6.1 Performance et stéréotypes : performativité des représentations du genre.

6.1.1 Définition et fonctions du stéréotype.

La psychosociologie a soumis à l’analyse de nombreux cas de stéréotypes pour en extraire le caractère performatif dans le cadre de l’expérience. Ainsi donc a-t-on vu vérifier que les cibles d’un stéréotype négatif pouvaient s’y conformer dans l’action, comme pour y répondre et le confirmer après l’avoir intériorisé. C’est le cas notamment dans une expérience menée auprès de groupes de collégiens en classes de mathématiques305. Partant de l’énoncé « les filles sont moins bonnes que les garçons en mathématiques » choisis parmi tant d’autres, les spécialistes ont fait varier la composition des groupes, mixtes ou non, et l’énoncé d’une consigne de géométrie, soit en la présentant comme un exercice complexe de mathématiques soit en la présentant comme un jeu. Les résultats sont probants quant à la performativité du stéréotype sur sa cible, les filles au sein de groupes mixtes auxquels on a présenté l’exercice complexe de mathématiques obtiennent de moins bons résultats que les filles d’un groupe non mixte auquel on présente un jeu. Ceci reste un exemple isolé mais le stéréotype ici traité se rapporte à notre propre cas d’étude. En effet, s’il est question d’un stéréotypage dans les énoncés de la presse magazine féminine, et dans ses images, que peut-on dire de sa performativité ? D’une étude de production et de diffusion de message médiatique, nous ne pouvons avancer de possible performativité pour les comportements à venir de la cible. En d’autres termes, il nous faudrait pour tester cette performativité, mettre en exergue l’adoption réelle de comportements directement liés aux représentations de la femme dans les pages mode, ce que nous ne sommes pas à même de faire ici dans le cadre de notre analyse de corpus. Toutefois, nous pouvons déterminer quels moyens le stéréotype déploie ici pour être non plus performatif mais tout du moins performant dans le processus de signification. Ainsi nous pouvons, plutôt que de déterminer sa fonction à la réception, déterminer sa place à la production et sa participation dans ce processus, au sein d’un ensemble d’éléments représentés.

Une étude à la réception peut également permettre d’identifier la place du stéréotype et ses fonctions dans le processus de signification, c’est ce type d’étude qu’a mené Chabrol306, en présentant des discours de natures différentes à un public divisé en sous-groupes de femmes dites « féminines » et de femmes dites « masculines ». Partant des arguments de la critique féministe libérale qui propose une relation de causalité entre les messages de genre et les effets sur les mentalités et les comportements, Chabrol précise la notion de « contrat de lectorat ». Engageant producteurs et récepteurs, le contrat de lectorat institue une forme de dialogue entre les deux instances faisant d’elles simultanément deux productrices de sens, les faisant entrer donc toutes deux dans un processus de co-construction de sens307. La critique féministe est donc déjà à nuancer dans la mesure où la réception d’un message et la production de significations par sa cible n’est permise que dans le cadre d’un « partage » préexistant au message considéré, et donc dans notre cas au stéréotypage construit par le média :

‘« La réception ne se produit pas dans un vide social, elle est régie par des déterminants psychologiques, de personnalité ou des facteurs socioculturels. La réception de la presse féminine est effectuée par un public féminin qui a conscience du contrat et des possibilités de négociation de ce contrat lors de l’exposition. »308

L’étude de Chabrol qui approfondit la réception des messages d’orientation féminisante ou des messages d’orientation non féminisante permet de comprendre la performance du stéréotype dans le processus de réception. Et cette performance est à nuancée dans un tel cadre. Ainsi les femmes « féminines » ont été en mesure d’apprécier les deux types d’articles, tandis que les femmes masculines se sont vues répondre négativement à la présentation d’articles féminisants. Si les femmes masculines ne veulent pas participer à la « consommation collective de mythes régulateurs », présentés dans les stéréotypages de la presse féminine, les femmes féminines quant à elles semblent composer avec cette présentation d’images.

‘« (Les femmes féminines semblent avoir) intégré l’usage psychiquement régulateur de la presse féminine contemporaine qui propose des représentations de personnages féminins dans des fictions, plus ou moins réalistes, conciliant des options comportementales, cognitives et affectives différentes, si ce n’est opposées ou même conflictuelles pour beaucoup dans la réalité vécue psychologique et sociale. »309

