7.1.1 « La » femme n’existe pas.

Pour Lacan, il y a d’une part le sujet masculin et d’autre part, l’objet féminin. Objet symbolique dont l’existence ne trouve place que dans le langage qui formalise l’absence de phallus et caractérise la féminité, la femme est donc, dans la société qu’analyse Lacan, au centre d’échanges, échanges symboliques mais concrets quand il s’agit notamment de l’institution du mariage, dans lesquels la femme n’existe que dans une relation de dépendance au monde des hommes, monde dans lequel elle peut trouver enfin une forme d’existence. Socialisée autour de ces préceptes, la femme n’a donc le choix d’exister seulement en tant qu’objet symbolique, et n’ayant pas de langage propre, elle n’existe donc pas, en elle-même, en tant que sujet. La femme, en quelque sorte, se dit et se pense en relation au monde des hommes et aux hommes. Si nous partons de cette définition, nous pouvons admettre que les images de mode, en ayant recours au stéréotypage pour procéder à une catégorisation des types de féminité, aux contre-stéréotypes ou encore à la mascarade, procèdent toujours donc d’une mise en scène de la féminité, d’une spectacularisation des relations de genre, en impliquant le regard de l’homme et le regard de la société pour permettre aux personnages féminins d’exister dans des contextes sociaux et intimes. Or, si cette définition de la femme en tant qu’objet symbolique est acceptable et illustrée par les deux premières catégories de notre typologie, nous voyons qu’elle trouve ses limites dans notre troisième catégorie. En effet, en dehors de toute relation signalée avec le social ou avec les hommes, la mise en scène de notre troisième type, que nous considérons elle aussi comme une mise en scène de la féminité, ne répond plus aux attentes sociales du genre féminin, tel que Lacan l’a défini. Indépendamment d’un contexte normé permettant l’existence relative de la femme en rapport avec un monde extérieur qui lui assigne une place et un rôle déterminé, une traduction de la féminité nouvelle est permise dans les séries mode proposant des représentations en dehors de tout contexte social et intime. Les femmes mises en scène dans ces séries, comme nous l’avons vu, semblent choisir de produire des effets de signification indépendants des attentes sociales. Exagérant la mascarade jusqu’à la dévoiler en tant qu’artifice consciemment adopté, jouant les parades masculines au travers des contre-stéréotypes ou encore évacuant la naturalisation du genre en neutralisant l’humain dans des postures désarticulées anti naturelles, ces mises en scène introduisent l’idée qu’un choix en termes de postures est opéré. Ramené à l’ensemble construit de la série mode, ce choix est également illustré dans la proposition même de plusieurs catégories de féminités aux critères délimités, comme autant de personnages au rôle déjà bien écrit que les femmes choisiraient d’adapter en fonction des circonstances. Mais si nous pouvons parler de choix et non plus d’assignation dans ce cadre des images des mode, si nous pouvons avancer que la femme, et notamment dans les images du troisième type hors du social, procède elle-même à une représentation intentionnelle, parfois subversive, et si nous notons que l’usage des parades féminines elles-mêmes connote une stratégie d’identification choisie par les femmes, alors, à la différence de Lacan, nous pouvons également avancer que la femme ici est présentée en tant que sujet et non plus en tant qu’objet. Plus, si elle se présente encore comme objet dans des situations sociales particulières, nous avançons que c’est en connaissance du contexte et des attentes sociales, et que cette objectivation se réalise consciemment et non plus inconsciemment comme par un habitus des plus efficaces. Ainsi, il ne s’agit plus dans notre cas d’assignation de la femme à des rôles socialement disponibles dans une société androcentrée, il ne s’agit plus de la représentation de cette aliénation subie, intériorisée et inconsciente, il s’agit au contraire de mises en scène des femmes composant avec leur conscience des normes et leur appropriation, jusqu’à leur manipulation et leur contournement. Les femmes représentées dans les séries mode ne sont plus des objets symboliques mais bien des sujets conscients.

Le genre, dans une telle considération, n’est donc plus le support de relations socialement dictées et attendues, mais devient une donnée négociable dans les images de mode, transformé en un support de relations stratégiques, conforme non plus aux attentes de la société toute entière, mais conforme aux attentes des femmes en termes d’identification. C’est dans cette perspective que nous pouvons alors saisir l’impact et le succès d’une telle presse et de ses images, nous ne pourrions justifier d’un tel succès en dénonçant plus longtemps une forme d’aliénation tout à fait saisissable dans les énoncés de la presse magazine féminine. Si nous analysons la structure des séries mode et si nous procédons à une analyse interprétative des images, nous comprenons le processus d’identification du lectorat féminin. Le lectorat féminin s’identifie aux représentations d’un sujet féminin, complexe, pluriel, stratégique, et non pas seulement à un stéréotype aliénant, ce qui supposerait la seule présence de représentations stéréotypées dans un tel cas.

Ainsi, audacieusement, nous pourrions reprendre Lacan et renverser le sens de son assertion, « La » femme n’existe pas », elle n’existe pas en tant qu’unité figée et universellement représentable, elle n’existe pas en tant qu’une seule possibilité divergente de la masculinité, mais « Les » femmes existent, en ce qu’un seul sujet féminin peut parfois en suggérer plusieurs. Si nous accordons aux femmes représentées ici, le statut de sujets, nous pouvons mieux saisir la multiplicité de leurs représentations, en les considérant non plus comme objets symboliques figés dans le social et modelés par les hommes. C’est donc leur propre conscience de sujet qui porte à leur connaissance l’objectivation dont elles ont été la cible jusque là et qui les amène, en parallèle de leur émancipation, à s’identifier stratégiquement par des parades et des mascarades spécifiques, qu’elles adaptent aux situations par le biais de choix en termes de représentation et d’identification.

Donc, si nous accordons simplement aux femmes le statut de sujet, nous pouvons par là même évacuer le caractère aliénant des stéréotypages de la presse magazine féminine, en accordant aux femmes la possibilité d’une conscience de la catégorisation et donc la possibilité de choix stratégiques en termes de représentation. Transposé à l’interaction, ce processus de conscientisation du statut de la femme par elle-même, explique que cette dernière, comme tout individu, choisit le rôle qui convient à la fois à la situation, et à ses propres objectifs. Il devient donc pertinent que de telles consciences soient dévoilées dans la presse magazine féminine, dans ce monde des femmes complexe où peuvent cohabiter simultanément les injonctions du social et les objectifs personnels.

En outre, ce recours au processus d’identification par les jeux de l’apparence et ici de la mode en particulier est à comprendre pour les femmes comme la reprise des seuls moyens d’expression qui longtemps leur ont prêtés. Si leur place dans les médias n’est pas encore à la mesure de celle des hommes dans les discours, leurs représentations dans les magazines féminins, quant à elles, indiquent les prémisses d’une réappropriation de leur image médiatique, peut être en vue d’une prochaine réappropriation des discours de façon plus générale.