2. Discours nationaux

Deux types de discours rentrent dans cette catégorie. Ce sont : les discours produits par des experts techniques sur le plan national et ceux produits occasionnellement par des acteurs sociaux qui n’ont pas d’expertise avérée dans la lutte contre cette maladie.

- Discours des experts techniques

L’architecture énonciative des discours des experts techniques nationaux sur le paludisme au Cameroun montre trois énonciateurs principaux : le Ministère de la santé publique en tant que structure institutionnellement responsable de la santé au Cameroun, les partenaires internationaux et nationaux dans la lutte contre cette maladie dans le pays, y compris les représentations des organisations internationales et les organisations de la société civile nationale (ONG, associations, etc.) et les praticiens de la médecine traditionnelle.

Ces discours sont l’adaptation au plan national des discours internationaux sur cette maladie. Le Ministère de la santé publique est la principale énonciatrice de ces discours techniques. Il y a aussi des énonciateurs secondaires de ces discours qui sont les partenaires du pays dans la lutte contre le paludisme. Ces partenaires sont :

Les destinataires de ces discours sont, au final, les communautés, les familles et les individus qui doivent mettre en pratique les stratégies de lutte en promotion dans certains de ces discours.

Le monde décrit dans les discours des différents énonciateurs est celui de la lutte contre le paludisme. Il est semblable à celui décrit dans les discours des experts internationaux avec toutefois quelques spécificités, notamment pour des énonciateurs qui cherchent à mettre en exergue certains dispositifs utilisées dans la prévention de cette maladie. Par exemple, dans les discours sur l’utilisation de la moustiquaire imprégnée pour la prévention du paludisme, ACMS fait souvent allusion à une moustiquaire particulière (Super moustiquaire) dont elle assure la vente dans le pays et que l’on peut ré-imprégner à domicile avec un insecticide appelé Bloc conditionné sous forme de tablettes et commercialisées aussi par cette ONG.

Pour les modalités de l’énonciation de ces discours de santé publique, ils font grandement usage de prédicats épistémiques qui sont les mêmes que ceux que nous avons identifiés dans les discours des experts internationaux. Ceci se comprend fort bien car le Ministère de la santé publique et ses partenaires sont, au niveau national, les relais des discours techniques validés par l’OMS pour la prévention de cette pathologie. Il est aussi fait usage des prédicats d’action permettant aux énonciateurs de recommander des actions importantes de santé publique, notamment la mise en œuvre des stratégies de prévention en vigueur à l’endroit des cibles. Les actions recommandées sont par exemple de lutter contre la prolifération des moustiques qui transmettent le paludisme en détruisant les gîtes larvaires ou alors de dormir sous une moustiquaire pour se protéger des piqûres des moustiques qui donnent le paludisme.

La médiation entre les énonciateurs et les destinataires remet sur la sellette l’expertise en matière de lutte contre le paludisme. Les énonciateurs en disposeraient et le destinataire, qu’est le patient, aurait donc tout à apprendre d’eux pour éviter les ennuis du fait de la survenue de la maladie.

S’agissant des fonctions remplies par ces discours, la fonction illocutoire y est bien visible. Il s’agit d’informer les cibles de la maladie et d’éveiller les consciences des populations sur la gravité du paludisme et le gain qu’on réalise en adoptant la culture de la prévention de cette maladie. La fonction perlocutoire est, quant à elle, tributaire de la bonne mise en pratique des stratégies de prévention contenues dans ces discours. Certains de ces discours sont les résultats de l’évaluation de la mise en pratique de ces stratégies par les populations ou alors des résultats des comportements aptitudes et pratiques des populations vis-à-vis des moustiques.

Pour ce qui est des discours de la médecine traditionnelle les énonciateurs sont nombreux et leur expertise dans la lutte contre la maladie en général est querellée pour bon nombre d’entre eux en ce moment. Les critères d’admission à la profession de tradi-praticiens ne sont clairement définis ; dès lors, à côté de bons guérisseurs traditionnels ou tradi-praticiens, la profession est truffée d’usurpateurs que l’on appelle charlatans. En attendant l’organisation de cette profession, les vrais guérisseurs traditionnels et les charlatans parlent sans doute peu de la prévention du paludisme et beaucoup plus de sa prise en charge en tant que fièvre. Dans leurs discours, certains de ceux-ci font allusion à des pratiques traditionnelles de lutte contre les piqûres des moustiques (utilisation de la fumée des écorces de pruniers par exemple) pour prévenir la maladie. D’autres aussi, pour avoir travaillé avec le personnel de santé de la médecine conventionnelle, recommandent à leurs patients d’utiliser des dispositifs modernes de prévention comme la moustiquaire imprégnée d’insecticide. Les discours sur le paludisme émanant de cette force de médecine sont abondamment inspirés par les représentations sociales des populations sur cette maladie.

Les destinataires de ces discours sont nombreux, tant il est de notoriété publique aujourd’hui qu’une frange importante de la population camerounaise a recours à la médecine traditionnelle pour ses problèmes de santé.

