6.2.1 Reconnaître et détourner le stéréotype : de la performance au contre-stéréotype.

Si nous abordons la structure des séries mode en tant qu’addition d’images de mode, présentant le genre féminin sous des aspects variés et différenciés dans le contexte introduit, nous accordons à cette structure la qualité de système en ce que chacun de ses éléments, chacune de ses images se répondent et font varier l’ensemble des représentations produit. Le stéréotype, une fois reconnu et une fois identifié, produit un sens, non pas de façon autonome mais en interdépendance avec la ou les séries mode environnantes. Ainsi nous partons donc du constat de la performance du stéréotype en ce qu’il contribue effectivement à produire du sens mais nous nuançons ses fonctions dans la mesure où il n’est pas seul, producteur de significations. Parmi les éléments extérieurs aux mises en scènes du stéréotype, nous notons la présence de postures de corps contre-stéréotypées. En effet, ne répondant pas aux attentes en termes de parades de genre comme dans les séries stéréotypées neutralisantes ou sexualisées, des postures « viriles », empruntées aux hommes, des postures « enfantines », ou encore des postures de « pantins » empruntées aux objets font leur apparition. Bien que présentes dans l’ensemble du corpus et dans chaque sous-corpus, nous notons la prédominance de ces postures dans les séries réalisées en dehors d’un contexte social ou intime défini, c'est-à-dire, en dehors d’une interaction explicite. Mais nous insistons malgré tout sur le fait que ces contre-stéréotypes sont disséminés dans l’ensemble de la typologie et que les postures que nous définissons plus bas, caractéristiques d’un troisième type d’images, peuvent également figurer parcimonieusement dans les variables des autres types. Ainsi nous reconnaissons une fois de plus le caractère non-idéal pour notre typologie d’images de ce troisième type de mise en scène. Notre typologie, si elle permet de classifier dans un premier temps les images dans trois types différenciés, nous permet donc encore de montrer l’existence d’écarts fréquents entre le modèle-type et les multiples représentations qui en découlent. Nous notons donc des récurrences, des prédominances, des arrangements d’indicateurs notoires codant pour tel ou tel type, mais nous sommes loin d’ordonner cet ensemble d’images dans trois types « fermés ».

Nous nous baserons donc pour étudier les postures contre-stéréotypées sur la série d’images restantes dont l’analyse des indicateurs n’a pas permis de situer les éléments étudiés dans les deux premiers types identifiés. Nous voyons dans la masse d’images restantes la récurrence d’indicateurs notoire, en termes de postures notamment, nous permettant désormais de les ordonner sous le même type. Chacune de ces postures, bien que rassemblées sous la même bannière ici, participent pour autant de processus de significations différenciés. Bien que n’étant pas les marqueurs privilégiés pour supporter la mise en scène en dehors du social et de l’intime, les marqueurs du corps n’en sont pas moins porteurs de signification à l’observation des images. Ne codant ni pour une forme de sexualisation du corps ni pour sa neutralisation dans l’espace sociale, ces postures caractérisent toutefois des images de femmes reconnaissables, non plus dans le stéréotype, mais davantage dans le fantasme et dans le mythe. Or ces procédés de mythification ici, bien qu’existants, ont la particularité d’être traduits en dehors de toute interaction explicite avec un environnement social androcentré ou plus directement avec un homme. Ces mythes et ces fantasmes semblent ainsi être repris par les personnages féminins dans un jeu dont elles sont seules à maîtriser les règles, et dans des fins d’identification totalement débrayée d’un rapport aux hommes. Au-delà d’une reprise des fantasmes masculins, il s’agit plus vraisemblablement de leur contournement et de leur réappropriation en vue d’une possible subversion.

D’abord, les postures enfantines. Empruntées aux enfants, au jeu, à l’humour souvent, ces postures sont qualifiées d’enfantines, en ce qu’elles rappellent dans les positions des membres ou encore dans les expressions de la face, les parades enfantines, les jeux. Goffman324 a soulevé par ailleurs dans sa propre typologie, l’existence de postures « enfantines » mais en présence de l’homme, c'est-à-dire attribuées à la femme dans l’interaction avec l’homme. Ici, point d’homme explicitement présent, point de posture de protection de l’homme vis-à-vis d’une fragilité enfantine tel que Goffman le laissait entendre dans ses propres analyses. Les postures enfantines dans notre cas, ne sont pas situées dans une interaction et ne sont pas situées dans un champ social identifiable. Nous ne pouvons donc apparenter cette mise en scène à une reconnaissance d’une situation sociale ou intime caractéristique, qui illustrerait des rapports de genre stéréotypés.

Image 17 : Les postures enfantines dans Cosmopolitan.
Image 17 : Les postures enfantines dans Cosmopolitan.

