Qu’en est-il donc du sujet s’il a conscience de la parade ? Décrit comme un acteur stratégique, qui reconnaît dans chaque situation, une situation passée expérimentée par lui ou par d’autres au travers de sa socialisation, l’individu dans l’interaction se conforme aux mises en scènes en adoptant les parades adéquates face à autrui. Presqu’arrivé au stade de stimuli-réponse, l’interactionnisme en vient à décrire un monde de mises en scène régies par des automatismes de réponses, socialement, moralement, culturellement convenues, qui permettent, de façon continue, de reproduire l’ordre des choses tel qu’il est établi par les institutions et par la société. A moins d’un faux pas ou d’un accident, de nouvelles représentations ne peuvent être admises qu’à la suite d’un long processus de modification, et une convocation brutale d’une nouvelle représentation dans une mise en scène « déjà écrite » voue l’interaction à l’échec (l’interaction ou la reproduction de l’ordre établi). Or, si ces parades, leurs tenants et leurs aboutissants, sont autant de mises en scènes connues et reconnues, préétablies et dictant les comportements, alors l’acteur stratégique peut à son tour en manipuler les ficelles et ainsi instaurer par anticipation de nouvelles pratiques négociées, adaptées non plus seulement à la reproduction d’un ordre établi mais adaptées cette fois à ces propres objectifs personnels. La manipulation de la situation et de ses éléments par des acteurs avertis amène donc la possibilité de modifier un scénario, une mise en scène, pour en orienter la finalité. En outre, cette possibilité n’existe que dans le cadre d’une modification discrète de la mise en scène, sachant donc qu’une modification brutale ne saurait être interprétée autrement que comme un impair, une gaffe, un accident ou encore une provocation. Ainsi donc comme nous le précise Goffman, « garder la face est une condition de l’interaction et non son but ».
‘« Par figuration (face-work) j’entends désigner tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même). La figuration sert à parer aux « incidents », c'est-à-dire aux événements dont les implications symboliques sont effectivement un danger pour la face. »315 ’Ainsi décrite, l’interaction institue donc une relation stratégique entre les individus, ce rapport transposé aux relations homme-femme peut permettre d’établir le jeu des postures féminines comme autant de moyens pour les femmes de garder la face et de permettre aux hommes également de garder la leur. Faire bonne figure devient donc une injonction pour la réussite d’une interaction, en tout cas, pour son maintien. Faire bonne figure, répondre aux attentes de la normativité de la société considérée, est donc également, dans le cadre de l’arrangement des sexes, une injonction pour les femmes. Les acteurs font donc figuration dans la mise en scène, et si nous leur conférons la possibilité de quelques desseins personnels pour améliorer leur propre représentation, nous pouvons admettre dans ce cas que la figuration est une entreprise stratégique. Nous le voyons notamment dans l’analyse des images de Cosmopolitan, qui proposent une hyper ritualisation des parades féminines dans ses mises e, scène du social et de l’intime, jusqu’à laisser croire à l’interprétation à une conscience de la parade de la part du personnage féminin représenté, qui, par le biais de son corps, sur-joue les rôles féminins stéréotypés. Transposée encore aux relations hommes-femmes dans lesquelles la soumission de la femme semble être de rigueur face à la domination masculine, la figuration de la femme et donc le biais par lequel elle maintient à son tour l’ordre établi, peuvent faire l’objet d’une entreprise tout aussi stratégique dans son cas. Alors, la domination masculine et l’intériorisation de l’organisation d’une société androcentrée, ainsi que sa reproduction dans les interactions, ne poseraient pas simplement le problème de la soumission féminine, mais poserait la question de l’entreprise stratégique des femmes pour ne pas perdre la face, pour maintenir les apparences et faire bonne figure. Si nous accordons à ce procédé de « garder la face », la valeur de condition d’existence de l’interaction, et si nous accordons à l’interaction les différents buts « d’exprimer ses opinions, de déprécier les autres, de résoudre des problèmes, d’accomplir des tâches »316, alors nous pouvons par là même conférer à la figuration de la femme en interaction, les mêmes valeurs et buts. Ce serait ainsi en connaissance de cause et stratégiquement pour optimiser la réalisation d’objectifs d’identification et de reconnaissance ultérieurs, que les femmes répondraient à l’assignation des rôles telle qu’elle est produite dans l’interaction socialement et culturellement située. En tout cas, si cela n’a pas toujours été le cas, face à une domination masculine allant jusqu’à régir la figuration des femmes, aujourd’hui, nous sommes amenés à énoncer cette démarche comme tout à fait vraisemblable pour les actrices sociales. Ainsi, le stéréotype de genre serait convoqué par les femmes elles-mêmes au cours de l’interaction, ou en tout cas dans leur processus d’identification, afin d’optimiser la réalisation d’entreprises stratégiques quant à une nouvelle reconnaissance, uniquement permise si les faces de chacun demeurent préservées. Nous voyons dans cette entreprise stratégique s’établir les prémisses de la mascarade317.
