Introduction

Depuis le début des années 1990, le travail social fait l’objet de transformations considérables. Nous sommes passés en une trentaine d’années d’une vision universaliste du travail social à un accompagnement social individualisé et contractualisé. Contrairement à ce que l’on pouvait espérer, l’individualisation des prises en charge n’a pas arrêté la politique de classification des exclus par le secteur social mais l’a transformée en une autre classification moins visible. (Barreyre, 2000). Cette évolution contraint les travailleurs sociaux à réaliser de plus en plus fréquemment, non seulement une enquête sociale (revenus, logement, situation familiale, dettes etc.) qui permette l’ouverture des droits, mais aussi de se faire un jugement sur la personne, afin de bien l’orienter pour mieux l’accompagner, et parfois pour évaluer son niveau de motivation (Autes, 2005). Ainsi, l’obtention d’une aide peut dépendre conjointement de critères définis par le droit (situation sociale, revenus etc.) et de la perception d’une volonté et/ou d’une capacité à se sortir d’une situation jugée non souhaitable. Les travailleurs sociaux sont donc confrontés à de nouveaux questionnements d’ordre éthique qui les conduisent à des pratiques qui peuvent parfois sembler paradoxales. Par exemple est-il préférable de « prioriser » les personnes les plus nécessiteuses au regard du droit ou des personnes moins nécessiteuses mais jugées comme plus aptes à faire un bon usage de cette aide ?

Les professionnels qui exercent dans les Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) sont confrontés continuellement à ce type de question. Pour pouvoir accéder à un CHRS, il faut qu’une personne réponde aux critères d’admissibilité (par exemple le revenu, les difficultés d’accès au logement, la situation sociale, le besoin d’aide etc. ), mais aussi qu’elle montre une volonté ou une capacité à se réinsérer dans la société ou pour le moins une disposition à supporter les contraintes du centre. Ce travail d’évaluation est très important, d’une part parce que les demandes d’entrées sont supérieures au nombre de places disponibles, et d’autre part parce qu’une erreur d’orientation peut compliquer la situation du demandeur ou l’amener à un échec supplémentaire.

Les travaux de recherche sur la perception d’autrui montrent que le regard porté sur les autres est élaboré à travers un processus complexe et subjectif. Elle dépend d’un traitement construit de l’information, d’une interprétation individuelle et ceci dans un contexte social donné. De plus, cette construction s’organise en fonction d’une expérience propre à chaque individu. Il existe un consensus aujourd’hui pour dire que l’impression qui est faite d’une personne se construit à partir d’informations diverses qui reposent sur un jugement catégoriel et un jugement individualisé (Fiske et Neuberg, 1990). Selon Beauvois (1995), l’évaluation de la personnalité d’autrui se réalise à partir de deux valeurs, la désirabilité sociale et l’utilité sociale. La perception d’autrui est donc subjective, dépendante de l’environnement social et construite à partir de critères pas toujours explicités. Néanmoins, il semble que dans le cadre d’une activité de travail social, l’évaluation des capacités d’une personne conditionne l’ouverture de certaines aides ou l’orientation vers différents dispositifs d’insertion.

Confrontés aux difficultés inhérentes à la pratique de l’évaluation, les professionnels des CHRS ont depuis de nombreuses années, construit des outils institutionnels d’aide à la prise de décision. Ainsi, le travail en équipe, les décisions collectives, l’analyse de la pratique sont en général considérés par ces derniers comme des cadres et des outils susceptibles de limiter les effets de leur subjectivité. Néanmoins, l’entretien d’admission est réalisé la plupart du temps par un seul travailleur social qui doit recueillir les informations nécessaires. Il est probable que pendant cet entretien, celui-ci construise rapidement sa première impression et que les informations recherchées et retenues soient celles qui correspondent à ses hypothèses de départ (Snyder 1984, 1992). Ainsi, si les décisions sont élaborées collectivement, les situations des demandeurs sont étudiées à partir d’informations objectives et subjectives rapportées par le travailleur social qui a reçu seul le demandeur. Pour ces raisons, notre recherche s’intéressera à l’élaboration cognitive du jugement de la nécessité d’accueil en CHRS lors de la formation d’impression en posant les trois questions suivantes : sur quels critères  les travailleurs sociaux évaluent-ils la nécessité d’accueil en CHRS ? Comment les travailleurs sociaux élaborent-ils cognitivement ce jugement ? Quel est l’impact de la formation professionnelle sur cette évaluation ?

Ces questions deviennent encore plus pertinentes quand le nombre de personnes en demande d’aide est significativement supérieur aux capacités d’accueil (FNARS, 2003 ; Pinte, 2008). Les professionnels du travail social qui accueillent un public d’adultes en grandes difficultés sociales, doivent alors faire des choix entre des personnes pour accorder ou non l’accès au CHRS. Chaque structure définit des critères de sélection spécifiques, en fonction de ses capacités et de son savoir-faire (Lallemand et Catahier, 2004). Il est probable que face à une progression importante de demandes d’aide, la sélection des bénéficiaires se réalise de manière insidieuse. En effet, il semblerait que d’autres critères moins avouables entrent aussi en jeu dans les sélections (Michalot et Siméone, 2010). Les politiques de ciblage qui avaient pour volonté affichée de mieux répondre aux plus fragiles en diminuant les coûts, se retrouvent à offrir ses services aux moins démunis de la catégorie ciblée (Damon, 2002). De ce fait, la réalité nous montre que des milliers de personnes et souvent les plus fragiles, n’ont plus qu’accès aux services d’urgence et que ceux-ci s’installent durablement pour elles. (De La Rochère, 2003 ; Declerck, 2001, 2005 ; Farge et Laé, 2000 ; Badin, 2004).

Pour bien comprendre le cadre dans lequel œuvrent les travailleurs sociaux d’aujourd’hui, nous étudierons dans un premier temps la question de l’exclusion, mais aussi la manière dont le travail social évolue dans ses pratiques. Nous regarderons ensuite les différents dispositifs d’aides aux sans-abris et plus particulièrement les spécificités des CHRS d’insertion et les modalités d’admission. Notre troisième partie fera une synthèse des recherches réalisées en psychologie sociale sur les différents modèles de formation d’impression et les difficultés auxquelles sont confrontées les personnes lorsqu’elles sont dans l’obligation d’évaluer autrui. Notre quatrième partie sera consacrée à la mise en lumière des critères d’admission sur lesquels les travailleurs sociaux s’appuient pour élaborer leur jugement. Pour cela nous exposerons les résultats de notre première recherche qui s’est appuyée sur la théorie du noyau central (Abric 2003) et la méthode de l’association libre. Les deux dernières parties montreront à l’aide de deux recherches empiriques l’intégration cognitive des informations et le modèle d’intégration qu’utilisent les travailleurs sociaux lorsqu’ils sont dans l’obligation de réaliser un choix entre plusieurs personnes. Ces deux recherches s’appuient sur la Théorie Fonctionnelle de la Cognition initiée par Anderson NH (1981, 1996) et la méthode de l’intégration algébrique qui lui est associée.

Ces trois recherches de terrain nous aideront à comprendre comment les travailleurs sociaux peuvent être amenés à exclure les plus fragiles des dispositifs d’insertion, alors que leur mission est de lutter contre les exclusions.