L’anticipation sociale.

Au-delà de l’élaboration d’un ensemble de critères et donc d’indicateurs variés codant pour une féminité stéréotypée au travers de trois dimensions (le corps, le vêtement, le contexte), nous partons de l’hypothèse qu’au sein de ces séries mode, un autre modèle peut exister ; ce qui conforterait notre réponse plus générale qu’il peut exister dans les représentations de la mode, un lieu naturel d’expression des représentations du genre féminin, en tant qu’espace de négociation, optimisant une identification complexe de la femme à ces modèles médiatisés. Ne pouvant décemment abonder dans le sens que la presse féminine ne serait qu’un relais de représentations de genre pérennisant la domination masculine, et considérant le succès sémiologique de telles représentations auprès d’un public féminin socialement évolué (par rapport aux années précédant l’émancipation féminine), nous allons tenter de mettre au jour d’éventuelles causes supplémentaires et complémentaires du succès rencontré par la presse féminine. Nous ne supposons pas ici de stratégies « négatives » qui consisteraient encore à dénoncer les savoir faire de la presse féminine dans le but de poursuivre ses objectifs de prescription de l’aliénation féminine, nous supposons seulement que dans leur production d’images de mode, les magazines féminins peuvent se faire les relais de nouvelles propositions en termes de représentations qui garantiraient une forme d’équilibre entre les normes sociales (telles qu’elles opèrent encore dans la société) et les nouvelles formes de reconnaissance voulue que les femmes portent aujourd’hui.

Nous avons nommé cette possibilité de nouvelles représentations « anticipation sociale », non pas en ce qu’elles s’inscrivent dans une volonté de libération ou d’émancipation de la femme, mais seulement en ce qu’elles ne trouvent pas de correspondance contemporaine dans la réalité vécue socialement par le groupe des femmes. Produisant donc un écart avec les représentations normées et attendues de la femme, ces représentations que nous cherchons à mettre au jour, font figure de nouveaux savoirs divulgués dans l’espace médiatique et donc à plus ou moins long terme, dans la société en général. Nous notons que nous cherchons ces nouvelles représentations au sein de la presse féminine et des images de mode, à défaut d’avoir pu les retrouver dans les analyses de la télévision ou de la presse généraliste. Les dernières études quant aux médias et à la représentation des femmes dans ce cadre nous indiquent en effet une suprématie encore vraie du sujet masculin dans les discours médiatiques. Or, si ce constat est vrai271 pour les messages diffusés auprès d’un public composé d’hommes et de femmes, de toutes générations, il nous paraît ici intéressant de confronter ce constat à une étude spécifique de discours médiatiques à l’attention des femmes, dans un univers qualifié de « féminin ». L’anticipation sociale sera donc reconnaissable en ce qu’elle se distingue des autres représentations, traditionnellement stéréotypées, et qu’elle ne fait pas écho non plus à une autre forme de représentation passée et ou vécue de la féminité. Nous pouvons devancer certaines remarques en notant que le terme « anticipation » viendrait supposer que presque systématiquement, après l’énonciation d’une telle représentation dans les médias, cette dernière viendrait habiter la sphère sociale toute entière. Bien sûr, nous manipulons cette expression avec mesure, nous n’avons pas une intention de prédiction de l’avenir des représentations sociales, nous évoquons seulement le caractère possiblement précurseur de certaines représentations du genre féminin, qui trouveront ou non leurs succès au sein de la société environnante, ce qui peut rester à prouver dans une autre étude et d’autres travaux en termes de réception des messages médiatiques cette fois.

Trois domaines de variables, trois dimensions donc, se sont dessinées après l’exposition de notre méthode d’analyse: le social par le contexte photographique mis en scène, le vêtement et le corps, au travers de la femme en présence. Ces multiples signes identifiés en forme d’indicateurs variables codant soit pour une féminité stéréotypée, soit pour un autre type de féminité qu’il nous reste à élucider seront consignés pour l’analyse dans le tableau qui suit, qui nous fournira le filtre, les « lunettes » en quelque sorte, qu’en tant qu’observateur, nous rendront opérationnels dans la lecture des images de mode. Cette grille de codage des images de mode et des séries que nous allons présenter ici, à la page suivante, repose dans sa structure, sur les théories étudiées précédemment qui nous ont alors permis de mettre en exergue des séries de critères, liés aux processus de stéréotypages pour les représentations du genre féminin. Cette grille est un premier support pour l’étude des séries mode mais ne saurait être exhaustive dans ses indicateurs. Au fil de l’étude, nombres de nouvelles postures par exemple, sont apparues. Elles ont trouvé leur correspondance dans la grille prévue, pour autant, nous n’avons pas décrit ici chacune des postures, elles sont alors rassemblées sous un « groupe » de postures similaires. Par exemple, nous n’allons pas jusqu’à préciser le type de flexion des jambes quand celles-ci sont fléchies, nous précisons seulement cette position du corps, en la distinguant d’une posture debout droite, ou encore d’une posture allongée.

