne dans le paysage simmelien. Elle n’est pas substance, mais mouvement ; elle n’a pas de place propre, et est pleine d’aspirations ; elle sait qu’elle est différente et changeante, mais ne sait pas comment le formuler. Elle cherche son identité et a besoin d’être reconnue. L’homme peut, grâce à la force des habitudes historiques de nos sociétés, se masquer la vérité inquiète de l’âme moderne. La femme la ressent et cherche à la dire. »184 ’L’identité féminine prise dans un mouvement, sans place propre donc, est en quête perpétuelle de reconnaissance, à la différence des hommes qui, en toute relativité, ont une place déterminée et fixe dans cette société organisée autour de leur domination. Simmel poursuit son analyse en osant la comparaison des rapports hommes-femmes avec les rapports maître-esclave, comparaison qui lui permet d’avancer par la suite que ce qui paraît comme objectif dans une telle société, n’est finalement que le jugement masculin. Sa remise en cause par les femmes ne peut avoir de prise dans l’organisation, puisque chaque institution contribue à renforcer cette objectivation du regard masculin, au détriment du statut des femmes.
‘« Comment le masculin est devenu l’humain universel ? Que le sexe masculin ne soit pas relativement supérieur au sexe féminin, mais qu’il devienne au contraire l’humain universel, qui règle les manifestations du masculin particulier et du féminin particulier — cela repose avec diverses médiations, sur la position de force des hommes. Si l’on exprime violemment le rapport historique des sexes comme celui du maître et de l’esclave, il appartient aux privilèges du maître qu’il peut ne pas penser qu’il est le maître, alors que la position de l’esclave implique qu’il n’oublie jamais sa position. Il ne faut pas méconnaître que la femme perd dans des cas infiniment plus rares la conscience d’être une femme que l’homme celle d’être un homme. […] Cela se révèle dans le phénomène infiniment fréquent que les femmes considèrent comme complètement et typiquement masculins des jugements, des institutions, des efforts, des intérêts, que les hommes tiennent, eux, pour ainsi dire naïvement, pour simplement objectifs. »185 ’Bourdieu reprend par la suite les énoncés de Simmel en invoquant à son tour le caractère dominant du jugement masculin.
‘« A ceux qui objecteraient que nombre de femmes ont rompu aujourd’hui avec les normes et les formes traditionnelles de la retenue qui verraient dans la place qu’elles font à l’exhibition contrôlée du corps un indice de « libération », il suffit d’indiquer que cet usage du corps propre reste très évidemment subordonné au point de vue masculin (comme on le voit bien dans l’usage que la publicité fait de la femme, encore aujourd’hui, en France, après un demi-siècle de féminisme) : le corps féminin à la fois offert et refusé manifeste la disponibilité symbolique qui, comme nombre de travaux féministes l’ont montré, convient à la femme, combinaison d’un pouvoir d’attraction et de séduction connu et reconnu de tous, hommes et femmes, et propre à faire honneur aux hommes dont elle dépend ou auxquels elle est liée, et d’un devoir de refus sélectif qui ajoute à l’effet de « consommation ostentatoire » le prix de l’exclusivité. »186 ’Si les institutions contribuent au renforcement ou en tout cas à la pérennisation d’une telle organisation sociale, les médias n’en sont pas moins à leur tour des relais, à travers la publicité comme le soulève également Baudrillard187, mais également à travers leurs discours propres. En ce qu’ils s’adressent déjà, historiquement, majoritairement à une cible masculine, ils parviennent à instituer eux aussi, une même vision masculine, en traitant chaque sujet avec ce même filtre. Contribuant ainsi à reformuler et à relayer des tendances du discours social déjà présentes, les médias, avant l’apparition des premiers messages féministes, contribuent donc à diffuser une représentation des relations hommes-femmes dans cette même perspective de domination masculine. Ainsi les premiers titres de presse féminine ont eux aussi, derrière des discours prescriptifs chargés de bons conseils et de stéréotypes, participé de la conformation des femmes aux rôles attendus dans la société. Si l’ensemble des interactions et des pratiques viennent renforcer cette représentation sociale des femmes, alors il devient « naturel » en tant que femmes, de répondre conformément aux injonctions de la société quant à la distribution des rôles. Longtemps donc, la domination masculine a organisé la société, or, ce fait social a pu faire aboutir à une telle structure, dans la mesure où l’ensemble de l’appareillage institutionnel et médiatique a contribué à renforcer les positions de chacun, et par le biais de discours adressés aux femmes, les médias et la presse féminine elle-même ont apporté des justifications aux femmes de se soumettre à une telle domination masculine. Dès lors institutionnalisée et naturalisée, cette soumission n’en est plus une, les femmes semblent répondre naturellement aux critères d’identification du genre féminin, qui leur sont de toutes parts, dictés. Au cours de sa socialisation, l’individu de sexe féminin se doit de comprendre les enjeux d’une telle réponse conforme, et son éducation va lui apporter les justifications que la nature ne saurait pas donner seule. Son droit d’entrée dans le jeu social en tant que femme passe donc par l’appropriation d’une hexis corporelle spécifique au statut de femme, comme Bourdieu pourrait le souligner.
G. Simmel, Philosophie de la modernité, op. cit.
P. Bourdieu, La Domination masculine, op. cit.
G. Simmel, Philosophie de la modernité, op. cit. 30
Ibid. 31
Ibid. 70
P. Bourdieu, La Domination masculine, op. cit. 48
J. Baudrillard, La société de consommation, op. cit.