5.3.2 Normes et consensus sociaux dans les parades de genre.

Nous voyons dans le procédé de stéréotypage un moyen d’élaborer le contrat de lectorat du magazine féminin, et nous en tenant à la stratégie discursive des médias, nous voyons au travers de ce procédé, une possibilité de partage d’un code commun, d’un langage, propre aux séries mode, fusionnant dans un premier temps les attentes sociales normatives et les mises en scène de la mode. Le stéréotypage en tant que moyen et non plus en tant que fin, loin de provoquer la controverse chez les lectrices toujours fidèles, signifie au contraire la présence d’un consensus. Les normes sociales alors mises en scène et réinterprétées dans l’imaginaire de mode alimentent comme nous l’avons déjà dit un socle de connaissances communes partagées, sur lequel la construction de mondes possibles fictionnels peut avoir lieu et peut permettre leur acceptation et leur compréhension. Or, si nous évoquons la stratégie discursive des médias, nous devons évoquer par là même leur ciblage. Dans la présentation de notre corpus, nous avons cité pour cela les descriptions des cibles telles qu’elles sont présentées par les magazines eux-mêmes. Nous devons donc désormais mettre en perspective ces ciblages et les images produites à cette fin. Nous supposons en effet que les différences en termes de production de représentation trouvent une explication dans le ciblage élaboré.

Aux vues des descriptions de cibles portées à notre connaissance, nous voyons clairement qu’au-delà d’une description plus ou moins élaborée des socio-styles, c’est une catégorisation par l’âge qui domine le ciblage. Ainsi, croisant à la fois les données des cibles visées par les magazines et les données réelles de la consommation, nous distinguons trois classes d’âge différentes pour nos trois magazines. Cosmopolitan est un titre ciblant une jeune génération et sa consommation est en effet majoritaire auprès de cette cible des moins de 30 ans. Femme Actuelle quant à lui est consommé par un lectorat plus âgé, les plus de 50 ans figurent par exemple de façon notoire dans ses consommatrices. ELLE, s’il semble s’étendre sur une classe d’âge plus large dans son ciblage, reste néanmoins le magazine rattaché à une génération intermédiaire par rapport aux deux autres titres, nous pouvons considérer que les plus de 30 ans et les moins de 50 ans figurent parmi les lectrices les plus représentées. Il est intéressant de confronter ce ciblage aux types de représentations du genre féminin présenté dans chacun des titres. Ces premiers constats ne sont qu’autant de prémisses à des recherches supplémentaires nécessaires si notre étude ici se basait sur la réception des messages médiatiques. Ils figurent donc dans nos travaux comme autant de pistes de réflexion ouvertes.

Il apparaît par exemple que Femme Actuelle ne propose pas à son lectorat, le plus âgé pour notre corpus, de mise en scène de l’intimité, de même qu’il ne convoque pas les marqueurs du corps pour traduire l’intimité mais davantage la socialisation. Ainsi donc, le contrat passé entre les lectrices et le titre semble engager l’absence de sexualisation du corps de la femme, tout en présentant en parallèle des mises en scène tout à fait débrayées d’un environnement socialement reconnaissable. Les femmes ainsi représentées pour l’identification de la cible de Femme Actuelle semblent donc tout à fait extraites d’un jeu de séduction pour n’exister que dans un ensemble de parades du social, ou dans des mises en scènes en dehors du social, mais en tout cas, dénuées de toute sexualisation. Les indicateurs traduisant des traces d’une représentation en dehors du social et de l’intime sont représentés dans le recours aux signes du contexte, ainsi dans Femme Actuelle, les représentations des femmes ne s’extraient que partiellement du social, en s’extrayant d’un décor reconnaissable, mais reproduisent les schèmes des stéréotypes de genre, stéréotypes d’une représentation de la femme socialisée, sexuellement neutralisée, dans une interaction sociale avec le monde extérieur et non pas avec l’homme.

