Mutation d’une représentation sociale.

Les représentations sociales sont des éléments structurant de l’imaginaire social, qui sont alors convoquées lors de l’interprétation d’un message. Ainsi, elles sont en partie responsables de la production de sens des récepteurs d’un message. Nous allons donc définir dans un premier temps la notion de représentation sociale, puis aborder la théorie du noyau central205 d’Abric206 pour mieux saisir le caractère mobile de la représentation sociale.

Le concept de représentation sociale s’élabore en France avec le psychosociologue Moscovici207 qui s’attache alors à démontrer par quels moyens une nouvelle théorie (scientifique, politique) diffusée dans une culture donnée, peut être transformée et changer à son tour la vision que les gens ont d’eux-mêmes et du monde dans lequel ils évoluent. Est donc mis en exergue l’aspect dynamique de la représentation sociale. Les nouvelles notions sont donc intégrées aux schèmes structurant de l’imaginaire social et de la pensée, pour ensuite influencer les attitudes et comportements des individus.

Nous nous basons également ici sur la définition de la représentation sociale argumentée dans l'ouvrage dirigé par Jodelet, dans lequel l'auteure propose:

‘« Ainsi, deux représentations, l’une morale l’autre biologique, sont construites pour accueillir un élément nouveau – et nous verrons qu’il s’agit là d’une fonction cognitive majeure de la représentation sociale. Elles s’étayent sur des valeurs variables selon les groupes sociaux dont elles tirent leurs significations comme sur des savoirs antérieurs réactivés par une situation sociale particulière – et nous verrons qu’il s’agit là de processus centraux dans l’élaboration représentative. [...] Les instances et relais institutionnels, les réseaux de communication médiatiques ou informels interviennent dans leur élaboration, ouvrant la voie à des processus d’influence, voire de manipulation sociale – et nous verrons là qu’il s’agit de facteurs déterminants dans la construction représentative. Ces représentations forment système et donnent lieu à des « théories » spontanées, versions de la réalité qu’incarnent des images ou que condensent des mots, les uns et les autres chargés de significations – et nous verrons qu’il s’agit là des états qu’appréhende l’étude scientifique des représentations sociales. Enfin, à travers ces diverses significations, les représentations expriment ceux (individus ou groupes) qui les forgent et donnent de l’objet qu’elles représentent une définition spécifique. Ces définitions partagées par les membres d’un même groupe construisent une vision consensuelle de la réalité pour ce groupe. »208

L'auteure résume donc ainsi cette définition:

‘« La représentation est une forme de connaissance socialement élaborée et partagée ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social »209

Un des postulats de base pour utiliser cette notion de représentation sociale consiste à admettre que l’individu est donc déterminé par les idéologies dominantes de la société dans laquelle il évolue, dans la mesure où ces idéologies dominantes sont associées aux représentations collectives en puissance dans l’imaginaire social qui l’environne et qui régit son système de pensée et donc sa production de significations. La représentation sociale est donc à la fois représentative d’un objet, a un caractère imageant (renvoie à un imaginaire social et individuel), est à la fois symbolique et signifiante (une face figurative et une face symbolique), participe à la construction de la réalité sociale, et enfin a un caractère autonome et créatif. La représentation sociale opère selon plusieurs fonctions qui lui sont attribuées :

-cognitives, pour ce qu’elle permet aux individus d’intégrer des données nouvelles à leur cadre de pensée ;

-d’interprétation et de construction de la réalité pour ce qu’elle instaure une manière de pensée et d’interpréter le monde ;

-d’orientation des conduites et des comportements en se faisant porteuse de sens, en créant du lien, en ayant une fonction sociale guidant les modes d’actions des individus ;

-identitaires, en ce qu’elle situe les groupes et les individus dans un champ social permettant l’élaboration d’une identité sociale gratifiante, compatible avec des systèmes de normes et de valeurs socialement et historiquement déterminées (Mugny et Carugati)210 ;

-de justification des pratiques, en ce qu’elle maintient ou renforce la position sociale d’un groupe donné211 et régissent les relations entre les groupes.

