Si pour mieux contourner le système, il faut d’abord s’y conformer, alors la stratégie discursive de la presse magazine féminine telle que nous l’avons identifiée dans les séries mode, prend tout son sens. L’émergence de nouvelles postures dans le monde des femmes propre à la presse magazine féminine connote une manipulation de la mascarade par la mode, peut être sans fins préalablement construites par ses créateurs, mais en tout cas, à des fins interprétatives induites au moment de la réception. Ainsi, il ne s’agit plus ici d’étudier le dispositif d’énonciation en ce qu’il est stratégiquement construit pour la diffusion de messages commerciaux, sociaux, idéologiques, mais en ce qu’il opère, de gré ou de force, une transformation dans le champ des représentations, dans notre cas, dans le champ des représentations du genre féminin. Nous ne pouvons pas avancer ici qu’il s’agit d’une stratégie discursive à caractère « féministe », d’abord parce qu’il ne s’agit pas du discours que tiennent les magazines quant à leurs objectifs, ensuite, parce que l’absence d’une étude des discours des producteurs dans notre cas ne nous permet pas d’énoncer de telles vérités. Nous pouvons toutefois poursuivre nos perspectives de recherche en accordant du crédit aux assertions précédemment énoncées, en tant que réponses à notre problématisation et à notre système d’hypothèses.
Nous avons ainsi démontré au cours de notre analyse structurale des séries mode qu’elles proposaient un ensemble de représentations variées de la féminité, ayant recours de façon notoire au stéréotypage. Nous avons par la suite, au cours d’une analyse interprétative plus approfondie de notre corpus et de notre typologie répondu par l’affirmative à la question de l’existence d’un espace de négociation du genre féminin dans les images de mode. Nous avons tendu à démontrer pour cela le caractère complémentaire des deux procédés mis en exergue : le stéréotypage et l’anticipation sociale agissent de paire pour porter à la connaissance du monde des femmes de nouvelles possibilités de représentations de la féminité, dans un environnement androcentré capable d’intégrer une forme de subversion consensuelle non moins efficace pour l’appropriation de nouvelles représentations sociales. C’est donc au travers de la manipulation de la mascarade, parade féminine corolaire à la nécessaire identification relative des femmes, que la mode s’empare de préexistants stéréotypés pour produire, sans radicalisation mais par un contournement précis des marqueurs du corps et du vêtement, des représentations alternatives du genre féminin. Comme autant de choix à la portée des femmes, les variations du genre féminin autour de la mode féminine induisent l’appropriation par les femmes, d’un monde dans lequel elles peuvent figurer à part entière, en se jouant des codes établis. En proposant par exemple une dénaturalisation poussée à l’extrême du corps de la femme (cf. postures désarticulées) ou encore sa mise en scène fantasmatique, les images de mode tendent à dissocier les comportements féminins d’une forme de socialisation subie irrémédiable. C’est donc en prenant l’initiative de ses postures, tel que cela est suggéré dans les séries non situées socialement, que les femmes apparaissent sous un autre jour dans les séries mode. Indépendante d’un contexte social, en dehors de toute interaction, sans le regard objectivant de l’homme, la mascarade persiste comme pour signifier l’existence d’un sujet féminin, en tout cas dans l’imaginaire de la mode et dans le monde des femmes. Ainsi, si la féminité est un masque et une mascarade comme le suppose Rivière335 ou Lacan336, force est de constater que celui-ci persiste, au sens d’une persistance figurative, en dehors d’un vide à masquer ou encore d’une interaction homme-femme. Pourrions nous avancer qu’il n’est pas d’autre choix pour les femmes que de se représenter elles-mêmes telles que la société le leur demande, pour autant, dans le monde des femmes, il semblerait que l’expression du genre puisse évoluer et tendre vers de nouvelles figures. Il est intéressant ici de reprendre le constat chiffré de la moyenne de pièces de vêtements contenus dans une image de mode. Nous voyons que cette moyenne augmente dans le cadre des séries hors du social et c’est dans ces mêmes séries que les postures des femmes apparaissent également comme les plus divergentes de la norme féminine telle qu’elle présentée dans les autres mises en scène. Ainsi, quand l’accent est mis, non plus sur le contexte, non plus sur la séduction, non plus sur les attentes sociales donc, il est naturellement déplacé sur le vêtement. Agissant comme justification des postures alors divergentes et possiblement subversives, le vêtement entraîne une forme de légitimation de la subversion, en ce qu’elle est dédiée à la mode et non plus au social. Nous pouvons voir ici une « négociation dans la négociation », en ce que nous pouvons énoncer que, sous le prétexte de la mode, les postures féminines se libèrent du regard social et du regard de l’homme. La mode en tant qu’anticipateur social trouve là une illustration, elle est celle qui permet à la femme de se distinguer du stéréotype et de jouer des codes préconstruits de la féminité, en lui permettant l’audace de manipuler la mascarade, à des fins donc, a priori, esthétiques. La mascarade est donc véritablement manipulée par la mode, en tout cas, à des fins de représentation du vêtement, ce qui permet un nouveau simulacre, feignant la finalité d’un esthétisme propre à l’imaginaire de la mode, ces mises en scène n’en demeurent pas moins innovantes pour une représentation du genre féminin.
