Nos premiers constats chiffrés nous ont donc permis de produire une première réponse à notre problématique, en testant la première hypothèse selon laquelle les images de mode composaient avec une pluralité de représentations du genre féminin. Mais ces constats nous mettent aussi rapidement sur la voie d’une deuxième interprétation pour le traitement de notre deuxième hypothèse. En effet, la typologie que nous avons élaborée nous permet de classer les représentations en fonction de procédés de stéréotypage établis dans les séries modes, opérant dans la composition des images et dans leur distribution au sein d’un numéro ou d’un ensemble de numéros. Nous pouvons donc avancer la confirmation de notre deuxième hypothèse, articulée en deux assertions, qui proposait dans un premier temps d’énoncer clairement le recours au processus de stéréotypage comme condition nécessaire de l’établissement d’un code commun entre média et public.
Ainsi, dans les mises en scène « normatives » proposant tour à tour une mise en scène du social ou une mise en scène de l’intime, nous reconnaissons aisément les stéréotypes sociaux en cours dans la société contemporaine et pour ce faire, nous cédons à la même interprétation que Goffman297 dans son étude des ritualisations de la féminité. Rappelons donc que pour saisir la portée stéréotypée d’une mise en scène du genre féminin, Goffman suggérait tout simplement d’envisager la même mise en scène pour un personnage masculin. Le constat alors d’une forme d’invraisemblance de la situation, ou en tout cas son identification en tant que situation non expérimentée et non expérimentable dans la réalité vécue, confère alors à la mise en scène étudiée le caractère de stéréotype de genre. Nous proposons de procéder de la même manière pour la reconnaissance du stéréotype de genre dans les séries mode et les images qui suivent, soumises à l’exercice de renversement que suggère Goffman, peuvent nous accorder sur l’existence du procédé de stéréotypage et sur la possible reconnaissance du public féminin dans ces représentations.
Qu’elle soit donc mise en scène dans un contexte social ou dans un contexte intime, la représentation de la femme est construite par une forme de congruence des indicateurs vers une attente sociale en termes de comportements et d’usages. Dans un cas comme dans l’autre, les femmes représentées sont dans des parades, dans des réponses induites par l’environnement social, et obéissent à une assignation de rôles caractéristiquement féminins, établis comme tels et intériorisés au cours d’une socialisation spécifique, qui peut se trouver renforcée par la diffusion de tels messages de genre. Nous notons donc pour les mises en scène du social, une congruence des indicateurs vers une banalisation de la représentation, proposant une subordination de la femme aux attentes normées de la société androcentrée.
Pour les mises en scène de l’intime, nous sommes cette fois face à une accentuation de la différenciation sexuelle des individus. Ces jeux de séduction et cette érotisation du corps de la femme indiquent à la fois une forme de domination masculine (en tout cas un regard masculin à séduire) mais également, et notamment dans le cadre des séries de Cosmopolitan, une appropriation par la femme des rites de séduction, au sein même d’un univers qui lui est propre, celui de la presse magazine qui lui est dédié.
Nous sommes donc en présence de systèmes de signes, le corps, les vêtements et l’environnement qui codent ensemble pour une représentation stéréotypée de la féminité, au travers de la mise en scène de parades sociales reconnaissables, mettant en jeu la séduction et ses rituels, et préfigurant un arrangement des sexes, comme préexistant à l’interaction réelle, intériorisé puis développé par la femme elle-même pour son identification, relative au regard objectivant des hommes. Nous pouvons ici rapprocher nos constats des propos de Goffman quant au déploiement du genre, allant jusqu’à proposer déjà qu’il n’y aurait pas d’identité de genre, en argumentant sur la subtilité du terme lui-même, qui tendrait à rendre identitaire un ensemble de pratiques codées reproduites par les individus :
‘« Ce qui caractérise précisément la nature humaine des hommes et des femmes, c’est donc la capacité d’apprendre à fournir et à lire des présentations de la masculinité et de la féminité et la volonté d’adhérer à un programme de représentations de ces images, capacité qu’ils ont en tant que personnes et non en tant que femmes ou hommes. On pourrait aussi bien dire qu’il n’y a pas d’identité de genre. Il y a seulement un programme de représentation du genre et il n’y a pas de relation entre les sexes qui puisse être caractérisée de manière satisfaisante. Il y a seulement des indices de la pratique entre les sexes de chorégraphier de manière comportementale le portrait de cette relation. Et ce dont nous parlent ces portraits le plus directement ce n’est pas du genre, ou de la relation générale entre les sexes, mais du caractère spécial et du fonctionnement de ces représentations. »298 ’Ces propos rencontrent nos propres objectifs d’étude, en ce qu’ils précisent l’importance de l’étude des représentations des pratiques de genre pour saisir le caractère a priori identitaire des parades de genre, parades qui pour Goffman toujours, relèvent davantage du symptôme même que du portrait.
Il est intéressant désormais d’approfondir la production de ses mises en scène et leurs représentations, en étudiant de plus près la ventilation des indicateurs au sein des images, selon qu’ils font varier les systèmes de signes du corps, du vêtement ou du contexte.
E. Goffman, La ritualisation de la féminité, op. cit.
E. Goffman, Le déploiement du genre, op. cit. 124