7.1.2 L’individu a-genre, essence ou nouvelle mascarade ?

Si nous accordons aux individus et aux femmes en particulier, la nouvelle possibilité aujourd’hui de composer le genre, en considérant ce dernier comme une donnée négociable et transformable à dessein, pouvons-nous alors maintenir l’existence de genre en tant que tel ?

Pouvons-nous ôter de la définition du genre son caractère d’assignataire de rôles sexuellement différenciés, sans lui ôter par là même toute raison d’exister ? Nous pouvons tenter de comprendre Butler341 dans ce sens. Dans un premier temps de ces démonstrations, elle propose de considérer le corps dans un échange entre les individus, en ce qu’il constitue le support de représentation du genre auquel nous appartenons, et auquel nous nous conformons, notamment dans le cadre d’une interaction. Ainsi le corps, offert à l’interprétation des autres dans une attente de conformité sociale inévitable, n’appartient pas seulement au sujet mais au contraire, est « offert » et dans un tel processus est le siège d’une « dépossession », plus que d’une appropriation. Dans une telle perspective, le corps répond davantage au social qu’au sujet lui-même, dans la mesure également où l’identité sexuelle et l’identité de genre pour exister socialement sont données à voir et à interpréter aux autres, comme pour nous identifier par une objectivation extérieure, sans laquelle nous ne pourrions exister en tant que sujet et qu’individu social. Butler semble donc proposer dans un premier temps, avant une réappropriation du genre, une réappropriation déjà du corps pour chaque sujet communiquant. Ainsi elle propose :

‘« Faire l’amalgame entre la définition du genre et ses expressions normatives revient à consolider involontairement le pouvoir de la norme de contraindre la définition du genre. Le genre est le mécanisme par lequel les notions de masculin et de féminin sont produites et naturalisées, mais il pourrait très bien être le dispositif par lequel ces termes sont déconstruits et dénaturalisés. »342

Cet énoncé associé aux propos de Foucault343 344 que Butler cite régulièrement, quant à la production des individus par la discipline, donne à voir une nouvelle conception du genre. Paradoxalement, c’est d’abord au travers d’une appropriation de ce dernier qu’un contournement peut ensuite avoir lieu. Nous pouvons transposer cette proposition à notre étude de cas dans les séries mode de la presse magazine féminine et affirmer qu’il s’agit bien d’une procédure d’appropriation du corps et des postures d’abord socialement normées et codées qui permet par la suite une négociation, un contournement et parfois une subversion du genre féminin. Ainsi, si le genre prend racine dans le corps, par le biais d’une socialisation disciplinaire assignant des rôles sexuellement déterminés aux individus et normalisant les possibilités de représentation, nous pouvons en effet supposer que c’est par le corps et par le détournement de ces rôles et de ces représentations que nous pouvons déconstruire le genre. La déconstruction et la dénaturalisation du dispositif du genre passe donc en premier lieu par une réappropriation du corps et de ses postures, par un contournement des normes genrées, mais pour que ce contournement ait lieu, encore faut-il que le genre existe. Comme les exceptions viendraient confirmer une règle, le détournement du genre par une poignée d’individus nécessite pour être reconnu en tant que tel, l’existence même de l’obstacle « genre socialement normé ». Ainsi donc, s’il doit être question de négociation par le biais d’une réappropriation du corps par le sujet, encore faut-il qu’il existe une donnée non négociable jusque là, nous ne pourrions pas « dé-faire » le genre, sans que par ailleurs, il ne soit « fait ».

