Nous présupposons, aux vues de la multiplicité d’états féminins en jeu dans la construction d’une identité féminine, que le genre féminin n’est pas traductible en une seule image qui se trouverait révélatrice de tout l’ensemble de ces caractéristiques sociales et culturelles. Ainsi donc nous avons proposé deux alternatives pour la représentation de l’identité féminine. D’une part, il s’agit de construire une image composant avec plusieurs facettes, non exhaustives, de l’identité féminine, et de proposer une représentation parmi d’autres, d’un état de femme « possible ». D’autre part, il peut s’agir de la construction de plusieurs images, agencées en un tout plus ou moins homogène dans les représentations sociales et culturelles traduites, qui viendrait constituer les figures d’un monde possible, dans lequel la femme ainsi mise en scène, trouve sa place. Cette agencement de plusieurs images homogènes, articulées autour de la mise en scène d’une femme-modèle, est ce que nous allons nommer ici une série mode. Si le sujet avancé par la presse féminine dans ses rubriques, pour la diffusion de ces images, est la mode, nous voyons bien qu’un autre élément reconnaissable et nécessaire dans cette construction est la femme, et bien sûr, son corps. Ainsi donc pour l’étude de ces images de mode, ne devons nous pas seulement composer avec la mode et ses objets, les vêtements, les accessoires… mais aussi et surtout avec la femme et son corps, au travers de l’observation plus précise de ses postures, de ses gestes, et de son contexte. La mise en scène alors proposée est une composition dont les signes appartiennent à plusieurs systèmes de significations, nous avons les signes du corps, les signes de la mode, les signes sociaux de l’environnement de la mise en scène, comme Monneyron nous l'indique :
‘« […] la photographie de mode est, à l’évidence, plus encore illustrative et elle apparaît comme une vraie pensée symbolique du social. Plutôt que d’impliquer le seul contexte comme beaucoup de photographies, d’art ou non, elle implique aussi un corps et un vêtement, deux éléments déjà lourdement chargés de significations sociales et symboliques. Par conséquent, avec elle, c’est toute une analyse sociologique qui peut être conduite, mais une analyse sociologique de grande ampleur qui, loin de rester à la surface des choses, pénètre sous cette surface. »253 ’C’est l’articulation de l’ensemble de ces systèmes arrangés en un seul qui permet alors la traduction d’un message, et bien au-delà du message de « ce qui est à la mode » ou de ce qui se fait ou de ce qui ne se fait pas en matière de vêtement, mais surtout subsidiairement nous sommes face à un message traduisant ce qui se fait et ce qui ne se fait pas en matière de féminité.
Nous considérons donc l’image de mode comme une sorte de répertoire de connaissances, interprétable comme tout système de signes en convoquant le partage d’un langage commun au producteur et aux récepteurs, en faisant écho à un imaginaire social préexistant à l’expérience immédiate de la perception de l’image. Nous sommes donc face à une représentation médiatisée construite sur les bases de représentations sociales connues et reconnues, mais nous sommes, considérant les fonctions de l’image et celles de la presse féminine, également face à une proposition de mondes possibles, vraisemblables mais non nécessairement existant en tant que tels dans la réalité vécue. Ces mondes possibles, oscillant entre prescription aliénante pour les féministes et anticipations sociales pour les défenseurs de la mode en tant que moyen d’émancipation et de libération pour la femme nous questionnent d’abord, avant toute considération idéologique, sur les possibilités techniques requises pour construire leurs représentations en images. Nous avons donc vu que le recours aux séries mode permet à la presse féminine de soumettre un monde possible, interprétable pour son lectorat, qui permettrait à celui-ci de s’identifier. Dans une telle mesure, nous voyons donc dans un premier temps, que la logique même des stratégies discursives médiatiques, imposent à la presse féminine de répondre dans ses représentations à des attentes sociales établies en termes de représentations de la féminité. Bien sur, nous pouvons donc accorder le crédit aux féministes qui notent un stéréotypage spécifique au sein de la presse magazine féminine. Mais comme Chabrol254 nous l’indique dans son analyse en réception des discours de la presse magazine féminine, le stéréotypage, bien qu’existant, n’est subi et ressenti que par une minorité des lectrices, qui elles-mêmes s’identifient distinctivement des femmes « féminines » et viennent presque à revendiquer avant toute lecture ou toute expérience de la presse féminine, le refus des représentations « féminines » et exclusivement féminines de la femme. Ainsi donc, Chabrol nous démontre que le caractère performatif du stéréotypage sur le public est à prendre en considération, non seulement dans la production des messages mais également et presque principalement dans la réception et la production de sens propre à chaque récepteur. Aussi note-t-il la présence aujourd’hui de représentations contre-stéréotypées dans la presse féminine qui quant à elles, ne font guère l’objet d’une classification ou d’une analyse, et dans le cas où elles seraient prises en considération dans les études de stéréotypages, sont relayées elles aussi à des contre exemples tout à fait performants dans le renforcement même du stéréotype mis en scène.