Tableau 1 : Grille de codage pour l'analyse des séries mode.
Visage Droit-Face-Profil   Incliné   Désaxé-Tendu-Caché  
Orientation regard Sur un point du décor   Fixe YY-Vers le bas   Vers le haut, vers les coins externes  
Yeux Ouverts   Mi-clos – Fermés   Grands ouverts-clignements  
Bouche Sourire   Entrouverte – expression d’une émotion   Pincée - Rire – Grimaces – Sans expression  
Apprêts « Naturels »   Sophistiqués   Absents - Exagérés  
Corps Debout-assise-en marche   Allongée-Alangui-Offert-A genoux   Désarticulé-En l’air-Suspendu-De dos-Dansant  
Jambes Droites-croisées-à genoux   Écartées-Pliée/Allongée   Pieds en dedans-Genoux rentrés – En l’air  
Mains Long du corps - sur les hanches - en contact avec le décor – en action identifiable   En contact avec le corps ou le visage   En l'air - ouvertes – poings fermés –Bras ballants  
TOTAL CORPS            
Vêtements formes Adaptées à l'environnement, au climat et à l'action en cours - recouvrent le corps et les parties sexuées   Ajustés - mise en valeurs de parties du corps - découvrent une ou des parties (sexuées) du corps   Formes variées, mises en exergue dans l’image  
Vêtements matières Matité-Opacité   Légèreté-Transparence   Matériaux variés – Détails des finitions  
Vêtements couleurs En relation avec l'environnement et le thème   En relation avec le mythe féminin traduit (couleur dominante)   Dédiées au thème  
Accessoires -Bijoux Taille et matériaux traditionnels   Absents   Taille et matériaux mis en exergue dans l’image  
TOTAL VÊTEMENTS            
Environnement Extérieur identifié   Intérieur identifié   Studio- Non identifié  
Mise en scène Social   Intimité-Imaginaire   Ni social ni intimité  
Regard de l'homme En société   Suggéré ou présent, implicite   Non explicite  
Lumière Du jour, naturelle   Jeux d'ombres et de lumière   Artificielle, absence d'ombres  
TOTAL CONTEXTE            

Nous voyons désormais qu’en abordant ces systèmes de signes comme autant de possibilités de représentations, c'est-à-dire comme porteurs, dans des contextes différenciés, de sens variable, nous nous trouvons davantage face à une sémiologie des indices, qu’à une sémiologie proprement structuraliste. Houdebine272 décrit elle-même son approche, dans laquelle elle n’est pas à la recherche de structures stables mais plutôt « d’objets imprécis »,d’où sa sémiologie en deux « faces » : « l’une dite systémique, l’autre analyse interprétative. Elle ne se fonde plus sur opposition entre sémiologie de la signification et sémiologie de la communication. »Ainsi donc, si nous nous engageons à retrouver et à reconnaître l’empreinte du social en tant qu’arrière-plan opérationnel dans les mises en scène des images de mode, nous sommes également en mesure de nuancer la valeur de cet arrière-plan ou plutôt sa nature. Loin d’être une structure immuable, transversale à toutes les représentations, l’empreinte du social est au contraire l’objet imprécis dont il est question pour Houdebine. Si nous rappelons que cette structure est tout à fait mobile et variable, c’est en la considérant au temps de l’interprétation, donc au temps de sa diffusion, de la communication que nous comprenons sa nature. S’il est une performance significative, c’est donc lors du processus de signification, lorsque le système de signes est soumis à la perception et au décodage des récepteurs, plongés dans un environnement socioculturel fluctuant que cette performance a lieu. Les interprétants contextuels sont donc primordiaux dans l’analyse de production de significations entendue comme ici. Ajoutant une analyse systémique, structurale donc à des analyses interprétatives et communicationnelles, Houdebine273 propose une approche des signes qui veut résoudre le conflit entre fonctionnements constants et ajustements en réception des systèmes de signes. Les stéréotypes socioculturels à identifier sont alors mis en exergue à l’analyse interprétative, en ce qu’ils dépendent d’un contexte d’interprétation particulier et non pas seulement dans une analyse structurale systémique, qui bien que mettant en relief leur présence, ne peut à elle seule justifier de leur reproduction et de leur utilisation. De ce point de vue, la sémiologie s’inscrit dans la filiation de Barthes en introduisant en lieu et place des énoncés de connotation, la notion de « signifiant indiciel » support du processus d’interprétation où s’élaborent les représentations construites par les émetteurs et les récepteurs.

Dans notre grille de codage, nous prenons le soin dans un premier temps de répartir les indicateurs selon les trois systèmes de signes qu’ils mesurent, nous verrons par la suite si l’un de ces systèmes est privilégié dans la variation des indicateurs en fonction du type de féminité traduit.

Notes
271.

Le dernier rapport sur l’image des femmes dans les médias présenté par la commission de réflexion dédiée à cette thématique (présidée par Michèle Reiser) présente une évolution de cette place mais note toutefois encore la prédominance du sujet masculin dans les médias.

272.

A. Houdebine, Pour une sémiologie des indices (structurale et interprétative), op. cit.

273.

Ibid.