Établie par la psychanalyse en tant que réponse au stéréotype de genre, la mascarade est d’abord comprise comme une forme de parade exclusivement féminine, ayant pour caractéristique de préserver consciemment ou non l’ordre établi et les rapports institutionnalisés entre hommes et femmes, pour garantir aux femmes cherchant à s’emparer du phallus, une forme de « non-représailles » de la part des hommes. Ainsi établie, la mascarade est une forme d’appareillage, de simulacre de la féminité, en ce que la femme cherche à simuler le fait qu’elle n’est pas un homme. Ainsi donc, une femme féminine, s’employant à la mascarade, n’attirerait pas les foudres de l’homme à qui elle usurperait un statut social typiquement masculin, parce que, par ailleurs, elle continuerait à alimenter le stéréotype de la féminité que la société androcentrée et patriarcale lui demande de reproduire. Poussant cette définition de la féminité dans le sens d’une mascarade, Rivière ou encore Vives318 en viennent à conférer à la mascarade, le statut de « féminité ». Ainsi donc, point d’essence féminine, ou de nature féminine, mais plutôt existence d’un masque codant pour la féminité, en tant qu’elle existe seulement comme absence de virilité ou de masculinité. Ces propos s’alimentent des théories lacanienne et freudienne, selon lesquelles la féminité n’est pas, mais que sa présence dénote seulement une mascarade, un masque, apposé au vide que la non-masculinité instaure chez les femmes.
‘« Le lecteur peut se demander quelle distinction je fais entre la féminité vraie et la mascarade. En fait, je ne prétends pas qu’une telle différence existe. Que la féminité soit fondamentale ou superficielle, elle est toujours la même chose. »319 ’Ainsi dans cette même perspective, Rivière explique :
‘« La femme se fait femme en se déguisant en femme « castrée », tout en prenant « le masque de l’innocence pour assurer son impunité [...] tout comme un voleur retrousse ses poches et exige qu’on le fouille pour prouver qu’il ne détient pas les objets volés. »320 ’C’est Lacan qui avancera par la suite une théorie particulière quant à la mascarade, théorie de laquelle nous pourrons tirer quelques inspirations, sans toutefois nous y conforter pleinement, il ne s’agit pas pour nous de mener une analyse psychanalytique du phénomène, mais davantage de trouver des possibles définitions de la mascarade, en tant que parade typiquement féminine, traduite dans notre cas, dans les mises en scène des séries mode. Ainsi, Lacan avance que la mascarade dans le cadre des relations humaines se distingue de la parade en ce qu’elle est l’apanage de la femme, et qu’elle ne joue plus au niveau imaginaire seulement mais au niveau symbolique. Ainsi donc, puisque pour Lacan le sexe féminin n’est rien ou plutôt « est un rien », alors la femme crée un paraître qui vient se substituer à l’avoir (typiquement masculin) pour masquer le manque. C’est donc dans cette stratégie de présentation de soi que la femme peut trouver une existence propre, c’est dans le jeu des apparences de la mascarade, que symboliquement, la femme donne à voir une illusion321 de l’existence en soi d’une essence féminine.
Si nous ajustons cette théorie de la mascarade à celle des parades de l’interactionnisme, nous pouvons y voir non plus seulement une réponse expliquée par la psychanalyse au manque de substrat féminin, mais une entreprise stratégique de la part des femmes dans leur représentation à autrui, qui les amène à mobiliser les stéréotypes de genre pour se protéger, dans le cadre de leur usurpation de statut masculin, des éventuelles controverses liées à leur nouveau statut. La mascarade féminine dans ce sens rejoint davantage les propos de Vives322 qui la définit comme une stratégie baroque, où les traits de la féminité sont artificiellement créés et superposés dans sa figuration, pour lui permettre d’acquérir dans la mise en scène, le poids d’un sujet qu’elle n’est pas par essence, à la différence de l’homme.
