1.2 La disqualification sociale (Paugam 1991)

Paugam (1991, 2005) décrit les processus d’exclusion à partir des études qu’il a menées sur la question de la pauvreté. L’auteur montre qu’il existe en Europe trois formes de pauvreté. La pauvreté intégrée, la pauvreté marginale et la pauvreté disqualifiante. La première se trouve essentiellement dans des pays où il existe une grande proportion de pauvres. Dans ce cas elle est intégrée au système social et elle est considérée comme normale. Elle ne fait pas scandale et les individus appartenant aux classes dominantes perçoivent les pauvres comme des personnes différentes d’eux-mêmes. Les pauvres n’imaginent pas qu’un autre destin leur soit possible. L’entraide familiale est omniprésente car indispensable à la survie. Cette situation crée un état de dépendance et oblige les personnes à développer des liens de solidarité entre elles. Les inégalités de revenus avec les classes dominantes sont énormes, mais chaque groupe s’organise et considère l’autre comme différent. La pauvreté se transmet de génération en génération, car les perspectives d’emploi et d’accès à la promotion sociale sont quasiment inexistantes.

Pour vivre, les pauvres sont dans l’obligation de développer des économies informelles. Celles-ci peuvent avoir plusieurs formes. Elles peuvent être totalement licites comme des échanges de bien ou de service au sein de l’économie familiale. Elles peuvent être illicites mais non criminelles, comme l’économie cachée ou souterraine. En effet, elles violent totalement ou partiellement la loi car elles produisent des services licites, mais dans le cadre de travail non déclaré. Elles peuvent aussi prendre des formes criminelles, dont les produits sont eux même illégaux (trafic de drogue, d’armes etc.…). Les frontières entre l’économie formelle et informelle sont souvent poreuses. Les personnes passent facilement d’une économie à l’autre. Elles peuvent travailler dans une entreprise d’économie formelle une partie de la semaine et travailler ou utiliser des services d’économie informelle à d’autres moments. Les pauvres peuvent trouver aussi une partie de leur revenu grâce à des aides d’assistance. La particularité est que ces aides sont en général distribuées au niveau local et municipal et reposent souvent sur des critères fluctuants et subjectifs. Nous pouvons rencontrer cette forme de pauvreté intégrée dans des pays du sud de l’Europe comme par exemple le Portugal et l’Italie du sud.

La pauvreté marginale se rencontre dans les pays occidentaux qui ont fait le choix d’une organisation de type Etat Providence et qui vivent une période proche du plein emploi. L’Etat social pour reprendre le terme de Robert Castel a deux faces de protection : l’assurance obligatoire attachée au travail et l’assistance pour les personnes qui passeraient au travers du filet assuranciel. D’après l’auteur ce sont ces deux axes de protection qui ont permis de réduire considérablement la pauvreté. Néanmoins, une toute petite frange de la population, malgré ces dispositifs généralisés n’arrive pas à profiter des fruits de cette croissance et de ces protections. Dans les années 70, l’opinion publique française pensait que ces pauvres n’étaient que des marginaux, des asociaux, des handicapés sociaux et des inadaptés sociaux. Il leur fallait une prise en charge spécifique et spécialisée pour les remettre dans la norme ou assister les personnes qui ne pouvaient pas travailler. Ainsi, les causes de cette pauvreté marginale étaient des causes essentiellement individuelles qu’il fallait contrer par des prises en charge individuelles. On assista à une « psychologisation » des prises en charge, qui a permis de faire croire que la pauvreté n’était pas le fait d’une organisation sociale, mais bien le résultat d’inadaptation individuelle, qu’il était de notre devoir d’aider (Ion et Ravon, 2002). Le travail social en France a été construit sur ce modèle, mais est aujourd’hui confronté à ses limites.

