1. La médiation: nouveau mode de rapports sociaux

Il s’agit d’une approche théorique plus vaste, impulsée par les changements sociétaux et issus du courant de la post-modernité. En effet, la transformation des institutions publiques et la diminution de la place de l’Etat dans le jeu social, le surgissement du néolibéralisme avec la stagnation des ressources de l’Etat providence, les changements des rapports entre secteur public et privé , le développement des nouvelles technologies scientifiques et de communications modifiant les relations humaines font partie des mutations mondiales (Faget, 2008). Ces nombreuses transformations représentent la fin du monde dit moderne et l’entrée dans la post-modernité. Le développement de la médiation s’inscrit dans le panorama de ces changements structurels et sociétaux, comme la crise des institutions et des modes de régulation des conflits. En effet, cette pratique est vue comme un nouveau mode de régulation sociale (Bonafé Schmitt,1998) et un nouveau modèle de relation entre l’Etat et la société civile (Spielvogel et Noreau, 2002). Cela constitue une vision plus politique concernant les mutations des rapports sociaux émergents dans les sociétés contemporaines.

Parmi les principaux auteurs de cette approche théorique, nous citerons les juristes et chercheurs Guillaume-Hofnung (2005) ; Bonafé-Schmitt (1992,1998,1999); Faget (1997,2005, 2008) et Warat (2001) et le théologien Six (1995,2001). Pour ces auteurs, la médiation ne peut pas être restreinte à une simple technique de résolution des conflits, mais plutôt être vue comme une pratique de transformation sociale.

Six (1995) est l’un des pionniers de la médiation généraliste en France. Il fut fondateur, en 1988, du Centre National de la Médiation (CNM) et directeur de l’Institut de Formation. Pour lui « la médiation est la rencontre qui permet d’établir des liens libres, de vivre ensemble en apprentissage d’une meilleure civilité, d’une meilleure citoyenneté ou d’une plus grande amitié ; ou encore pouvoir parler ensemble d’un désaccord existant et oser s’y confronter ». (Six, 2001 : 263).

Considérer la médiation comme une technique de « résolution des conflits » est corrompre sa notion et sa spécificité. Le but de cette pratique sociale n’est pas d’anéantir le conflit mais d’accepter les différences qui existent dans les relations sociales. Le conflit est donc vu d’une façon positive et de croissance personnelle, mais non nécessaire ou primordial dans la conception de la médiation. Il faut gérer au lieu de résoudre, ce qui correspond plus proprement aux fondements de base de cette pratique. L’antagonisme n’est pas strictement vu comme étant nuisible, mais comme une réalité que l’on peut gérer d’une façon raisonnable ou non, ce qui dépend de la volonté de chacun.

Pour Six (2001), la médiation, au lieu de s’exercer en aval, après un conflit qui a éclaté, doit tout autant se réaliser en amont avant même qu’un antagonisme n’ait apparu. De plus, elle ne peut pas également être confondue avec la négociation qui présume des intérêts antagonistes. Pour cet auteur, l’exercice de cette pratique a deux possibilités : l’une étant la rencontre de personnes ou de groupes qui ne se connaissent pas et qui, à travers ce mode de gestion, ont la possibilité de se connaître et d’aboutir à un dialogue ; l’autre se réfère à des personnes ou groupes en opposition pour les amener à se mettre d’accord et à coopérer. Dans cette perspective, l’auteur a élaboré une définition de la médiation en la différenciant en quatre types: la créatrice et la rénovatrice, qui correspondent à l’émergence ou la renaissance des liens et la préventive et la curative qui sont destinées à « parer » un conflit. La « créatrice »a pour but de susciter, entre les personnes ou les groupes, des liens qui n’existaient pas auparavant. Ce sont de nouveaux liens qui peuvent être établis. La « rénovatrice » permet de rétablir, entre les personnes ou des groupes, des liens qui étaient distendus. Pour sa part, la « préventive » essaie d’éviter un conflit qui n’a pas encore éclaté et finalement, la « curative », qui a pour but d’engager les personnes à trouver, par elles-mêmes, une solution à leurs différends.

En somme, la médiation est vue, d’une part en dehors d’un contexte conflictuel et d’autre part, comme une façon de susciter ce contexte ou dans une perspective conflictuelle. Les structures fondamentales de la médiation, dans ces quatre types, sont fondées sur l’établissement de communication interpersonnelle qui requiert d’une part, l’entremise d’une tierce personne impartiale, autonome et sans pouvoir décisionnel et qui exige, d’autre part, le consentement libre des personnes concernées et la possibilité de prendre eux-mêmes leurs décisions.

