II - Représentations sociales et maladies

A - Représentations sociales de la santé et de la maladie

Pour aborder cette partie, commençons par une brève illustration avec une maladie contemporaine sur laquelle beaucoup a été dit à son apparition, tant l’information sur sa genèse et sa transmission était nébuleuse. Il s’agit du Sida ! L’histoire médicale et l’histoire sociale de cette pandémie ont, en effet, donné lieu à plusieurs représentations sociales au début de la décennie 1980. Le contexte d’apparition de la maladie avait alors produit des ingrédients favorables à la construction de plusieurs images. Avant que la recherche biologique apporte quelques clarifications sur la nature de la maladie, des esprits fertiles avaient développé des théories pour bonne appréhension du fléau et l’organisation conséquente de la protection de l’espèce humaine contre celui-ci. Ces développements se sont faits en s’appuyant sur les données disponibles sur les porteurs de la maladie, à savoir : les drogués, les hémophiles, les homosexuels, les transfusés. Ils se sont aussi faits en prenant en compte les données sur le vecteur du mal, c’est-à-dire le sang ou le sperme. Les savoirs accumulés sur la maladie ont permis de mettre au point deux théories explicatives de la transmission de la maladie (D. Jodelet, 2003) :

  • la première présentait le Sida comme une maladie-punition frappant la licence sexuelle. Les porteurs de la maladie étaient considérés comme des personnes à la moralité légère. La maladie était alors présentée comme émanant d’une société permissive dont les porteurs du mal écopaient ainsi la condamnation pour leurs conduites dégénérées ou encore la punition pour leur irresponsabilité sexuelle. Ces termes, et bien d’autres dans le même registre, étaient porteurs du discours médiatique sur la maladie présentant le Sida comme un fléau dont les bons chrétiens qui ne rêvent pas de se conduire mal sont épargnés. Le repliement aux valeurs traditionnelles était alors présenté comme le garant de la protection contre la maladie et de la défense d’un ordre naturel conservateur ;
  • la seconde théorie s’appuyait sur la contamination du Sida par le sang, le sperme et d’autres liquides corporels. Cette théorie, dite biologique, a généré des croyances selon lesquelles la contamination pouvait se faire par simple contact avec les secrétions corporelles ou par des objets sur lesquels ces liquides ont été déposés. Ces croyances ont provoqué des frayeurs jusque dans les milieux médicaux les plus autorisés.

Pour comprendre le processus de développement de telles théories, revoyons la séquence des faits : un événement survient dans le milieu social et ne peut laisser les gens indifférents ; il mobilise la peur, l’attention et une activité cognitive pour le comprendre, le maîtriser et s’en défendre. Le manque d’information et le bégaiement de la science favorise alors l’émergence de représentations qui circulent de bouche à oreille et qui sont amplifiées par des supports médiatiques.

Ce développement quelque peu spectaculaire tient pour une maladie dont la symptomatologie a pris du temps à se préciser à son apparition. Il n’en est sans doute pas de même pour toutes les maladies ou tous les problèmes de santé ou simplement pour la santé, mais pour chacun d’eux, l’homme a besoin de se les représenter avec des symboles familiers pour mieux les comprendre, mieux les maîtriser et mieux s’en prémunir le cas échéant.

En résumé, les représentations de cette maladie ou de la santé sont élaborées avec les moyens du bord. Ils donnent lieu à de nouvelles expressions et des néologismes forgés de toute pièce et porteurs de représentations. D. Jodelet (Op. cit.) nous en donne des exemples dans le cas du Sida. Les termes comme « sidaïque » sonnant comme « judaïque » ; « sidatorium » comme « sanatorium » ou « crématorium » ont vu le jour, avec un pouvoir d’évocation suggérant de ranger les malades dans une catégorie à part et justifiant des conduites de discrimination à leur endroit. Ces termes et bien d’autres servent de codes permettant d’entretenir contextuellement la communication entre les différents acteurs sociaux sur ces sujets. Ainsi, que l’on s’intéresse à la théorie qui présente le Sida comme un danger physique ou comme un danger moral, l’on assiste à la mobilisation des savoirs existants pour tenter de construire et de vulgariser ce qui est présenté comme la réalité sociale de la maladie. Ces constructions peuvent varier suivant les groupes sociaux, mais, elles participent en général de la volonté de donner aux acteurs sociaux les moyens de maîtriser l’environnement.

