6.3.3 Appropriation par la mode du monde fictionnel pour la construction de mondes possibles.

Nous allons ici résumer les éléments portés à notre connaissance par les analyses structurales et interprétatives de notre corpus d’images de mode. Nous allons donc rassembler dans ce dernier exposé de résultats les différentes assertions que nous avons contribué à justifier et à prouver par nos analyses.

Tout d’abord, en réponse à notre problématisation nous avons pu démontrer la présence d’une pluralité de représentations du genre féminin au travers d’une multiplicité de mises en scène, empruntant chacune des voies représentatives diverses par des agencements de postures, de vêtements et de contextes sociaux variés. Ici, nous trouvons donc une première réponse quant à la question de l’aliénation via un seul modèle de féminité universelle, et nous pouvons répondre que si prescription de modèles il y a, cette dernière ne s’effectue pas arbitrairement par le biais d’une seule représentation possible mais au contraire par le biais d’un déploiement de possibilités variées, dans des contextes sociaux distincts. L’analyse plus approfondie de ces mises en scènes dans des contextes sociaux distincts nous a par la suite permis de démontrer le recours visible au stéréotypage dans les séries mode. En effet, les mises en scène présentant des femmes en ville, des femmes aux côtés de l’homme, induisent des postures et un choix de vêtements attendus, socialement normés et répondant à une forme d’injonction du social quant aux possibilités d’expression du genre féminin. A ce stade des analyses structurales, nous sommes donc dans un premier temps forcés de constater le recours effectif au stéréotypage. Aussi, nous pouvons d’ores et déjà nuancer la portée interprétative de ce procédé en observant que les séries mode ne se résument pas à ce type de représentations, et que le stéréotype social n’est pas une forme exclusive de représentation du genre féminin. En effet, dans cette pluralité de représentations et de contextes sociaux, nous notons l’émergence d’un type de représentation que nous ne pouvons qualifier socialement, et qui, dans sa mise en scène, ne procède pas d’une prescription de comportements socialement établis et attendus. Outre ce nouveau procédé mis au jour, l’étude approfondie des marqueurs et des indicateurs présents dans les images de mode que nous avons décodées nous présente un stéréotypage à nuancer dans le cadre des deux premiers types de représentations ; en effet les stéréotypes ne sont pas essentiellement incarnés par les personnages féminins mais ces derniers font figuration au sein d’un décor codant lui aussi une situation stéréotypée et en s’appuyant sur le vêtement, répondant lui-même aux attentes sociales. Nous sommes face également à d’autres procédés, certes inspirés des stéréotypes de genre, mais produisant des contre-stéréotypes, à qui nous pouvons prêter la même performativité qu’aux premiers. Introduisant dans leurs mises en scène une absence de contexte social et une présence fantasmée et mythifiée des corps et des postures féminines, les contre-stéréotypes s’apparentent alors davantage au jeu de la mascarade, qu’à un ensemble de parades typiques de la société environnante. De plus, ces mises en scène subversives font appel aux marqueurs du vêtement et du contexte et paradoxalement, malgré le recours à la mise en scène du fantasme masculin, ne sont pas majoritairement encodées par les postures du corps.

A ce stade de l’analyse, nous avons donc identifié une structure propre aux séries mode, qui présente à la fois des stéréotypes et des contre-stéréotypes de genre, des postures socialement et culturellement normées - les parades, ainsi que des postures autonomes produites indépendamment d’un contexte d’interaction défini- la mascarade que nous pensons stratégique.