Avoir conscience de la parade, et contourner les attentes du social en adoptant le jeu de la mascarade, permet donc, non plus la performativité des stéréotypes de genre, mais leur reproduction à d’autres fins stratégiques de la part du sujet en question, à savoir la femme qui s’extrait paradoxalement de l’habitus tel qu’il semble écrit. Ainsi si nous considérons les processus de stéréotypage en cours dans les séries mode en ce qu’ils ne sont pas indépendants et autonomes dans leur diffusion et dans leur interprétation, mais qu’ils sont parties d’un ensemble de représentation plus vastes, à interpréter par le biais d’interprétants extérieurs à la mise en scène (à savoir par exemple, la situation de réception, ou encore la psychologie du récepteur), nous voyons dans ces stéréotypages, non plus seulement des représentations de parade de genre et donc de relations normatives hommes-femmes, mais plutôt des représentations de la mascarade. En effet, démarche ou phénomène cette fois propre à l’identification des femmes, la mascarade établit un nouveau rapport entre les individus, rapport dans lequel la figuration stratégique est une prémisse aux buts recherchés par les femmes, en termes de reconnaissance. Dissoute dans un ensemble de représentations stéréotypées et nuancée par l’utilisation de mise en scène imaginaire dans les séries mode, la mascarade fait figure de moyen de création de nouvelles représentations. En tout cas, elle permet de voir dans le lieu d’expression du genre féminin que sont les pages mode, un lieu de négociation plus qu’un lieu de reproduction systématique du stéréotype de genre performatif. La mascarade permettrait donc davantage la déconstruction d’un stéréotype que sa simple diffusion. Interface entre normativité et subversion du genre, la mascarade, comme artifice baroque constitutif d’une féminité stratégique, s’impose donc dans la typologie des représentations de la féminité telle que nous l’avons établie et vient en nuancer l’interprétation des résultats. L’imprégnation de nouveaux indicateurs hors du social et hors de l’intime dans les compositions d’images de mode nous indique la constitution d’une représentation non plus seulement imaginaire ou encore représentative du genre féminin mais symbolique de la féminité. Ainsi, cet espace de création qu’est la photographie de mode, permet d’instaurer, sous les prétextes d’une création artistique, et de la constitution de mondes possibles fictionnels, de nouvelles données quant à la représentation symbolique de la féminité.
La mascarade, si elle est une réponse à l’activation d’un stéréotype, en est également un moyen de le contourner, plus que la simple parade et que la simple figuration. La mascarade telle qu’elle est représentée dans les images de mode contribue donc à produire de nouvelles représentations du genre féminin et traduit le caractère mobile et évolutif du genre, en ce qu’il est une relation symbolique, fortement imprégnée dans notre cas de l’imaginaire de la mode. La mascarade ici serait en quelque sorte une parade de figuration féminisée, ayant pour fonction d’assurer les conditions d’existence d’une interaction, tout en permettant à l’actrice considérée de mener à bien sa propre objectivation de sa condition pour ensuite la porter à la connaissance d’autrui. Ainsi donc nous vérifions cette assertion dans la mise en exergue de détournements des postures stéréotypées dans les mises en scène de la féminité, nous constatons ces détournements dans la structure des séries mode et leur articulation autour des différents types de féminité établis, les stéréotypes fonctionnent donc en complément d’autres mises en scène, extérieures au social et à l’intimité mais les stéréotypes de la féminité varient également à l’intérieur même de ces deux mises en scène. Les manipulations des marqueurs du corps, du vêtement et du contexte permettent donc aux mises en scène de s’éloigner des types idéaux que nous avons établis pour l’analyse dans notre typologie et font la preuve d’une complémentarité entre stéréotypes et nouvelles représentations de la féminité. L’emploi de la mascarade est donc ici significatif d’une possibilité de détournement du stéréotype, comme nous l’avons énoncé précédemment, et ce modèle de figuration de la femme ainsi représenté et recréé dans la photographie de mode instaure les nouveaux contours du genre. La photographie de mode dans son acte de création en mobilisant l’imaginaire de la mode et en se présentant comme une construction d’un monde possible fictionnel répond à l’activation des stéréotypes par la convocation des postures de la mascarade, postures qu’elle parvient à sortir du contexte social ou du contexte intime dans lesquelles elles s’effectuent en réalité pour les faire évoluer et les modifier en dehors de ces contextes préconstruits. Le genre n’est donc pas dans une telle mesure défini comme une relation uniquement préexistante à la construction de représentations et de messages de genre mais devient une relation sans cesse retravaillée et renégociée dans le cadre des images des séries mode. Le recours au stéréotypage ne constitue ainsi qu’une étape dans la production de l’image de mode et du message diffusé et nous sommes en mesure d’avancer qu’il en est de même dans le processus d’interprétation du message.
E. Goffman, Les rites d'interaction, op. cit. 15
Ibid.
J. Rivière, La féminité en tant que mascarade, op. cit.
J. Vives, La vocation du féminin. Cliniques méditerranéennes, 68, n°. 2 (2003) 193-205
J. Rivière, La féminité en tant que mascarade, op. cit.
Ibid.
J. Vives, La vocation du féminin, op. cit.
Ibid.