La santé et la maladie ont généralement des significations spécifiques pour les individus dans une société donnée, d’abord par l’expérience que chacun en fait et par l’information qui circule dans la société. Etudier les représentations sociales de la santé et de la maladie renvoie à l’examen des préoccupations suivantes : comment l’ensemble « santé et maladie », en tant que valeurs, normes sociales et modèles culturels, est vécu par les individus de la société ? Comment l’image de ces objets sociaux s’élabore-t-elle, se structure-t-elle logiquement et psychologiquement ?

De telles préoccupations sont intimement liées à l’histoire des idées médicales et peuvent mettre en scène une double conception : d’abord la plus ancienne qui envisage la santé et la maladie davantage comme mode de relation d’équilibre ou de déséquilibre de l’homme avec son milieu ; ensuite, l’étude systématique des facteurs psychosociaux impliqués dans les manifestations de la maladie et dans la pratique médicale pour y remédier.

La première conception est principalement organiciste. Hippocrate, le fondateur de la médecine, est présenté par les historiens comme un des précurseurs de cette conception. Pour bien comprendre et expliquer les manifestations des maladies, celle-ci fait intervenir les facteurs humains, les conditions écologiques et les structures sociales dans lesquelles la pathologie survient. A cela, il faut ajouter la méthode clinique d’observation du corps du malade, de la détection des symptômes prônée par Hippocrate. La conception s’appuie aussi sur la fréquence des maladies, l’influence du climat, de l’air, de l’eau et du sol. Elle s’est renforcée, à partir du 16e siècle, avec le développement de l’anatomie, de la physiologie, de la physique et de la chimie. Elle a permis l’étude des « maladies étrangères » et l’éclosion aux 18e et 19e siècles de ce qu’August Hirsh appelle la « géographie médicale » (in C. Herzlich, op. cit.).

La seconde conception comporte 3 courants :

  • la médecine psychosomatique : elle s’intéresse à la nature, à la genèse psychologique et organique de la maladie ;
  • la relativité culturelle : elle est le domaine de l’anthropologie. Ce courant est à la base de l’élaboration de répertoires culturels de mythes, croyances, valeurs pratiques sur la santé et la maladie qui sont des modèles propres à des sociétés données ;
  • l’importance des comportements sociaux concernant la santé et la maladie.

De façon générale, ces différentes conceptions nous montrent que les entités santé et maladie ne sont guère ressenties comme des données figées. Elles apparaissent dans des constructions qui permettent aux uns et aux autres de les représenter comme ils les sentent et de traduire ainsi la réalité liée au phénomène. Bien plus, la santé ne peut être clairement définie par son opposition à la maladie et il est sans doute plus indiqué de parler des maladies, compte tenu de la variété des agents infectieux et des milieux de vie des individus. Santé et maladie sont vécues comme multiplicité, tout autant que comme unité. Ainsi, selon les individus, la santé n’est pas simplement une absence de maladie, elle peut s’éprouver de manière purement positive ou purement négative, selon les souvenirs ou les images que les expériences personnelles ont laissés dans la mémoire des uns et des autres. C’est en tout cas ce que traduisent les déclarations suivantes de certaines personnes sur ces deux concepts :

‘« La santé, au fond, c’est une chose un peu négative ; tant qu’elle n’est pas atteinte, on ne réalise pas qu’on est en bonne santé » (C. Herzlich, op. cit. : 74.) ;’

ou encore :