Nous devons donc à la lumière de ce constat identifier le genre, non pas en ce qu’il est outil de différenciation, outil de domination ou encore moyen de communication et d’identification, mais en ce qu’il est mobile, pluriel, relatif. Ainsi nous pourrions comprendre cet attachement aux postures féminisantes dans la presse magazine, autrement que comme une aliénation des femmes quant à leur possible identification dans la société, mais comme la reconnaissance par les femmes elles même de la négociation possible d’une donnée sociale forcément changeante et évolutive, dont les mutations se font stratégiquement et non plus radicalement. Considérer le genre, au filtre des anticipations sociales permises dans les images de mode, nous conduit donc à le définir comme une donnée sociale sans cesse construite, déconstruite, reconstruite, comme une figuration élaborée dans un contexte socioculturel défini mais non définitif. Le genre est ainsi à considérer non pas en tant qu’attribut de l’individu, mais en tant que pure représentation. Le genre n’existe donc véritablement que si nous nous le représentons, par la rencontre de l’imaginaire, de la symbolique, au travers du langage ou encore des images. Le genre n’est donc plus seulement un construit social mais un construit de l’imagination. Les messages de genre ne valent que s’ils sont définis dans des contextes spécifiques portés à la connaissance des récepteurs et partagés par eux. Les messages de genre ne sont donc pas tant acceptés parce qu’ils coïncident avec un système de représentations sociales en cours, que parce qu’ils alimentent un imaginaire social performant, faisant appel à un ensemble de connaissances qui dépassent l’expérience vécue. C’est ainsi que les mythes, les fantasmes peuvent inspirer une représentation et par là même une identification, au-delà de préconstruits sociaux à caractère vraisemblable. C’est dans une telle mesure que nous ne pouvons nous aligner sur les arguments féministes pour dénoncer l’aliénation au sein des séries mode, car nous refusons ici de mettre sur un même plan le statut social des femmes et leur représentation genrée au sein de l’imaginaire de la mode. D’autre part, comme le souligne Monneyron337 ou encore bien d’autres ayant théorisé les fonctions de l’art, nous sommes face à des représentations imaginaires du genre féminin, aptes à produire des anticipations sociales quoique ça ne constitue par leurs objectifs premiers, et non pas devant des illustrations représentatives de la femme et de son statut. Les séries mode et la presse magazine féminine par extension peuvent donc constituer des espaces de négociation et de libération du genre féminin, tels que la société réelle existante n’est pas toujours en mesure de le proposer aux femmes. Plus soumises aux diktats féministes tendant à leur interdire, sous une forme de féminisme radicale, toute figuration féminisante considérée comme forcément aliénante, les lectrices de la presse magazine féminine semblent montrer leur attachement à ces titres par la possibilité qu’ils ouvrent de négocier le genre et non plus de le subir.
J. Rivière, La féminité en tant que mascarade, op. cit.
J. Lacan, Les psychoses, 1955-1956, op. cit.
F. Monneyron, La photographie de mode - Un art souverain, op. cit.