Les représentations de femmes féminines (neutralisées et sexualisées) se présentent donc, au sein de la série mode, en parallèle de représentations de femmes masculines, de femmes enfants, ou encore de femmes objets. Proposant donc tour à tour des versions socialement « possibles » et des versions socialement « subversives » de la féminité se réappropriant les fantasmes masculins pour mieux les contourner, les séries mode sont à considérer non plus comme l’addition d’images distinctes mais comme des systèmes de représentations, enclins à produire des images socialement anticipatrices, défigeant les stéréotypes de genre, en les extrayant de contextes identifiables. Renversant les stéréotypes de genre, désexualisant le corps féminin, dénaturalisant même ce dernier en le soumettant à une objectivation telle que la figuration fait table rase de la distribution genrée du corps biologique, les images de mode sont investies en tant que créations artistiques débrayées du social à la source de nouvelles représentations du genre féminin. C’est à ce stade de l’analyse, qui devient cette fois interprétative, que nous pouvons avancer que les images de mode constituent, dans leur structuration spécifique en séries diversifiées et en tant que créations artistiques (comme la mode elle-même), des lieux d’anticipation sociale pour les représentations du genre, phénomène illustré dans le sous-corpus de Cosmopolitan. Considérant non plus la dichotomie stéréotype-anticipation mais la complémentarité des représentations stéréotypées et des représentations novatrices, nous constatons que la mode et ses représentations permettent d’instaurer un espace de négociation pour les représentations du genre féminin, comme un monde possible fictionnel à la fois inspiré de préconstruits et de préexistants sociaux avérés et interprété par le recours à un imaginaire performant, qui dans notre cas, constitue une forme de grammaire pour l’interprétation de ces discours. Cet espace de négociation s’inscrit en effet dans le cadre de la performance de l’imaginaire de la mode, qui, diffusé à l’échelle de la presse magazine peut enjoindre son public à composer de nouveaux systèmes de représentations. Nous notons à cet égard que de telles stratégies d’énonciation ne sont pas également réparties dans notre corpus, nous notons que Cosmopolitan est le magazine qui procède de façon majoritaire dans notre corpus à ce type de procédés anticipateurs, tandis que Femme Actuelle reste dans un défigement du contexte sans généraliser le contournement aux postures du corps et au fait de vêtement, et que ELLE poursuit un procédé de stéréotypage tout au long de ces séries, en admettant quelques indicateurs socialement anticipateurs, sans pour autant proposer encore de représentations totalement distinctes du regard de l’homme.

Ces constats émis dans le cadre de nos analyses des séries mode, inspirent de nouvelles réflexions quant aux représentations du genre et quant aux représentations de la mode. Considérant dans une telle perspective l’univers de la mode et du vêtement, non plus seulement comme une frivolité composant avec les artifices socialement construits de la féminité sous la domination masculine, mais comme un espace de négociation du genre, vecteur d’anticipations sociales, nos études contribuent à redéfinir les contours du monde de la mode et du monde des femmes, en ce qu’ils sont tous deux autonomes, à leur manière, des injonctions du social et qu’ils connaissent tous deux des structures internes non figées, mobiles, sans cesse redéfinies à la fois par les mutations sociales et culturelles et par l’imaginaire, partie prenante dans les processus de significations. En outre, la mise en relation de ces deux mondes, le monde de la mode et le monde des femmes, tend à renforcer les fonctions de chacun, par la mobilisation des outils de la presse magazine féminine. La logique médiatique fournit donc une base pour l’articulation de ces deux mondes et pour leur mise en perspective dans le champ social. L’analyse de ce type de stratégie discursive n’est donc pas à soumettre seulement à une étude structurale finie, mais aussi à une analyse interprétative et communicationnelle élargie aux déterminants extérieurs à la production du message. La complémentarité des procédés d’élaboration des représentations médiatisées de la mode et du genre féminin traduit l’émergence d’un nouveau monde possible. Si les parades masculines et les parades féminines n’étaient jusqu’alors traduites qu’au travers d’effets de stéréotypages et de ritualisation, quand l’évolution sociale et politique du statut des hommes et des femmes tend à se distribuer plus équitablement, nous assistons à un « défigement » des rituels d’assignation de place. Le délitement de la stylisation genrée traditionnelle des corps découle alors mécaniquement de ce « défigement ». Ainsi, une femme contournant ses obligations en termes de féminisation de ses postures et adoptant des rituels traditionnellement masculins ou virils, ne se voit pas associée au fait d’être un homme et d’avoir ses attributs, mais parvient à se montrer plus simplement et plus « essentiellement » comme un individu dans une posture rigide. Nous admettons donc ici, par cette étude des postures du corps et des faits de vêtement représentés dans la presse magazine féminine, que le genre, s’il code à la base une relation entre individus sexuellement différenciés, parvient à s’autonomiser du social dans l’imaginaire de la mode pour instaurer les prémisses d’un nouveau processus d’identification, indépendant des assignations traditionnelles « femme féminine » et « homme masculin ». Qu’en est-il alors de la notion de genre si elle ne contribue plus à assigner des rôles sexuellement différenciés dans les interactions ?