Pour sa part, Guillaume-Hofnung (2005) dénonce la terminologie utilisée en médiation; elle ne correspond à sa définition. De plus, il croit que seul le cadre associatif est acceptable à l’exercice de la pratique. Dans ce contexte, le médiateur peut vraiment établir sa crédibilité comme tiers indépendant, impartial et dégarni de toute forme de pouvoir. Ainsi, cette pratique doit-elle être envisagée en dehors de toutes les formes de domination établies dans les institutions, et notamment les systèmes de justice. De même, Faget (2008) souligne que le droit et le système judiciaire font partie du pouvoir hiérarchique et de l’ordre établi, loin parfois de l’idéal démocratique recherché par l’ensemble de la société. Les normes juridiques ne tiennent pas compte des besoins particuliers des individus, elles sont abstraites, fondées sur des catégories juridiques antérieurement établies. Ainsi, elles antagonisent les relations interpersonnelles au lieu de les construire, et souvent la procédure contradictoire ne fait qu’aggraver les conflits. Dans ce sens, la médiation est par nature en phase avec l’esprit associatif et tend à se situer dans un espace indépendant entre l’Etat et l’individu. Il s’agit d’une action civique qui surgit spontanément de la société civile, puisqu’elle doit se manifester, de préférence, à partir de la base en dehors des institutions publiques.

Pour Guillaume-Hofnung (2005), cette pratique socialen’est pas une affaire de l’Etat car elle pourrait y perdre ses caractéristiques principales, surtout l’indépendance du médiateur. En effet, la médiation judiciaire et la médiation pénale sont de simples modalités de la procédure de conciliation, habituellement utilisée par les acteurs juridiques et ne peut pas être considérée comme étant une pratique de médiation. Lorsque le médiateur est délégué par une institution qui représente l’Etat, par exemple la médiation judiciaire, il est toujours attaché à un pouvoir institutionnel représentant une autorité. Pour cette raison, cette pratique devrait être indépendante du palais de justice et des professionnels qui œuvrent en partenariat avec ces institutions. Par opposition, la médiation est perçue comme complémentaire de la justice et non comme un rapport de subordination. Pour ces raisons, la médiation judiciaire et la médiation pénale en contexte familial sont davantage du domaine de la conciliation plutôt que de la médiation proprement dite. La conciliation est liée à l’existence d’un conflit, ce qui n’est pas forcément le cas pour la médiation. Ainsi, la présence d’un tiers n’est pas nécessairement celle d’un médiateur ; il peut être un conciliateur, un arbitre, un juge, et aussi un médiateur.

D’autre part, Faget (2008) souligne que la médiation doit être pensée comme une contre-culture face aux pouvoirs institutionnels coercitifs et déshumanisants. Elle fait partie d’un projet de transformation sociale qui a pour but le développement de la démocratie participative, l’extension d’une politique de reconnaissance et la promotion d’un individualisme relationnel. La participation directe des personnes dans la résolution de leurs propres conflits s’inscrit dans le développement de la démocratie participative dans les sociétés actuelles. Elle signifie la contestation du monopole des savoirs spécialisés et du principe de représentation, une caractéristique de la pratique des avocats. La participation directe est une première démarche vers le pouvoir décisionnel des non-spécialistes.

En ce qui concerne la politique de la reconnaissance, elle touche la conscience de la singularité de l’autre. La médiation instaure un espace d’écoute et d’altérité où les personnes ont l’occasion de reconnaitre l’autre à travers leurs différences. Ainsi, la conception d’égalité universaliste, dans lequel chaque citoyen doit être considéré comme égal aux autres en droit, doit être remplacée par la politique de la différence. Enfin, l’avancement d’un individualisme relationnel, où la médiation permet d’aider les personnes à passer d’un individualisme narcissique à un individualisme plus communicationnel.

Néanmoins, ce mode de gestion de conflits peut être également utilisé comme un instrument de domination ou d’une stratégie de légitimation des institutions qui les adoptent comme forme d’action. Pour Faget (2008), la médiation pénale et la médiation familiale judiciaire n’échappent pas à cette tendance. Les magistrats instrumentalisent parfois cette pratique sous le discours d’économie des coûts, ou même d’allègement de leur travail pour échapper aux longs contentieux. Les logiques judiciaires se superposent sur les principes de la médiation et contribue à en disqualifier la pratique.

Parallèlement, dans cette approche théorique, il existe une longue discussion sur la médiation en tant que profession ou comme fonction. Pour être médiateur, il faut avoir une formation spécifique, car la pratique demande des compétences théoriques particulières. Comme le médiateur est issu de différents milieux multidisciplinaires, il n’a pas une identité professionnelle définie et son statut demeure imprécis pour les autres.