Conclusion

Cette approche transverse aux études de genre et à la sociologie de la mode, inscrite dans le champ des sciences de l’information et de la communication nous a permis d’insister sur l’intérêt de l’étude des messages médiatiques et des images pour mieux saisir la portée de nouvelles représentations médiatisées dans la société considérée. En effet, notre recherche voulait dès le départ légitimer les apports des sciences de l’information et de la communication, qui, à l’instar de la sociologie, peuvent déployer des méthodologies spécifiques d’étude des représentations et apporter leur contribution à la compréhension du social. Ainsi, nos bases théoriques au carrefour de champs de disciplines variées, empruntées aux sciences sociales, aux sciences humaines et aux sciences de l’information et de la communication, nous ont guidés vers une méthodologie propre à l’étude des images médiatisées, en tant que représentations sociales. Concernant les limites de cette recherche, il est évident que ces hypothèses interprétatives issues d’un travail d’analyse des représentations sédimentées dans des titres de presse ne rend compte que du reflet figé à un moment donné d’une configuration de la discursivité sociale et que la validation ou la falsification empirique de ces quelques hypothèses nécessiterait une analyse en réception qui impliquerait des collaborations futures avec la recherche en psychosociologie ce qui ne peut être exclu et ardemment souhaité.

Empruntant à la sociologie et à l’histoire du costume pour définir le vêtement et la mode, nous avons procédé en étapes successives pour établir le cadre de notre objet d’étude. Nous avons donc présenté le corps, les parures et la mode en tant qu’éléments tangibles observables pour appréhender le social. Par la suite, replaçant notre étude dans le champ des sciences de l’information et de la communication, nous avons présenté l’intérêt d’un corpus d’images médiatiques construites en ce qu’elles venaient marquer une époque, tantôt l’illustrer, tantôt l’alimenter. Nous nous sommes penchés sur les productions médiatiques d’une société pour mieux en saisir les codes, les rites, les représentations, l’imaginaire. Puisque la presse magazine établit un contrat de lectorat suggérant la possibilité d’une identification de sa cible et le partage d’un langage commun, alors il nous a paru opportun de constituer un corpus d’images de mode produites par la presse magazine féminine et de soumettre les traces de son énonciation à l’analyse, pour mieux saisir les objets opérants dans cette identification, et donc finalement les sujets visés et décrits dans ces représentations co-construites. Partir du message, pour retrouver les traces de l’énonciateur et finalement pour mettre en exergue l’identité de la cible visée, telle a été notre démarche pour cette recherche. En outre, il s’agissait d’expliquer, dans le cas particulier de la presse magazine féminine, un succès commercial stable tandis que sa dénonciation en tant que presse aliénante pour les femmes n’a cessé de se propager depuis l’apparition des mouvements d’émancipation dans les années soixante-dix. Loin de vouloir déconstruire les arguments du procès féministe, il nous importait de chercher à dépasser aujourd’hui ce constat, tandis que des millions de femmes consomment quotidiennement cette presse, dans un acte d’achat volontaire, contrairement aux hommes pour qui cette pratique reste minoritaire. C’est désormais chose faite lorsque nous parvenons à réhabiliter, plus que la presse magazine féminine, le statut même de ses lectrices, en tant que sujets conscients et qu’acteurs sociaux stratégiques et non plus seulement en tant qu’objets soumis à la domination masculine et à l’oppression sociale.

En outre, plus que de définir la mode en tant qu’objet d’étude à part entière, nous avons eu pour projet ambitieux de placer l’image de mode dans la presse magazine féminine au rang d’indicateur du social, au rang de représentation significative d’une réalité symbolique, en l’occurrence, celle du genre féminin et de ses traductions dans le social et de la placer également parmi les facteurs possibles de mutations sociétales concrètes, par sa qualité de démarche artistique pouvant être débrayée du social. Ne voyons pas ici de paradoxe, mais davantage une complémentarité de deux démarches possibles dans la construction des images, complémentarité que nous avons démontrée dans le recours simultané au stéréotypage et à des procédés de représentations non expérimentés dans la réalité vécue. Séduits par les propos de Monneyron lorsqu’il évoque le caractère socialement anticipateur de la mode ou encore quand il place la photographie de mode parmi les arts, nous avons tenté de soumettre ses constats à une nouvelle analyse des images de mode, considérées cette fois dans le cadre des représentations du genre féminin. Croisant les problématiques de genre à celles de la sociologie de la mode, nous sommes parvenus à établir la structure des séries mode de notre corpus et à interpréter la portée de ces représentations construites dans l’imaginaire de la mode. A la suite de cette première catégorisation, nous avons constaté l’émergence de représentations symptomatiques de l’activation des stéréotypes, que nous avons classées sous une même catégorie, celle des représentations hors du social.