Le genre serait donc modifié d’abord dans ses fonctions de distinction et de différenciation. Il ne s’agirait plus de diviser le monde entre féminin et masculin, mais entre individus conformes aux normes de genre et individus non conformes aux normes de genre. Tout en nuançant son caractère différenciateur entre les sexes, une telle définition du genre tend, a priori, à renforcer dans un premier temps son existence en tant que construit social normatif et différenciateur. Loin d’en éliminer les effets, cette nouvelle fonction attribuée au genre finalement, peut produire l’effet de renforcement des normes, et les exceptions confirmant la règle, si elles ne se généralisent pas, ne viendraient ici que confirmer la nécessité d’une conformation aux genres socialement attendus. Atténuant dans un premier temps la circonscription des genres en tant que strictement et nécessairement masculin ou féminin, cette conception du genre et ces contournements donnent lieu dans un deuxième temps à une nouvelle forme de différenciation et de distinction entre les individus, à savoir d’un côté les « conformistes » et d’un autre côté, les « transformistes » (sans mauvais jeu de mots). Et cette nouvelle identification ne passe pas seulement pour Butler par une nouvelle forme de présentation visuelle à autrui au travers de l’appropriation du corps, mais également pas une nouvelle forme de nomination, au travers des actes de discours. Ainsi toute la nouvelle difficulté de l’identification pour le sujet ne réside plus seulement dans son apparence choisie et dans son expression mais dans la possibilité pour autrui de l’identifier dans le discours.

‘« Le performatif n’est pas simplement une pratique rituelle : c’est l’un des rituels majeurs par lesquels les sujets sont formés et reformulés »345

En convoquant la notion de performativité du discours, Butler réaffirme le rôle d’autrui dans l’identification du sujet. En effet, qu’en est-il d’une réappropriation du corps et d’un contournement des normes attendues, si ces dernières manipulations ne sont pas représentées dans le discours ? Ainsi encore définies comme des subversions ponctuelles, comme des exceptions, les contournements des normes de genre ne s’apparentent pas à des formes de ritualisations répétées qui engendreraient, comme le souligne Austin346 ou Althusser347, une idéation des actes, qui leur conférerait une substance à part entière. Seulement considérés pour l’instant comme des écarts de la norme et comme des contournements signalés dans une relation de comparaison à la norme, ces nouvelles identifications genrées semblent aujourd’hui limitées dans leur acception par leur difficulté à pénétrer le discours et donc à figurer parmi les champs des représentations sociales opérationnelles dans l’interprétation et dans l’identification. Peut-on en effet parler de femmes sans féminité ou d’hommes sans virilité ? Peut-on sinon identifier un individu en tant que sujet en évacuant de son personnage toute forme de représentation d’une identification de genre ou de sexe ? Comment nous adresser, par exemple dans la langue française, aux individus qui ne permettraient pas dans leur représentation d’instaurer le « madame » ou le « monsieur » ? Comment communiquer sur des bases d’une identification où la reconnaissance d’un genre serait totalement déconstruite voire absente ? Comment savoir dès lors garder la face et permettre à autrui de la conserver si son projet d’identification n’est pas reconnu et transposable dans le langage ?

Autant de questions ici soulevées par les études de Butler qui prône, par le biais d’un militantisme souvent refoulé mais pour autant prégnant dans ses discours, une identification « a-genrée » en quelque sorte, ne limitant plus les individus à une différenciation sexuelle et de genre comme cela a été le cas par le passé et comme cela a contribué à mettre au banc de la société nombre d’individus dont la non-conformité aux genres sociaux a trouvé écho dans des explications médicales ou psychanalytiques, nommant ainsi leurs particularités en tant que pathologies ou perversions.