‘« Quand on est en bonne santé, on n’y songe pas, on pense à autre chose » (Idem) ’

Mais, l’auteur relève que concurremment, et parfois chez les mêmes personnes, la santé peut être vécue comme une présence dont on a une claire conscience par la sensation d’aisance, de bien-être corporel et fonctionnel ou par la sensation de résistance et de robustesse physique. Elle peut aussi être perçue comme l’absence de maladie ou l’in-conscience du corps, proche du silence des organes ; elle devient alors à peine une expérience spécifique. On ne pense à la santé, dit-on souvent, que lorsqu’on l’a perdue. Certains chercheurs conseillent de parler dans les représentations, non pas d’une seule santé, mais des santés pour rendre compte des spécificités que peuvent revêtir certaines situations dans lesquelles l’individu est en santé. On pourrait ainsi parler de santé-vide, de fond de santé et d’équilibre pour traduire les différentes projections des situations de santé. La situation d’équilibre est la forme de santé à laquelle l’on fait le plus souvent allusion lorsqu’on parle de santé. Ces différentes formes de santé obéissent aux nuances ci-après :

La santé-vide renvoie à un phénomène que l’on ne définit que de manière privative. Selon cette représentation, la santé est un état de stabilité, ou encore un fond neutre sur lequel apparaît (ou peut apparaître) l’évènement qu’est la maladie. Ceci est quelque peu en contradiction avec la définition plus globale de la santé par l’OMS qui prend en compte un élément important, à savoir le bien-être. Si la santé n’est pas uniquement l’absence de maladie, mais un état de complet bien-être83 physique, social et mental comme la présente cette définition, c’est qu’elle est plus vaste que ne l’envisage C. Herlitch. La santé-vide peut par conséquent être matérialisée par plusieurs représentations.

Le fond de santé diffère de l’état précédent en ce que sa caractéristique spécifique est d’être, non un état, mais un capital : par la santé-vide, on est en bonne santé parce qu’on n’est pas malade. Grâce au fond de santé, on a une bonne santé. Ce capital comporte deux aspects principaux : la robustesse corporelle d’une part et une certaine potentialité de résistance aux attaques, à la fatigue, à la maladie, d’autre part. On n’évalue le plus souvent le fond de santé d’un individu que par rapport à autrui.

L’équilibre est par contre une expérience autonome que chaque individu réalise à un moment ou un autre de sa vie : on se sent en équilibre ou on sent qu’on a perdu l’équilibre. Il n’est besoin d’aucune comparaison à autrui pour le constater ; c’est une expérience personnelle et immédiate qui permet à l’individu de se sentir ajustée ou non par rapport à son environnement.

Le tableau 8 ci-dessous présente le contenu auquel renvoie chacune des formes de santé, leurs rapports à l’individu qui en fait l’expérience, aux autres individus et à la maladie (Herlitz, 1969 : 89). De ce tableau, on note que la santé apparaît comme un état corporel et un état relatif se définissant en fonction de la maladie (absence de maladie ou résistance à celle-ci). L’absence de maladie conduit à l’équilibre dont les caractéristiques sont :

  • Le bien-être physique, la surabondance des moyens corporels ;
  • L’absence de fatigue ;
  • Le bien-être psychologique, l’égalité d’humeur ;
  • L’aisance et l’efficience dans l’activité ;
  • Les bonnes relations avec autrui.
Tableau 9  : Contenu des diverses formes de santé

(Source : C. Herzlich ,1969 : 89)

