La construction d’un discours prenant en compte à la fois une réalité sociale vécue et expérimentée par le lectorat et un imaginaire opérationnel dans le processus de signification et dans l’interprétation du discours nécessite la construction d’un monde propre à l’échange entre le producteur et ses destinataires. Ce monde spécifique, préhensible par tous, figure parmi les mondes possibles construits.
Nous utiliserons ici la définition proposée par Andrea Semprini237 et attribuée par ce dernier à Nelson Goodman238 pour retenir le concept de « monde possible ». Dans son analyse de la communication et plus particulièrement des images de marque, Semprini a recourt à ce concept pour expliquer la stratégie communicationnelle qui vise à articuler monde réel et monde textuel dans sa production discursive. Si l’on s’interroge sur les formes de réalité des mondes fictionnels, la théorie des mondes possibles apporte une réponse théorique intéressante. Partant de la distinction aristotélicienne qui voue l’historien à décrire les choses telles qu’elles ont été et le poète, telles qu’elles auraient pu être, la théorie des mondes possibles vient confondre ces deux étapes, en dehors d’un temps et d’un espace vécus, en replaçant les choses dans un monde fictionnel, dans lequel elles ont alors une existence indépendante du cadre spatio-temporel « réel ». Si Leibniz accorde la potentialité de cette existence de mondes possibles dans l’esprit infini de Dieu, nous nous accorderons quant à nous aux propos de Semprini, qui décrit davantage les mondes possibles comme des alternatives du monde réel, alternatives crédibles, opérant entre l’illusion et l’effet de réel. Ainsi la notion d’accessibilité intervient elle également dans la définition et la construction des mondes possibles. Ainsi donc, à la différence de Leibniz, nous pouvons conférer aux mondes possibles, non pas un caractère préexistant au monde réel, mais davantage la possibilité d’être « stipulés », comme une forme de convocation d’un ensemble de représentations existantes cette fois, qui agencées d’une manière spécifique, et mises en scènes, produiraient à leur tour un ensemble plus vaste, organisé et vraisemblable, c'est-à-dire un monde possible. Goodman239 part à son tour de la notion de monde, monde dans lequel on vit et dans lequel on se représente, pour préciser la notion de mondes possibles. Il aborde la question des mondes possibles en suggérant la possibilité de sortir de l’évidence que le monde « est » pour arriver à énoncer que le monde se fabrique et existe sous de multiples façons. « Le monde », selon Goodman, n’est donc qu’un des mondes possibles, à appréhender comme un ensemble de mots et de symboles, agencés dans une version parmi tant d’autres. Le monde des individus est donc sans cesse reconstruit et reconçu selon la culture et l’histoire de ces derniers. Parmi les éléments entrant en jeu dans cette reconstruction, l’auteur précise que les philosophes, les scientifiques et les artistes ont une participation spécifiquement influente. Nous pourrions ajouter à cela les médias, et nous rejoignons par là même Semprini qui définit à son tour le monde « réel » comme l’ensemble des représentations qui parviennent à s’imposer comme des « faits naturels de la vie » en citant pour ce faire, Garfinkel240. Ainsi donc, au-delà de la définition de Goodman, les apports théoriques de Semprini nous mettent sur la voie d’une conception des mondes possibles nouvelle. Nous devons penser les mondes possibles fictionnels (ou en tout cas médiatisés), non plus comme des mondes distincts du monde réel, mais nous devons penser ces deux entités dans un système d’éléments interdépendants, dans lequel le monde réel serait en quelque sorte :
‘« l’addition de tous les mondes textuels, manifestés par la multiplicité des discours sociaux, qui auraient atteint un stade d’objectivité et de réalisme suffisants pour franchir le seuil sémiotique de la représentation et basculer pour un temps plus ou moins long, dans le territoire de la réalité sociale. »241 ’Les médias ont recours à ce type de construction, en étant à la fois relais et producteur de représentations sociales, leurs discours sont donc produits à la mesure d’une telle perspective, à savoir : diffuser de l’existant, reconstruit au travers de l’émergence d’un monde possible, accessible par le lectorat et se trouvant, réinjecté à plus ou moins long terme, dans la réalité sociale. C’est ainsi dans la rencontre entre une image, un discours, un magazine et les significations communes du public interprétant que l’émergence d’un monde possible sur lequel s’accorder pour réussir l’interaction énonciateur-destinataire est permise. Il s’agit donc davantage d’un processus de reconnaissance que d’un processus de connaissance, dans la compréhension immédiate d’une image ou d’un discours. En outre, le recours à ces mondes possibles dans la stratégie discursive des médias en vue d’une identification de son public, est nourri par l’utilisation du stéréotype. Facteur de reconnaissance optimale, le stéréotype, en proposant une accentuation des caractères identificatoires, est un « moyen » pour l’interaction entre les médias et leurs publics. Usant ainsi de stéréotypes qualifiés de « positifs » et non de stéréotypes discriminants, les médias dans la construction de leurs discours, garantissent le processus de reconnaissance efficace dans l’interprétation.
C’est dans cette construction de mondes possibles et dans le recours aux stéréotypes reconnaissables, que les représentations de l’identité féminine, complexe et multiple telle que nous l’avons vu, peuvent trouver leur salut. Ainsi donc, nous formulons la première hypothèse que la presse féminine ne propose pas « une » représentation du genre féminin, mais plutôt un ensemble de représentations variées, constituant un monde possible, où coexisterait une pluralité de « genres féminins », une série de représentations du genre, accessibles et préhensibles, faisant tout à la fois écho à une réalité sociale vécue et à un imaginaire partagé.
A. Semprini, Analyser la communication : comment analyser les images, les médias, la publicité, op. cit.
N. Goodman, Manières de faire des mondes (Nîmes : Chambon, 1992)
Ibid.
H. Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie (Paris : Presses Universitaires de France - PUF, 2001)
A. Semprini, Analyser la communication : comment analyser les images, les médias, la publicité, op. cit.