Mais s’il nous faut accepter socialement ces détournements et les introduire dans les systèmes d’identification jusque là opérationnels par le biais d’une différenciation de genres, alors, il nous faut considérer ces nouvelles productions identitaires comme de nouvelles parades permettant une nouvelle forme de catégorisation. Complexifiant le caractère symétrique des précédentes identifications en termes de genre, ces nouvelles représentations de l’individu n’en demeurent pas moins basées sur les précédentes, certes non plus « binaires » mais comme nous l’avons vu, pouvant déjà connaître des appropriations, tout en restant dans le schéma des normes reconnaissables. La complexification tient dans le fait qu’il n’y a pas seulement quatre possibilités « d’agencement »: la femme féminine, la femme masculine, l’homme masculin, l’homme féminin mais bien davantage si nous juxtaposons les différentes pratiques sexuelles alors « inattendues » jusqu’à présent. Ainsi, la complexité d’acception et de nomination tient au fait que nous devrions pouvoir imaginer qu’une femme féminine peut avoir des pratiques sexuelles associables aux pratiques sexuelles masculines ou encore qu’un homme féminin peut conserver des pratiques sexuelles masculines. C’est alors que l’identification de genre se dédouane complètement d’une identification des pratiques sexuelles et que les interactions homme-femme sous tendues par le jeu de la séduction et que les représentations du genre féminins alimentées par la domination masculine ne trouvent plus de réponses appropriées, socialement normées et attendues. Les phénomènes de parades et de mascarades se complexifient donc en ce qu’ils ne sont plus recevables de façon « naturalisée » et qu’ils donnent à composer avec de multiples possibilités d’identification pour lesquelles l’acteur social aujourd’hui ne dispose pas encore de correspondances, dans son imaginaire et dans son discours.

Si nous revenons aux effets de la propagation d’un message médiatique et que nous recentrons notre débat autour de la problématique du discours de la presse magazine féminine, nous pouvons admettre que de telles représentations socialement anticipatrices du genre féminin, telles que nous les avons isolées dans les séries mode, peuvent contribuer à distiller ces nouvelles représentations et ces nouvelles identifications au sein de l’imaginaire social, en habitant dans un premier temps l’imaginaire créatif de la mode. Ainsi, les productions de la mode en termes d’images et de représentations du genre féminin dans notre cas, peuvent participer d’une ouverture du social à de nouvelles perspectives en termes de genre, d’abord par une présentation visuelle, plus simplement préhensible qu’un discours langagier, évacuant alors toute impossibilité de nommer, puisqu’il s’agit avant de nommer, de « montrer », pour ne pas dire « démontrer » (si l’on admet avec la sagesse confucéenne qu’une image vaut mille mots.) Or, ici, nous ne pouvons parler de la présentation radicale d’individu « a-genre », pouvons-nous seulement prétendre que la mode et ses représentations forment un espace de négociation du genre féminin, en ce qu’il le rende autonome d’un monde androcentréprescrivant des postures naturalisées parfois subies pour les femmes. Passant de la mascarade à une nouvelle forme d’essence individuelle, les images de mode proposent un glissement du genre vers des représentations « ouvertes » et mobiles, il ne s’agit plus de la traduction d’un éternel féminin reproductible et figé, prescrit par le monde extérieur, mais d’une essence individuelle caractérisée par son adaptabilité, sa mobilité, sa pluralité de représentations, propres à un sujet conscient complexe. Le siège de l’identité féminine n’est donc plus seulement le social, l’extérieur, la relation à l’homme, mais le siège de l’identité féminine est le sujet femme lui-même, est l’individu qui compose avec le genre tel que ses objectifs le lui indiquent. La seule similitude de ces deux types d’identification et d’expression du sujet (provenant d’une assignation sociale externe au sujet ou provenant de la réalisation d’un projet interne au sujet) réside dans l’utilisation du médium « corps » en ce qu’il constitue le premier relais d’informations dans le cadre d’une interaction.

Notes
341.

J. Butler, Défaire le genre (Paris : Éditions Amsterdam, 2006) 59

342.

Ibid.

343.

M. Foucault, L'usage des plaisirs. Histoire de la sexualité, II, vol. 2, 3 vol. (Paris : Gallimard, 1984)

344.

M. Foucault, Surveiller et punir: naissance de la prison (Paris : Gallimard, 1975)

345.

J. Butler, Le Pouvoir des mots : Discours de haine et politique du performatif, op. cit. 246

346.

J. L. Austin, Quand dire, c'est faire (Paris : Seuil, 1979)

347.

L. Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche). La Pensée, n°. 151 (1970) 67-125