Ensuite, les postures désarticulées. Empruntées aux pantins, aux mannequins de bois, aux objets, ces postures sont signées d’une désarticulation des membres antinaturelle, conférant à l’action en cours un caractère incohérent, ne permettant donc pas l’identification d’un acte et encore moins celui d’une interaction. Situés en dehors d’un contexte social ou intime, également, les corps mis en scène ne semblent répondre à aucune stimulation ou injonction venant de l’extérieur. Pas de « réponse » ici donc. Nous pourrions rapprocher cette posture d’une objectivation du corps de la femme au détriment de son propre confort, lui conférant un statut de femme-objet, de corps-objet, tel que le phénomène a pu être identifié dans le cadre des interactions homme-femme. Là encore, nous ne pouvons prétendre à une telle réalisation volontaire dans la mesure où l’homme et son regard demeurent absents dans la composition.

Image 18 : Les postures désarticulées dans Cosmopolitan.
Image 18 : Les postures désarticulées dans Cosmopolitan.

Enfin, les postures « viriles ». Empruntées aux hommes, les postures viriles se traduisent dans les séries mode au travers des marqueurs du corps mais également au travers des marqueurs du vêtement. Dans le cadre même des séries socialement situées, l’environnement peut aussi s’apparenter à une référence masculine. Ici, en dehors d’un contexte défini, il s’agit de virilisation des corps ou des vêtements, d’une forme de masculinité traduite dans les postures des mannequins et parfois renforcées dans les vêtements choisis. Là encore, le constat de virilisation a pu être fait par ailleurs au cours de différentes analyses d’images de femme et est un recours stratégique parfois de la publicité qui utilisent ces postures dans le cadre d’une interaction, femme-société ou femme-homme, interaction connaissant alors une inversion des rôles. Cette femme, alors tour à tour « dominatrice », « maîtresse », est toutefois rarement indépendante, en tout cas, rarement autonome dans sa représentation. Ici néanmoins, elle existe seule, encore une fois, sans le regard ou la présence d’un homme et n’est pas située non plus dans un dialogue ou un échange. Nous pouvons remarquer que cette virilisation ne peut être totale et s'accompagne en général d'un détail dans la posture qui met sur la voie d'une réappropriation "féminisante" de la posture masculine (par exemple, l'inclinaison du visage, le déhanchement etc.).

Image 19 : Les postures viriles dans Cosmopolitan.
Image 19 : Les postures viriles dans Cosmopolitan.

Nous le voyons, ces trois types de postures ne sont pas des révolutions pour la mise en scène du corps de la femme, et nous reconnaissons même là encore trois stéréotypes en vogue pour la caractérisation de la féminité, caractérisation fantasmée même : la femme enfant, la femme objet, la femme dominatrice. Or, nouveauté ici, ces représentations de femmes, dignes d’une mascarade, apparaissent en dehors de tout contexte social défini, comme agissant de façon autonome et incontrôlable, ne répondant pas à des injonctions provenant de la société ou encore de l’homme. Ce qui marque donc ici, c’est une forme de « suffisance » de l’apparence au-delà d’une attente sociale identifiée. Nous pourrions passer ce questionnement rapidement en proposant la réponse de l’intériorisation par la femme des attentes convenues pour sa figuration et ses postures. Or, cette réponse trouverait son exactitude si les postures considérées étaient situées, comme cela peut arriver, dans un cadre social dédié, auquel cas, dans l’interprétation, le récepteur peut faire la route sémantique de la cause à l’effet, et saisir la portée stratégique de la réponse féminine aux injonctions masculines, en termes de représentations ou de fantasmes. Ici, point de cheminement permettant la signification de la mise en scène par une relation de cause (sociale) à conséquences (pour la femme). Au contraire, cette mise en scène de possibles fantasmes masculins s’appuyant rappelons-le sur un recours aux marqueurs du vêtement, contrairement aux autres types de représentations, pour lesquelles c’est le corps et ses signes qui dominent la représentation. Dans Cosmopolitan, convoquant cette mise en scène à de nombreuses reprises, nous remarquons que le corps n’est pas le relais essentiel du message de genre, mais que l’absence de contexte et la mobilisation du vêtement et de la mode apportent davantage d’indices à l’interprétation du message. Ce recours à des postures du corps est donc bien présent mais n’est toutefois pas l’essentiel de la représentation, l’interprétation de cette dernière est possible dans la prise en compte du contexte et du vêtement qui eux, permettent un processus de signification différent d’un simple constat d’activation ou d’intériorisation du stéréotype.

Si les stéréotypes et les contre-stéréotypes, socialement situés, peuvent permettre, un renforcement même du stéréotype correspondant ou figurer une transgression voire une provocation, qu’en est-il de leur performance en dehors d’un contexte social reconnaissable ? C’est à cette question que nous tâcherons de répondre par la suite, en convoquant la fonction d’anticipation sociale de la mode, chère à Monneyron325, qui avant de voir un art dans la photographie de mode, a vu une forme d’anticipation sociale possible dans la mode elle-même.

Notes
324.

E. Goffman, La ritualisation de la féminité, op. cit.

325.

F. Monneyron, La frivolité essentielle, op. cit.