Élaborée par Moscovici212 et reprise par Abric213, la théorie du noyau central permet de concevoir la mobilité et l’évolution d’une représentation sociale. Le noyau dur porterait en quelque sorte l’ADN de la représentation sociale et viendrait organiser les éléments périphériques autour de lui, dans une cohérence avec le champ social considéré, son imaginaire, son temps et son espace. Or les éléments périphériques sont particulièrement instables, en ce qu’ils sont l’interface entre la conceptualisation portée dans le noyau dur et la réalité des pratiques sociales. Les pratiques amenées à changer, brutalement ou progressivement, l’environnement même étant soumis à des évolutions et parfois des révolutions, sont autant de facteurs de modifications des éléments périphériques, pouvant entrainer soit le renforcement du noyau dur soit sa modification. En effet, si un changement brutal intervient dans l’espace social, alors les pratiques s’en trouveront modifier de gré ou de force, en réponse adaptée au nouvel environnement. Le noyau dur de la représentation peut donc être atteint par ces changements brutaux en ce qu’ils rendent impossible désormais l’intégration d’éléments périphériques trop éloignés des valeurs contenues dans le noyau dur. Ces contradictions peuvent alors activer le rôle de tampon des éléments périphériques, et on assiste dans la réalité, à un renforcement des pratiques instaurées avant la modification de l’environnement. Elles peuvent en outre atteindre également le noyau dur et alors se traduire dans la réalité par l’abandon des pratiques antérieures pour laisser place à de nouvelles pratiques suite au changement. Enfin, la représentation sociale, dès lors modifiée, pourra soit se redéfinir et intégrer ces changements en conservant en partie son noyau dur ou bien disparaître au profit d’une nouvelle représentation. La représentation sociale, d’après ses fonctions attribuées, doit donc être réactive à la mesure de l’événement social qui vient l’atteindre. Pour continuer à assumer ses fonctions, elle répond donc au changement pour permettre un équilibre dans le champ social entre pratiques et représentations. Agissant comme justification des pratiques, comme agent identitaire, comme prescripteur de comportements, la représentation sociale n’a donc d’autre choix que de se conformer aux changements et aux flux sociaux de son environnement. Ainsi le système des représentations composant l’imaginaire social se retrouve à son tour modifié, avec la possibilité d’intégrer de nouvelles pratiques et donc de nouveaux éléments périphériques.

Nous pouvons donc, à partir de cette définition de la représentation sociale, mieux saisir les enjeux de la production de représentations dans les médias. Nous supposons alors que les représentations du genre féminin dans les médias opèrent elles-mêmes dans un imaginaire social contribuant à apporter du sens dans les processus de signification et d’interprétation des individus. Alors, nous admettons que les productions médiatiques, comme cela a pu être le cas pour les productions scientifiques, littéraires, pour les discours religieux ou pour les discours institutionnels, concourent à l’organisation de cet imaginaire social. Pour Castoriadis214, l’institution et l’organisation des normes sociales relèvent de processus cognitifs dans lesquels l’imaginaire et le symbolique contribuent à fournir un sens primitif à toutes les opérations possibles d’une culture. C’est donc en puisant dans ce magma de significations symboliques que l’individu procède à une production de sens dans son interprétation des conduites. Soulages démontre le recours à cet imaginaire dans la production d'images publicitaires, et donc possiblement, les évolutions des représentations vis à vis des mutations sociales en cours dans la réalité:

‘« Succédant au processus antérieur d’asymétrie constitutif de la représentation des identités sexuelles, s’esquisse manifestement un phénomène de symétrisation révélateur de l’évolution historique des identités sexuelles contemporaines. L’homme, construit comme l’agent exclusif dans l’acte de séduction, semble devoir adopter de plus en plus le statut dévolu à la femme, jusqu’à présent seule figurée comme un objet (sexuel) exclusif de quête. »215