Il convient cependant de nuancer ces perceptions de la santé et de la maladie. Telles que présentées, elles renvoient à la situation dans une société occidentale ou aux sociétés industrialisées dans lesquelles les éléments d’appréciation sont développés à partir d’une représentation scientifique de la santé et de la maladie de règle dans la médecine conventionnelle moderne. Dans d’autres sociétés (asiatiques ou africaines par exemple), la réalité est quelque peu différente, influencée qu’elle est par l’hétérogénéité des cultures. Les représentations de la maladie et du corps semblent ainsi largement partagées en Afrique ; certains traits sont récurrents, en particulier, la prégnance des variables exogènes, l’importance de l’univers physique et humain, des ancêtres et des puissances surnaturelles. Les représentations de la santé par contre varient d'une société à une autre, et même, à l'intérieur de la même société, d'un groupe à l'autre. Dans les sociétés non industrialisées, la santé est perçue en termes de rapport d'équilibre entre les gens et la nature, et entre les gens et les puissances surnaturelles. Dans les sociétés occidentales par contre, la définition de la santé est moins globalisante, même si elle comporte des aspects physiques, des aspects psychologiques et des aspects comportementaux.

Une illustration de cette construction sociale de la maladie nous est donnée par L. Pierre-Joseph (in Y. Jaffré et J.P.O. De Sardan, 1999) qui a dirigé une publication relative à des investigations sur des représentations liées aux troubles multiformes et en rapport avec le ventre en Afrique de l’ouest. Ces troubles qu’il présente comme des Entités Nosologiques populaires Internes (ENPI) ont une caractéristique commune dans leurs constructions : elles sont considérées soit comme des maladies de Dieu, soit comme des maladies prosaïques, ordinaires, simples, qu'on ne peut donc imputer à personne et qu'il convient d'opposer à celles d’origine magico-religieuse. Dès lors, même si le recours à des médicaments modernes est courant, la résistance représentationnelle demeure. Elle pousse les populations victimes de ces maladies à construire d’incertains savoirs pour pallier les effets d’une grande précarité sanitaire qui empêche un suivi médical plus rapproché et une prise en charge rapide de ces maladies.

Autre illustration : Le premier colloque national d’anthropologie médicale84 a permis de mettre en exergue les oppositions entre les deux sociétés sur le plan de la représentation de la maladie et de regretter un peu le manque de complémentarité entre les deux. A. Zemplini a indiqué que la médecine africaine inverse le mode de compréhension occidental en ne considérant pas comment l’individu se sert des moyens offerts par sa société pour faire face à ses problèmes de santé, mais plutôt comment la société se sert de ses maladies pour assurer sa propre reproduction ou pour faire face à ses propres contestations. Selon lui, une maladie est repérée - et parfois nommée- en fonction de sa causalité explicitée par le diagnostic qui s’effectue le plus souvent par divination. Par l’entremise du rêve ou de l’inspiration éveillée, le médium ou le devin reçoit et retransmet un message. Le diagnostic consiste essentiellement à déterminer la cause, moyen ou mécanisme, empirique ou non, de l’engagement de la maladie ; à repérer l’agent, le détenteur de la force efficace qui l’a produite, en situer l’origine, événement ou conjoncture, dont la reconstitution rend intelligible l’irruption de la maladie dans la vie des individus.

En se basant sur les enseignements des recherches sur les perceptions et les pratiques en vigueur dans ces deux formes de médecines, F. Laplantine (in D. Jodelet, 2003) a conclu que celles africaines agissent essentiellement au niveau des représentations magico-religieuses dites irrationnelles. La médecine occidentale - sans tenir compte des interrogations encore marginales de la première - oblitère toute la sphère psychologique des voyances, établissant ainsi une rupture entre le social et le biologique. Et d’ajouter que la culture occidentale a opté pour la simplicité des signes contre la multiplicité des symboles. En conclusion, les perceptions cristallisant la maladie ou la santé ne sont pas exactement les mêmes suivant les cultures. Il est, au demeurant, important de bien les élucider car, au final, elles jouent un rôle déterminant dans la recherche de l’équilibre entre l’individu et son milieu social.

Notes
83.

C’est-à-dire un état de complet bien-être physique, mental et social, et non seulement l’absence de maladie.

84.

Tenu à Paris du 28 au 30 novembre 1983 sur le thème Etiologie et perception de la maladie dans les sociétés modernes et traditionnelles.