Pour ELLE, au contraire, la séduction est de mise dans la construction des représentations. Le contrat établi ainsi entre ces lectrices, plus jeunes, et ce média, supporte donc la nécessité d’intégrer les rituels de séduction aux représentations de la féminité. Comme « autorisée » auprès de cette cible par rapport à la cible de Femme Actuelle, cette séduction semble presque nécessaire dans le dialogue du média avec ses lectrices. Diluée dans chaque série mode, la séduction connote une identification de la cible basée sur sa capacité de séduction, et finalement sur son interaction dans le cadre d’un échange avec les hommes et la société androcentrée. Paradoxe peut-être quand nous connaissons les objectifs de ELLE, qui a su parfois se réapproprier le discours féministe, la mise en scène du genre féminin dans ELLE apparaît pour autant des plus normative quant aux impératifs de séduction d’une « femme féminine ». Les lectrices de ELLE paraissent donc s’identifier, à leur âge et dans ces conditions, à cet exemple normatif de féminité, qui ne fait pas incarner le stéréotype seulement par le corps mais par l’ensemble de la mise en scène, à savoir les vêtements et le contexte en sus, stratégie d’énonciation qui ne permet donc pas de subversion portée par la mode, qui vient elle-même alimenter la condition de séduction nécessaire à une telle représentation du genre féminin. La cible de ELLE semble donc s’identifier à son âge à ce personnage féminin nécessairement séduisant.

Cosmopolitan quant à lui présente à sa cible de multiples possibilités de représentations articulées simultanément dans un même numéro, passant ainsi un contrat de lecture différent avec ses lectrices. Comptant vraisemblablement sur la capacité de cette jeune génération à intégrer une pluralité de mondes possibles pour leurs représentations, ce titre joue de la complexité de l’identité féminine, que nous pouvons supposée « assumée » par cette génération. La séduction ne semble plus « naturalisée » comme dans ELLE, mais choisie au gré des représentations, tantôt délaissée, tantôt mise en scène. En outre, le corps et ses marqueurs incarnant le stéréotype de genre, soit social, soit intime, donc dans l’ensemble des interactions du personnage féminin, il devient possible, après acceptation de telles parades maîtrisées, que le vêtement soit à son tour porteur d’une possible subversion dans un contexte en dehors du social et en dehors de l’intime. Le public féminin de Cosmopolitan, à son âge, semble donc s’inscrire davantage dans une perspective de choix et de maîtrise de l’image du corps et de la mode, à des fins d’expression stratégiques liées au contexte mis en scène.

Nous pouvons ici émettre de nouvelles hypothèses qui nécessiteraient un approfondissement de nos recherches quant à la réception des images de mode. En effet, nous évoquons seulement ici la nécessité d’un lien entre ciblage et représentations construites et nous supposons que l’adaptation de ces dernières découle possiblement de la classe d’âges des consommatrices. J’évoque cette approche plus précisément dans le cadre d’un colloque dédié aux parcours de vie, dans lequel je présente l’épreuve du jeunisme à laquelle sont soumises les représentations de la femme dans les magazines féminins. Cette problématique constituant un champ d’études à part entière, nous nous contenterons ici d’émettre seulement ces hypothèses qui restent à tester dans le cadre d’une autre recherche. Il paraissait toutefois impossible de faire ici l’économie de cette approche, celle-ci nous indique en effet que les représentations sexualisées des femmes n’ont pas cours auprès de toutes les cibles, démontrant ainsi que le consensus est trouvé notamment dans l’exploitation ou non des rituels de séduction de la « femme-féminine » et démontrant qu’un contournement des attentes sociales pour la production du genre féminin est permis par l’usage de la mode quand la cible accepte l’incarnation maîtrisée du stéréotype par les personnages féminins mis en scène. La sexualisation du corps de la femme n’est pas exploitée de la même façon selon la cible, et si une jeune génération semble s’identifier dans une utilisation stratégique de la séduction (Cosmopolitan), les générations plus âgées semblent quant à elles s’identifier davantage dans les injonctions à séduire (ELLE) ou à ne plus séduire (Femme Actuelle). Nous pouvons retrouver dans ce déploiement de l’appareillage de séduction les différentes étapes de la féminité telles que nous les avons identifiées précédemment. La mise en scène d’une disponibilité sexuelle dans Cosmopolitan et d’une séduction constante dans ELLE laisse donc place à une forme de négation de la sexualité et de la séduction passé un certain âge, comme on le suppose pour Femme Actuelle. Toutefois, nous notons pour Femme Actuelle, contrairement à ELLE, que les femmes représentées peuvent par contre s’extraire plus souvent du social, pour des mises en scène en dehors de tout environnement normé. Nous pourrions y voir une absence « d’enjeu » pour cette femme, contrairement à Cosmopolitan cette fois, dans lequel les mises en scène en dehors du social, complètement différenciées des autres mises en scène, semblent davantage être interprétées dans une forme de « choix », ou même de « refus » des normes instituées dans les séries complémentaires. La nature du contournement des attentes sociales participe donc aussi à des interprétations différentes quant au consensus traduit, lui-même interprété au travers du ciblage des magazines.