Cet imaginaire social ainsi en jeu dans l’interprétation est composé d’un ensemble de connaissances, de méconnaissances, de représentations, mobiles, fluctuantes, arrangées en systèmes de pensée, propres à la société dans lequel il opère. Ainsi donc les médias, leurs discours, leurs images, diffusés au sein de l’espace public, viennent alimenter cet imaginaire et cet ensemble de représentations, mais participent aussi de l’élaboration de nouvelles valeurs, du renforcement de certaines ou de la mutation des représentations en cours. Concernant les représentations du genre féminin dans les médias, l’étude de leurs évolutions historiques, permet déjà, sans procéder à une forme de socioanalyse, d’établir leur caractère mobile, illustratif, représentatif ou anticipateur. Construites et diffusées dans un champ social déterminé dans un espace et dans un temps, les représentations du genre féminin dans les médias s’introduisent progressivement dans l’imaginaire social, accompagnant les mutations sociales du groupe, les illustrant ou parfois même les devançant par le biais de la diffusion massive de représentations sociales alors minoritairement adoptées dans l’espace public.

‘« L’appellation de « presse féminine » suscite des interrogations, voire des polémiques. Elles portent sur les mécanismes de constructions d’une identité à partir d’un référent sexuel, sur les représentations qui sont données des rapports entre (les) homme(s) et (les) femme(s), et sur les relations de cette presse avec les évolutions sociales (la place des femmes dans la société, la question des modalités de la médiatisation de la parole des femmes, etc.) »216

Comme noté ci-dessus par Soulez et Damian dans leur étude de la presse magazine féminine, la complexité du dispositif médiatique requis pour l’énonciation de messages auprès d’un public féminin repose sur un ensemble de conventions à maintenir pour le succès du projet en tant que presse féminine.

‘« La volonté d’inscription au sein de la presse féminine suppose, en effet, à la fois de composer avec les représentations « classiques » de la femme présentes dans les autres titres féminins, et de s’en affranchir sans pour autant empêcher l’adhésion du lectorat. »217

Tel est donc le projet d’un énoncé de la presse magazine féminine voulant se caractériser dans un tel genre médiatique, pour ses qualités et ses caractéristiques constitutives, tout en s’en distinguant pour ses limites et ses controverses. Il s’agit alors pour la presse féminine d’accompagner les représentations sociales en cours par une certaine forme de représentativité tout en maintenant une perspective de distinction sur un marché riche de propositions en termes de représentations médiatiques. Nous allons voir que cet accompagnement et cette anticipation dans les productions de représentations est particulièrement reconnu dans le cadre de la représentation sociale du genre féminin. Représentation médiatique et représentation sociale sont donc dans une telle perspective étroitement liées et interdépendantes.

C’est également ce que Charaudeau218 a mis au jour en étudiant la question du stéréotypage en cours dans les discours médiatiques. Considérant non plus seulement le stéréotype mais le stéréotypage en tant que processus, renvoyant lui-même à un autre processus plus général d’imaginaires sociaux, Charaudeau219 tend à replacer le stéréotype à sa juste place en articulant la problématique du stéréotypage autour de la notion d’imaginaire socio-discursif.

Notes
205.

Noyau central : Le noyau central d’une représentation sociale, selon Abric, génère la signification de la représentation et détermine son organisation, de façon cohérente et stable, il résiste au changement.

206.

J. Abric, Pratiques sociales et représentations, op. cit.

207.

S. Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, op. cit.

208.

D. Jodelet, Les représentations sociales, op. cit. 52

209.

Ibid.

210.

G. Mugny & F. Carugati, L'intelligence au pluriel : les représentations sociales de l'intelligence et de son développement (Cousset : Delval, 1985)

211.

J. Abric, Pratiques sociales et représentations, op. cit.

212.

S. Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, op. cit.

213.

J. Abric, Pratiques sociales et représentations, op. cit.

214.

C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, op. cit.

215.

J. Soulages, Identités discursives et imaginaires figuratifs. Dans L’imaginaire linguistique, Houdebine Gravaud, A. (Paris : L'Harmattan, 2002) 103-109

216.

B. Damian-Gaillard & G. Soulez, L’alcôve et la couette. Presse féminine et sexualité : l’expérience éphémère de Bagatelle (1993-1994). Réseaux, 1, n°. 105 (2001) 101-129

217.

Ibid.

218.

P. Charaudeau, Les médias et l'information : L'impossible transparence du discours (Bruxelles : De Boeck, 2005)

219.

Ibid.