Le monde décrit par ces énonciateurs n’est pas toujours aussi suffisamment précis que pour les discours du Ministère de la santé publique car les guérisseurs traditionnels n’ont pas toujours la culture de la prévention du paludisme. Leurs discours s’appesantissent beaucoup plus sur a prise en charge de la maladie.

Pour les modalités d’énonciation, les discours de la médecine traditionnelle dans ce domaine font beaucoup plus usage des prédicats d’actions entre les énonciateurs et le destinataire.

La médiation et les fonctions de ce type de discours sont comparables à celles que l’on trouve dans les discours de santé publique analysés plus haut.

- Discours des autres acteurs non techniques

L’architecture énonciative de tous les autres discours non techniques a la particularité de présenter une panoplie d’énonciateurs dont le dénominateur commun est que leurs professions n’ont, de prime abord, rien à voir avec la lutte contre le paludisme. Ce sont le plus souvent des personnalités politiques et administratives qui ne travaillent pas dans le secteur de la santé, des célébrités, des commerçants qui vendent des dispositifs de lutte contre les moustiques, etc. Les destinateurs sont aussi divers car les discours produits ciblent soit la communauté internationale, soit les populations.

Le monde décrit par les énonciateurs est varié. Il peut s’agir d’une mobilisation des communautés nationales pour la mise en pratique des stratégies usuelles de prévention de la maladie. En ce sens, les journées africaines et les journées mondiales de lutte contre le paludisme ont été des opportunités intéressantes pour la production des discours par ces énonciateurs.

Il peut aussi s’agir d’un plaidoyer auprès de la communauté internationale aux fins de mobilisation de ressources pour plus d’assistance aux pays en développement comme le Cameroun, dans la lutte contre le paludisme. Dans ce dernier cas, l’image de marque de certaines vedettes sportives ont souvent été mises à contribution et ces discours ont été généralement produits lors de grands événements internationaux.

Il existe aussi, au niveau national, des partenaires financiers travaillant sur le territoire national et tenant des discours sur le paludisme. Nous n’avons pas voulu créer une catégorie particulière pour ces énonciateurs comme c’était le cas plus haut avec les discours internationaux parce qu’en suivant les critères retenus pour la catégorie autres discours, nous pouvons parfaitement les y loger. Ainsi, un autre partenaire financier important énonciateur des discours sur le paludisme au Cameroun est la COTCO, filiale Exxon Mobil responsable du pipeline Tchad-Cameroun. Elle produit ces discours dans le cadre de l’Initiative santé en Afrique. Mise en place en l’an 2000 par cette compagnie américaine dans le but de soutenir la déclaration d’Abuja sur le projet Faire reculer le paludisme en Afrique, l’objectif de cette initiative est de réduire de moitié les décès dus au paludisme d’ici 2010. Exxon Mobil contribue à la prévention du paludisme à travers la sensibilisation des communautés comme l’illustre la figure 18 ci-dessous.

Figure 17 : Une séance de sensibilisation communautaire sur le paludisme

D’autres énonciateurs dans la catégorie discours des autres acteurs non techniques : sont des compagnies commerciales qui produisent des dispositifs de lutte contre les moustiques (insecticides, fumigènes, etc.) et les écoulent auprès des camerounais à grands renfort de publicité.

S’agissant des modalités d’énonciation de ces discours, ils font usage des prédicats épistémiques qu’ils empruntent aux discours de santé publique dans ce domaine. Pour la médiation entre les énonciateurs et les destinataires, il ne s’agit pas véritablement d’une expertise dans la prévention de la maladie, mais beaucoup plus de l’utilisation de l’image de marque de l’énonciateur pour faire un effet sur le destinataire.

Les fonctions illocutoires sont les plus proéminentes dans ces types de discours car ils servent à faire prendre conscience et à mener les actions sollicitées pour la prévention du paludisme.

Il est important de noter aussi qu’un des énonciateurs clef des discours dans la lutte contre le paludisme, de façon générale, est l’homme de la rue. Les discours qu’il tient sur la maladie relèvent, en principe, du sens commun, mais, sont bien souvent largement inspirés des représentations scientifiques sur la maladie. Or, il se trouve qu’il est aussi ciblé dans cette lutte comme destinataire des différents discours.

Ainsi se présentent les caractéristiques générales des discours sur le paludisme au Cameroun. Il reste toutefois à noter que les différents discours sur cette maladie se prêtent peu à des discussions entre les différents acteurs sociaux ; ils s’inscrivent dans une sorte de consensus empêchant leur multiplication rapide.

- Quasi-absence de discours pluriels sur le paludisme dans l’espace public camerounais

Par discours pluriels, nous entendons des discours qui traduisent des opinions divergentes sur un sujet donné. Le constat qui se dégage de notre examen des discours sur le paludisme au Cameroun montre, certes, une variété de discours dans le sens où ils abordent divers thématiques liés à la lutte contre cette maladie, notamment :

Au demeurant, cette diversité thématique est rapidement rattrapée par un consensus entre les différents énonciateurs dans leur extériorisation. En clair, il n’y a pas pluralité de discours sur le paludisme. Il semble se dégager de notre investigation une telle neutralisation des opinions des énonciateurs dans l’espace public camerounais que ces discours charrient une rationalité consensuelle sur cette maladie. Ainsi, l’unanimité est faite sur le moustique comme agent vecteur du paludisme, sur la lutte contre cet agent ou la protection contre ses piqûres comme la clef de voute de la prévention primaire du paludisme. A cela s’ajoute la prise des antipaludéens recommandés, et à temps pour la prévention secondaire et tertiaire puis le souhait de voir les chercheurs trouver un vaccin contre cette endémie.