Au-delà donc de la performance du stéréotype dans l’interprétation de la cible (cible du média et cible du stéréotype), c’est de l’acceptation d’un monde possible fictionnel dont il s’agit ici. Ainsi, c’est du partage d’un imaginaire commun qu’il s’agit, et d’un niveau de réception et d’interprétation différent entre ces deux catégories de femmes, plus que des effets à proprement parlé d’un stéréotypage. Les femmes féminines reçoivent ainsi les messages féminisants stéréotypés ou non féminisants parfois contre-stéréotypés comme autant de représentations cohabitant, dans la contradiction ou dans l’opposition, dans un seul et même monde possible, pour partie fictionnel et pour partie librement inspiré d’une réalité sociale vécue. En cela, le processus de stéréotypage participe d’un espace de négociation plus vaste, dans lequel il complète d’autres processus de représentations de la féminité. Les femmes masculines dans ce cas, positionnée dans un refus du message féminisant, semblent incapables de reconstruire un monde possible fictionnel, tant leur interprétation mobilise la réalité sociale et non un imaginaire social. Ainsi, si les femmes féminines avaient elles mêmes refusé en bloc les messages non féminisants, aurions nous pu conclure que le stéréotypage performait de façon autonome et suffisante et écartait ainsi toute compréhension d’autres systèmes de représentation. Or, ici ça n’est pas le cas. Nous pouvons tout juste avancer que le stéréotypage, en tant que processus entrant en jeu dans la co-construction de mondes fictionnels possibles entre les producteurs et les récepteurs, utilise le contrat de lectorat et le partage d’un imaginaire commun entre ces deux instances pour participer à une diffusion plus hétérogène de représentations de la féminité. Nous pouvons avancer ici que cet imaginaire commun partagé dans le cadre des images des séries mode, soumises à la même interprétation et aux mêmes stéréotypages, est l’imaginaire de la mode. C’est au travers de l’acceptation des mondes fictionnels ainsi co-construits et dans le partage de significations représentées dans les photographies de mode, que la réception du stéréotypage peut se faire, et nous ne pouvons à ce stade clairement établir la performativité de stéréotype de genre, et répondre aux assertions de la controverse féministe quant à ces procédés médiatiques, en tout cas, dans le cadre des images des séries mode.

Si nous reprenons notre corpus pour exemplifier notre dernier constat, nous voyons que de nombreuses mises en scènes ayant recours aux indicateurs d’une mise en scène du social proposent une distorsion entre le contexte et les postures. Ainsi, des postures codant pour une mise en scène en dehors du social viennent s’introduire dans la représentation de la féminité neutralisante et nuancer cette vraisemblable neutralité en convoquant des indicateurs extérieurs à ce type permettant une véritable distanciation de la femme représentée avec son environnement. C’est dans ce type de mise en scène, transversale aux types neutralisant et hors du social, que nous pouvons trouver une illustration idéale de la construction d’un monde possible dans lequel l’imaginaire de la mode rencontrerait une réalité sociale vécue. Le processus de signification alors en cours nécessite l’acceptation de ce monde fictionnel empruntant ses représentations à l’imaginaire de la mode310 et non plus seulement à l’imaginaire social. Compris de cette manière, le processus de stéréotypage n’est plus indépendant, autonome et systématiquement performatif, dans le cadre de diffusion d’images de mode. Il est complémentaire de représentations liées à l’imaginaire de la mode, et participe d’un ensemble de représentations manipulées dans l’image de mode qui viennent nuancer ses effets et surtout les situer dans le cadre de l’expérience de la lecture du magazine et non pas dans le cadre de l’expérience d’une réalité sociale et psychologique. Si les frontières entre ces deux expériences peuvent demeurer floues dans les messages discursifs de la presse magazine, notamment quand elle a recours au témoignage ou à la co-énonciation, il n’en va pas de même dans l’image de mode. Utilisant un mannequin, soit un modèle idéal fictionnel, pour représenter la femme, et ayant recours à la création d’un décor (même réaliste, qui reste fictionnel), l’image de mode peut se présenter comme vraisemblable mais en aucun cas comme représentative d’une réalité sociale existante. L’image de mode n’est donc pas à considérer comme une simple illustration de discours mais vient s’imposer ici comme une construction à part entière, communiquant autour de représentations du genre féminin et convoquant un imaginaire qui lui est propre, à savoir celui de la mode. L’identification d’une image en tant qu’image de mode étant explicite au sein des magazines et ses éléments étant significatifs de son procédé technique de réalisation, il n’est pas de traces dans l’image de mode qui permettent de l’identifier en tant que photographie de la réalité, mais plutôt des traces permettant de la situer clairement dans le monde des images construites et pour reprendre Monneyron, dans le monde de la création, de la créativité et non plus seulement de la représentativité.

Notes
305.

S. J. Spencer, C. M. Steele & D. M. Quinn, Stereotype threat and women's math performance. Journal of Experimental Social Psychology, 35 (1999) 4-28

306.

C. Chabrol, Catégorisation de genre et stéréotypage médiatique : du procès des médias aux processus socio-médiatiques, op. cit.

307.

S. Fisher & E. Veron, Théorie de l’énonciation et discours sociaux, op. cit.

308.

C. Chabrol, Catégorisation de genre et stéréotypage médiatique : du procès des médias aux processus socio-médiatiques, op. cit.

309.

Ibid.

310.

F. Monneyron, La photographie de mode - Un art souverain, op. cit.