Les indicateurs.

Nous avons recensé dans les ouvrages consacrés à l’étude de la féminité et de ses rituels, de ses techniques, ou encore de ses parades, des formes d’indicateurs, d’invariants en quelque sorte, qui nous permettraient à notre tour, de coder puis de décoder les images de mode que nous choisissons d’étudier. Une première série d’indicateurs émanent ainsi spontanément à la réception d’une image de mode, comme Monneyron259 le souligne quand il expose sa propre théorie quant à l’imaginaire de la mode. Nous l’avons ainsi résumé ; les images de mode s’articulant autour d’un imaginaire de mode se composent donc d’une femme (le mannequin chez Monneyron), de vêtements, et d’un contexte photographique. Cette base étant la plus pertinente, nous allons nous même la reprendre puis l’étoffer selon nos hypothèses pour permettre une analyse détaillée de nos séries mode. Agissant ainsi comme trois dimensions du concept « image de mode » tel que nous choisissons de l’élaborer et de l’analyser, le mannequin, les vêtements et le contexte sont observés par le biais d’indicateurs dont nous pouvons alors évaluer la présence ou non dans les images du corpus.

Ainsi, nous prenons l’échelle de la série mode comme unité d’analyse ; au sein de cette série, plusieurs images de mode, toutes différentes, en ce qu’elles font varier à chaque fois le système de signes « vêtements » mais toutes stables dans leur structure, en qu’elles se composent chacune de la mise en scène d’une femme, dans un contexte, portant des vêtements donc. Si le système des vêtements fait donc dans un premier temps office de variable majeure dans la structure d’une série mode, nous allons supposer que les variations de représentations se jouent également à d’autres niveaux et nous supposons par là même que les postures de la femme peuvent varier également au sein d’une même série. Ainsi, nous allons devoir répertorier les possibilités de variation pour chacun de ses systèmes.

Pour mener à bien cette élaboration d’une grille d’analyse des images de mode, nous procédons dans un premier temps, à une brève observation sur une partie du corpus, afin d’obtenir de premières pistes pour notre typologie. Nous avons fait l’hypothèse que nous sommes face à un stéréotypage et simultanément au sein de la série, ou du magazine (composé parfois de plusieurs séries), face à une représentation nouvelle, anticipant sur les représentations sociales passées ou en cours d’usage. L’anticipation sociale nous sera abordable dans la mesure où nous sommes à même de considérer le contexte photographique comme métaphore d’un contexte social, comme système de signes « mis pour » désigner un champ social reconnaissable. Ainsi, si le contexte mis en scène ne relève pas d’un exemple de la réalité vécue, nous pourrons le considérer comme une possibilité sociale anticipatrice sur la réalité. Le stéréotypage quant à lui nous sera identifiable dans la mesure où nous sommes à même de considérer la femme mis en scène, son corps et ses postures comme un système de signes, « mis pour » désigner un type de féminité dans une situation sociale reconnaissable. Nous arrivons ainsi à composer notre grille d’analyse autour des variations possibles des trois systèmes de signes structurant la représentation : les variations des vêtements, les variations du contexte, les variations des postures de la femme.

Par la suite, d’autres lectures et approfondissements des discours empruntés aux sciences sociales, doivent nous mettre sur la piste d’une première typologie « théorique » que nous allons devoir vérifier au cours de nos analyses.

Nous pouvons pour cela nous appuyer à la fois sur les études d’Heinich260 et des états de femme, ainsi que sur les propos de Bourdieu261 quant aux marqueurs du corps social, tout comme nous allons faire appel encore à Goffman dans son étude de la ritualisation de la féminité262 et du déploiement du genre263. Bref, les apports théoriques sont nombreux et se croisent suffisamment efficacement pour nous permettre d’évoquer ici une première typologie. Cette méthodologie pour notre cadrage conceptuel s’inscrit dans une démarche hypothético-déductive, partant de postulats de base théoriques, soumis au test de nos investigations par la suite, comme le suggère la méthode de Quivy et Campendhoudt264. Comme le précisent les auteurs, nous avons procédé après notre questionnement de départ, à une phase d’exploration théorique des phénomènes à étudier, nous avons ensuite précisé notre problématique, pour laquelle nous produisons désormais un modèle d’analyse. Ce modèle d’analyse a pour objet les séries mode de la presse magazine féminine. Afin de mesurer les variations de cet objet, présent sous diverses formes dans notre corpus, nous avons donc à fournir une série d’indicateurs, observables et mesurables. Ce sont ces indicateurs dont nous faisons désormais la présentation qui nous permettent de dresser une typologie théorique, que nous soumettrons au test de l’analyse de notre corpus.

Partant ainsi du constat que la plupart des facettes de la féminité sont traditionnellement évoquées dans le contexte d’une société patriarcale et androcentrée,nous sommes amenés à considérer la présence de l’homme, explicite ou implicite, car intériorisée par les femmes, dans les mises en scènes photographiques. La prégnance de ce regard masculin dans la mise en scène, notamment celles des postures du corps en fait un indicateur notoire dans notre grille d’analyse. Ainsi donc, en plus du vêtement, de la femme et du contexte, au sein de ce contexte même et jouant comme variable également, le regard masculin devient un élément de la mise en scène que nous ajouterons à l’ensemble des indicateurs à relever. Concernant cette fois plus particulièrement le vêtement, et après avoir dénoté le possible regard masculin dans les mises en scène, nous sommes amenés à considérer la parure sous deux aspects distincts que nous avons abordés dans les premiers chapitres, la parure en tant que fait social pour maintenir l’ordre des choses dans une société stratifiée socialement et sexuellement différenciée et la parure en tant qu’élément de séduction notamment dans les interactions homme-femme. Ainsi nous sommes amenés à présupposer lors de l’élaboration de notre grille d’analyse, deux parures aux fonctions sociales distinctes quoique pouvant opérer peut être, nous le verrons, simultanément : la parure neutralisante, stéréotypée socialement et la parure séductrice, sexuellement marquée et opérant à un processus d’identification du genre pour qui l’arbore.