Pour tenter de comprendre cet état de choses, peut-être est-il important de préciser à la suite de J. Habermas (1987) que l’espace public est la sphère intermédiaire entre la société civile et l’État. C’est le lieu, accessible à tous les citoyens, où un public s’assemble pour formuler une opinion publique. Il s’agit d’un espace symbolique où s’opposent et se répondent les discours, la plupart contradictoires, tenus par les différents acteurs politiques, sociaux, religieux, culturels, intellectuels, composant une société.    L’existence d’un tel espace suppose des individus plus ou moins autonomes, capables de se faire leurs opinions, non aliénés aux discours dominants, croyant aux idées et à la force de l’argumentation.

Or que remarque-t-on pour les discours sur l’endémie palustre au Cameroun en général ? Depuis les conjectures qui ont conduit, au 19e siècle, à l’invalidation de la théorie des miasmes morbides pour expliquer la survenue des accès palustres puis à la validation de la thèse de la transmission du paludisme à l’homme par l’anophèle femelle, l’unanimité s’est faite sur la construction des discours non contradictoires sur le paludisme et sur les moyens de lutte contre cette maladie.Ces discours sont généralement inspirés des rapports techniques de l’OMS, structure internationale responsable de la santé publique mondiale. A. Same-Ekobo en résume la quintessence en précisant les stratégies utilisées en Afrique, en général, et au Cameroun, en particulier, pour tenter d’endiguer le fléau paludique en ces termes :

‘« Les priorités africaines en matière du paludisme se fondent sur la bonne utilisation des médicaments antipaludiques, la lutte contre les moustiques à l’échelle familiale, notamment avec la moustiquaire imprégnée, moyen sur lequel on insiste pas suffisamment. Le vaccin ne sera pas en effet prêt à moyen terme, et il ne sera guère à la portée de tous, ipso facto, après sa mise au point. De plus, l’assainissement de l’environnement implique des mesures de drainage et d’urbanisation qui s’avèrent hors de portée des pays impaludés à cause de leurs contraintes économiques». (1997 : 27)’

Les discours sur la maladie pendant la période qui nous intéresse suit globalement cette structuration. Il s’agit des discours standards qui n’appellent pas d’opposition d’opinions ; ils sont complémentaires les uns des autres et tendent à mettre en prime les thèses présentées dans cette affirmation. Une amorce de débat a eu cours, au début de la décennie 90, sur la possibilité de transmission du VIH à l’homme par le vecteur du paludisme, mais, il s’est vite estompé avec l’explication donnée par les spécialistes sur l’impossibilité du virus de survivre dans les glandes salivaires du moustique.

De cette absence de débats sur le paludisme de manière générale dans la société camerounaise, découle un autre constat inspiré par l’approche quantitative de l’analyse de ces discours. En effet, les journaux qui devaient, le cas échéant, être le lieu indiqué d’expression des opinions (pas consensuelles) des différents acteurs sociaux sur ce fléau ne sont pas particulièrement servis par des articles sur le paludisme. En dehors des périodes de célébration des journées africaines et des journées mondiales du paludisme, seuls des événements majeurs dans la lutte contre cette maladie ont généralement provoqué un foisonnement de discours sur le paludisme dans les journaux. Il s’agit notamment :

Mais, une fois de plus, ces discours ont gardé un ton unique et n’ont pas toujours laissé la place à des débats.

En substance, nous retenons que le discours sur le paludisme au Cameroun comporte des déclarations des acteurs internationaux et celles des acteurs nationaux qui interviennent dans cette lutte dans le pays. Les acteurs internationaux sont constitués des experts techniques orientant la lutte contre cette endémie dans le monde et des partenaires financiers de la coopération bi et multilatérale finançant cette lutte. Au niveau national, les acteurs se répartissent entre les experts techniques (Ministère de la santé publique et ses partenaires internationaux et nationaux intervenant aux niveaux stratégique, intermédiaire et opérationnel ; ainsi que les praticiens de la médecine traditionnelle) et les autres acteurs à l’expertise technique non avérée dans la lutte contre le paludisme. A l’instar des partenaires, les discours sur le paludisme sont nombreux, mais ils semblent participer d’une convergence d’opinions qui justifie que l’espace public médiatique camerounais ne foisonne pas de débats sur le paludisme.

En prenant en compte exclusivement le corpus d’analyse que nous avons retenu, nous voulons maintenant chercher à comprendre, à travers les différents discours sur cette maladie au Cameroun, ce qui explique la récurrence des accès palustres dans le pays et pourquoi le paludisme est, au fil des ans, la première cause de mortalité au Cameroun.