Aucune place n’est donc laissée à l’étude de ces contre-stéréotypes en tant qu’images singulières et entières, seule leur considération en tant que renforcement du stéréotype est prise en compte. Pour autant si nous accordons une performativité aux représentations médiatiques de genre, comme les féministes le font elles-mêmes dans leur dénonciation, pourquoi ne pourrions-nous pas considérer les images contre-stéréotypées comme des procédés imageants eux-mêmes opérationnels dans l’identification d’un genre ? N’y existerait-il qu’une représentation aliénante de la féminité ? Les séries mode dans ce cas, se faisant seulement et efficacement le relais de stéréotypes aliénants, pourraient-elles être ainsi soumises à l’interprétation d’un public féminin socialement évolué, instruit et aujourd’hui plus qu’hier, éduqué aux stratégies discursives médiatiques, et rencontrer de tels succès ?
Nous admettons dans nos premières suppositions quant à la production des images de mode dans la presse magazine qu’elles traduisent des « représentations collectives dominantes »255, tout comme vient le faire tout discours médiatique construit. Toutefois, en tant que produits sociaux, en tant que procédés imageants portant la connaissance et le savoir, en tant qu’images de femmes présentées à un groupe de femmes imprégnées des avancées sociales permises par le féminisme, les images de mode, nous semble-t-il, dans leurs objectifs de séduction de leur cible, doivent prendre en compte l’ensemble des références de leur public et lui fournir un modèle d’identification ne pouvant se résumer à un stéréotype négatif. Nous devons donc baser nos recherches pour répondre à la question de la représentation du genre féminin dans la mode, sur les séries mode, en tant qu’elles constituent des mondes possibles vraisemblables « séduisants », en proposant des mises en scène de la mode et de la féminité dans des contextes sociaux et culturels eux aussi traduits dans les images.
Monneyron256 attribue aux images de mode la possibilité de se présenter sur trois niveaux différents. Le premier niveau est celui qui consacre le vêtement en tant que sujet principal de la représentation, comme une vitrine de boutique le ferait ou encore un mannequin en défilé de mode. Le deuxième niveau est celui de la photographie, qui, associant un mannequin, à un décor et aux vêtements portés, constitue non plus une simple présentation mais une représentation. Et enfin, le troisième niveau est celui de la représentation par le biais d’une diffusion médiatique, qui consisterait alors davantage à une « rediffusion », des défilés par exemple, d’une présentation de la mode. Monneyron prête alors au deuxième niveau un intérêt particulier dans la mesure où c’est celui qui« exerce (indiscutablement) la plus grande attraction sur le regard du spectateur et par lequel les images de mode ont l’impact le plus fort ». Posant la photographie de mode comme une vraie « pensée symbolique du social », Monneyron insiste sur l’implication du corps et du vêtement, éléments socialement chargés de sens déjà, dans ce type d’images. C’est par l’approfondissement d’une telle implication du corps et de ses postures, dans un contexte social et culturellement imagé lui aussi, que l’auteur présuppose l’émergence d’un imaginaire de la mode, propre à ce système de signes qu’est la photographie de mode, qui serait en quelque sorte l’addition d’un imaginaire du vêtement et d’un ensemble d’éléments extérieurs qui agiraient comme autant de variables dans l’interprétation du système « vêtements ».