Enfin, dans la même veine que la précédente observation, nous faisons varier le système de signes corporels. Ainsi donc, en cohérence avec le contexte social, le regard masculin, et la parure, les postures du corps sont amenées à varier elles aussi et à figurer parmi les indicateurs à relever dans l’analyse des images de mode. Variables en fonction des autres indicateurs de l’image de mode, les postures du corps viennent compléter l’ensemble des systèmes de signes constitués en un ensemble supérieur et apportent une signification spécifique à la représentation donnée. Comprises dans un contexte social, en rapport avec la présence d’un regard masculin et portant des vêtements choisis selon ces précédents critères, les postures du corps sont donc amenées à traduire elles aussi, soit le maintien de l’ordre social établi soit une forme d’anticipation sociale dans la représentation de la féminité ainsi proposée. Ainsi, tour à tour, stéréotypées ou innovantes, nous supposons que les postures du corps participent du système de la représentation du genre féminin dans les images de mode et méritent que nous y posions un regard analytique spécifique.

Cette configuration d’indicateurs se retrouve dans les analyses de Goffman265, en ce qu’il confère lui aussi à l’ensemble des systèmes « vêtements+postures+contexte » un pouvoir signifiant particulier. Ces indicateurs sont donc à étudier non pas seulement dans une perspective quantitative qui consisterait à noter leur récurrence, indépendamment du système plus général (la presse féminine et les pages mode) qui les abrite, mais davantage dans une perspective d’arrangement voire d’agencement.

‘« Dans une collection d’exemples en images (qu’il s’agisse d’illustrations ou de représentations de cas réels) sur un thème commun, il y a plus qu’un simple procédé permettant de s’assurer que le phénomène étudié apparaît clairement à la vue du spectateur. Pour cela, il suffirait le plus souvent d’un ou deux exemples. En outre, à la différence des conceptions traditionnalistes en matière d’échantillonnage, la taille de la collection n’a nullement pour but de démontrer la prédominance de tels ou tels cas au sein de l’échantillon et (par extension) au sein du domaine d’où celui-ci est tiré. Car l’intérêt d’avoir divers exemples en images d’un thème unique, c’est qu’ils apportent un éventail d’arrière-plans contextuels différents, qui viennent éclairer des disparités encore inédites, alors même qu’ils manifestent un dessein identique. Or, d’une certaine façon, la profondeur et l’étendue de ces différences contextuelles sont ce qui donne le sentiment d’une structure, d’une organisation unique sous-jacente aux écarts superficiels. »266

Nous nous appuierons pour établir la méthodologie de nos analyses sur les remarques de Goffman quant à sa propre méthode d’analyse des ritualisations de la féminité. Il apparait dans ce cas que le besoin de répertorier les écarts ou de constituer une typologie ne réside pas dans une nécessité de quantifier les occurrences, mais d’identifier des structures sous-jacentes stables, qui, en portant des agencements variables des indicateurs, contribuent à restituer un modèle reconnaissable. Ainsi nous tâcherons de procéder de la même façon dans nos observations et notre typologie, il ne s’agit plus pour nous seulement de répertorier, indépendamment les unes des autres, les variations de chacun des indicateurs, mais de mettre en exergue, au travers de ces multiples variations, des modèles de la féminité stables, reconnaissables, entre le stéréotype et possiblement l’anticipation sociale. Ces modèles, alors basés sur des configurations des indicateurs variables mais codant pour une représentation du même type, devront nous permettre d’élaborer une typologie des féminités représentées autour de seulement deux ou trois modèles majoritaires. Ainsi, la variation des indicateurs indiquera plus que de multiples représentations, des écarts possibles dans les représentations. Plus ou moins caractéristiques, plus ou moins idéales dans ce qu’elles répondent aux critères codant pour tel ou tel type de féminité, les séries mode devront être étudiées en ce qu’elles participent plus ou moins puissamment à la pérennisation d’un modèle stéréotypé de la féminité ou qu’elles participent d’une proposition de contre stéréotypes révélateurs de formes nouvelles et divergentes en termes de représentations du genre féminin. Nous retrouvons ici d’ailleurs les caractéristiques fonctionnelles imputées à l’image, à la fois se jouant de la reconnaissance stéréotypée d’un sujet et d’une connaissance nouvelle à apporter aux représentations sociales en cours.

Notes
259.

F. Monneyron, La photographie de mode - Un art souverain, op. cit.

260.

N. Heinich, États de femme. L'identité féminine dans la fiction occidentale, op. cit.

261.

P. Bourdieu, Remarques provisoires sur la perception sociale du corps, op. cit.

262.

E. Goffman, La ritualisation de la féminité, op. cit.

263.

E. Goffman, Le déploiement du genre, op. cit.

264.

R. Quivy & L. V. Campendhoudt, Manuel de recherche en sciences sociales, 2 éd. (Paris : Dunod, 1995)

265.

E. Goffman, La ritualisation de la féminité, op. cit. 40

266.

Ibid.