Mobilisant enfin la notion de mascarade en tant qu'hypothèse de définition d'un comportement féminin, nous avons tenté de dépasser le statut performatif et assertif du stéréotype de la féminité pour démontrer au contraire l’utilisation stratégique du détournement des codes de la féminité dans un projet d’identification et de reconnaissance du sujet féminin. C’est donc dans cette dernière catégorie d’images émergentes d’un troisième type non définissable en tant que parades (qui apparaîtraient plutôt comme des contre-parades), que nous avons retrouvé les signes d’un projet de représentation socialement anticipateur. Comme saisissant les éléments mis à leur portée, dans un premier temps, pour garantir la domination masculine et leur existence réduite à l’expression d’une apparence, les femmes semblent aujourd’hui s’identifier dans l’imaginaire de la mode, dans un monde des femmes, en tant qu’individus autonomes, maîtrisant les codes du social, allant jusqu’à les détourner voire les transgresser à des fins de reconnaissance personnelle. Les femmes manipulant ce langage du corps, ce langage de la mode et donc de la mascarade trouvent dans les images construites des séries mode de la presse magazine féminine un nouveau lieu naturel d’expression du genre féminin, débrayé du social, dépendant de leur propre volonté d’identification. Le public féminin est ainsi considéré comme un groupe de sujets conscients, pour lesquels la réflexivité est permise dans un monde jusqu’alors androcentré et objectivement masculin. Ce public féminin ne semble pas trouver dans les représentations des séries mode les signes d’une intériorisation inconsciente d’une socialisation par soumission, sans quoi leur compétence réflexive les porterait inéluctablement à diminuer leur consommation de presse magazine féminine, ce qui n’est pas le cas. Ce public féminin dépasse ce constat d’aliénation en interprétant les images stéréotypées comme autant de bases nécessaires à la préservation de leur face tout en assumant la forme de subversion et de manipulation stratégique que peut constituer pour elles ce jeu de mascarade. Et c’est ainsi dans la fusion d’imaginaires sociaux et de l’imaginaire socialement anticipateur de la mode que ces images médiatisées trouvent écho auprès du public féminin de la jeune génération qui a entériné pragmatiquement et tactiquement la pluralité des identités féminines face au monolithisme de la domination masculine. Comme ayant intégré les évolutions de leur statut et leur nouvelle indépendance, ce public féminin se reconnaît désormais non plus seulement dans les attentes d’un social qui leur serait extérieur mais dans un monde qui leur est propre, le monde des femmes. D’autant plus, qu’il est opportun de souligner que la figuration de l’homme dans les séries mode équivalentes est soumise à un tropisme, tant dans leurs mises en scène que dans les parades, tout à fait univoque, tropisme qui garantit à l’homme de rester constamment identique à lui-même.

Nous pourrons nous interroger dans d’autres recherches sur l’absence de telles représentations débrayées du social dans les autres médias. Nous notons rapidement que de telles représentations de l’individu de genre féminin n’apparaissent pas aussi facilement à la télévision ou encore dans la publicité des biens de consommation courante, où pour l’instant, seuls les stéréotypes traditionnels sont mis en scène, et s’ils subissent un quelconque détournement ce n’est que pour mieux les renforcer auprès des consommateurs visés. C’est donc bien cet espace d’inventivité, de subversion des normes, ouvert à l’imaginaire et à ses avatars que représente la mode qui permet d’expliquer ce jeu permanent de défigement/activation des stéréotypes. Point de négation de la féminité ou de la présence de genres différenciés, mais puisqu’il s’agit de représentations mobiles et variables dans le social, la réappropriation des codes de la féminité et de la mascarade par les images de mode, et par leur public, induit de ce fait une nouvelle redistribution des cartes interprétatives du féminin. Les images de mode, soumises à l'interprétation d'un public féminin, voient donc leur signification émerger à l'instant de leur réception, et si l'ordre des choses semble être traduit dans les stéréotypes de genre des images de mode, il n'en est qu'un support pour de plus vastes et complexes productions de représentations, tout comme De Certeau l'évoque pour l'appropriation des textes par les lecteurs :

‘« Cette mutation [l'appropriation du texte par le lecteur] rend le texte habitable à la manière d’un appartement loué. Elle transforme la propriété de l’autre en lieu emprunté, un moment, par un passant. Les locataires opèrent une mutation semblable dans l’appartement qu’ils meublent de leurs gestes et de leurs souvenirs ; les locuteurs, dans la langue où ils glissent les messages de leur langue natale et, par l’accent, par des « tours » propres, etc., leurs propre histoire ; les piétons, dans les rues où ils font marcher les forêts de leurs désirs et de leurs intérêts. De même les usagers des codes sociaux les tournent en métaphores et en ellipses de leurs chasses. L’ordre régnant sert de support à des productions innombrables, alors qu’il rend ses propriétaires aveugles sur cette créativité (ainsi de ses « patrons » qui ne peuvent voir ce qui s’invente de différent dans leur propre entreprise). A la limite, cet ordre serait l’équivalent de ce que les règles de mètre et de rime étaient pour les poètes d’antan : un ensemble de contraintes stimulant des trouvailles, une réglementation dont jouent les improvisations. »353

En cela, l’image de mode et la presse magazine féminine par extension, loin de produire seulement des figures stéréotypées du genre féminin, introduisent de nouvelles voies de représentation du genre, anticipatrices socialement et en tout cas, se donnant les moyens discursifs de faire écho auprès d’un public féminin en quête de reconnaissance d’une identité multiple, mobile, morcelée parfois, en tant que sujets complexes socialement reconnus.

Notes
353.

M. D. Certeau et al., L'invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, op. cit. 49