‘« Dans la mesure où, dans la photographie de mode contemporaine [...] le vêtement, qui n’est bien souvent que prétexte, est de plus ou plus oublié par le regard du spectateur, il pourrait même être tentant de transformer cette addition en soustraction, et de définir l’imaginaire de la mode comme l’imaginaire se formant autour d’un mannequin et d’un contexte mais auquel on aurait enlevé toute référence au vêtement. »257 ’Dans une telle perspective d’étude des images de mode, nous pouvons évoquer les analyses de Barthes258 quant au système de la mode, qui conférait déjà à la mode, un imaginaire qui lui était propre, en tout cas un système de références opérationnel dans le cadre défini de la présentation de la mode, mais qui toutefois accordait au langage et aux écrits une importance majeure dans l’interprétation des images de mode. Ainsi étudiées, avec leur descriptif, les images de mode utilisées n’alimentaient pas à elles seules un processus de signification mais c’est associées à des pratiques langagières spécifiques à la description de l’objet « mode » que le sens pouvait émerger. Dans notre cas, il s’agit d’étudier non pas les images langagières utilisées pour produire du sens dans les représentations de la mode, mais d’étudier directement la construction de sens émanant de la perception de l’image et donc très certainement construite pour aller dans ce sens d’une interprétation immédiate, indépendante du texte. Toutefois, nous pourrons nuancer cette indépendance et cette apparente autonomie des images des séries mode en précisant que chaque série est communément nommée ou titrée et que le langage alors utilisé pour les intitulés n’est pas transparent. En outre, ces titres ne peuvent être étudiés comme les énoncés que Barthes a lui-même soumis à l’analyse, ces titres n’agissant pas en corrélation avec chacune des images pour en décrire le contenu, mais proposant seulement une piste d’interprétation, un simple jeu de mots parfois, servant seulement la mise en scène déjà déterminante et opérationnelle dans les images. C’est donc bien d’abord et principalement au sein des images et dans la considération de l’ensemble constituant la série mode que nous pouvons poser le cadre de nos analyses.
Si nous revenons au processus d’identification tels que nous l’avons défini dans les premiers chapitres, nous arrivons également à mettre en perspective l’identification sociale par le corps et sa mise en scène, ainsi que par le fait de vêtement et les significations sociales qui en découlent. S’il est question de représentation d’une identité féminine à l’intérieur des séries mode, nous comprendrons que la construction de cette représentation passe donc, comme le souligne Monneyron, par la mise en scène d’un corps de femme, de vêtements et d’un contexte social. Pour étudier les possibles représentations du genre féminin à travers la mode et ses images, nous ne devons donc pas nous cantonner à observer les vêtements mais plutôt à observer le système nouveau composé des signes du corps, des signes du vêtement et des signes du contexte. La représentation d’une identité morcelée, plurielle de la féminité et du genre féminin passe donc par l’utilisation d’agencements variés de ces trois sous-systèmes pour produire une représentation généralisatrice, opérant alors comme un monde possible interprétable. Nous posons ici la deuxième hypothèse de notre problématisation; les images de mode proposent un espace de négociation pour les représentations du genre féminin, en ce qu’elles composent avec un ensemble de systèmes de signes, que la presse féminine peut faire varier dans leur agencement pour proposer autant d’alternatives que de mondes possibles. La presse féminine dans la production de ses séries mode, a donc, en d’autres termes, recours à la fois au stéréotypage de genre pour optimiser la reconnaissance et à l’introduction de nouvelles représentations de la féminité, socialement anticipatrices, pour permettre de nouvelles formes de connaissances au travers de la diffusion d’images.
Ibid. 156
C. Chabrol, Catégorisation de genre et stéréotypage médiatique : du procès des médias aux processus socio-médiatiques, op. cit.
Ibid.
F. Monneyron, La photographie de mode - Un art souverain, op. cit.
Ibid. 157
R. Barthes, Système de la mode, op. cit.