Certains pays d’Europe comme la Suisse, l’Allemagne et les pays scandinaves connaissent encore ce type de pauvreté. Ceci ne veut pas dire que la situation économique et sociale n’ait pas évoluée ces dernières années, mais plutôt que les représentations sociales et les types de prises en charge de ces personnes continuent pratiquement à l’identique. L’effet des dispositifs de redistribution jouent un rôle très important dans la réduction de la pauvreté. En effet, elle est réduite de moitié et même parfois plus après les transferts sociaux, alors que dans les pays du Sud de l’Europe, les transferts sociaux ne permettent de diminuer la pauvreté que de 5 à 10 % (Paugam, 2006). Dans ces pays, les pauvres existent, mais ont tendance à se cacher, car montrer que l’on est pauvre dans un pays où la grande majorité des personnes ne le sont pas, et vivent un bien-être relatif et sécurisé, c’est prendre le risque d’être marginalisé. Ainsi, la pauvreté marginale a tendance à être stigmatisée et à classer les pauvres dans la catégorie des anormaux. Cette pauvreté est considérée par l’ensemble de la population comme un élément résiduel, qui est engendré par des difficultés individuelles passagères ou durables. Ces aides individuelles augmentent le risque de catégorisation entre le « bon pauvre » qui mériterait l’assistance et le « mauvais pauvre » à qui on menacerait de supprimer les aides.

L’idée de pauvreté disqualifiante commence à apparaître dans les années 1980 avec le développement du chômage de masse. En effet, dans une société où le statut social des personnes repose essentiellement sur leur participation à la vie économique du pays, il y a de fortes chances que ceux qui se retrouvent sans emploi vivent momentanément un sentiment d’inutilité et de doute. Mais si cette situation se prolonge dans le temps, ces personnes ressentent un véritable sentiment d’échec personnel et de déclassement social (Paugam, 2006). On retrouve ce type de pauvreté dans des sociétés post-modernes, qui ont eu un Etat providence bien organisé, mais qui rencontrent des difficultés pour s’adapter aux changements économiques et sociaux. En général, ces sociétés ont vu se développer une modification importante des liens familiaux. L’entraide familiale n’y est pas inexistante, mais y est peu développée en rapport aux pays beaucoup plus pauvres.

Ainsi de nombreuses personnes sortent peu à peu des protections assurantielles et se voient dans l’obligation de faire pour la première fois des demandes d’assistance. Ceci génère une angoisse collective car contrairement à la pauvreté marginale, elle ne frappe pas seulement quelques marginaux ou inadaptés sociaux, mais touche les classes populaires et moyennes. De ce fait, les personnes qui considèrent comme instable leur situation professionnelle, économique, familiale craignent de rejoindre ces nouveaux pauvres. Ainsi, la pauvreté disqualifiante devient une question sociale et remet en cause l’ordre social et perturbe la cohésion entre les individus. En utilisant cette définition, il est possible de considérer que la pauvreté disqualifiante est une forme de pauvreté bien présente en France.

Pour cette raison nous allons développer le concept de disqualification sociale mis en lumière par Paugam (1991, 2006). L’auteur montre que la société, en désignant ses pauvres, participe à la construction d’une classification, puis d’un phénomène de stigmatisation et de dévalorisation. La disqualification sociale est donc le discrédit de ceux qui ne participent pas pleinement à la vie sociale. Elle est à étudier comme un processus et non comme quelque chose de stable. L’auteur distingue trois phases différentes qui, même si elles ne se succèdent pas linéairement, caractérisent le processus de disqualification sociale :

  • La phase de fragilité

Elle concerne les personnes qui bénéficient d’une intervention ponctuelle. Leurs difficultés sont essentiellement d’ordre économique, du fait de revenus incertains et irréguliers. Lorsqu’elles doivent demander de l’aide, elles le font mais éprouvent un sentiment de honte et de culpabilité. En général, elles préfèrent garder une certaine distance avec les travailleurs sociaux car elles estiment qu’en demandant de l’aide, elles perdent une partie de leur statut social et de leur dignité. Elles croient encore dans leur possibilité de retrouver un emploi et quand elles bénéficient du RMI, elles sont persuadées que cela ne sera que passager. Lorsqu’elles habitent dans des quartiers dits sensibles, elles le cachent et quand ce n’est pas possible, elles essayent de s’en démarquer, en critiquant fermement les autres habitants. Elles ont conscience du risque qui plane sur elles, si elles ne retrouvent pas rapidement un emploi ou si leur situation ne se stabilise pas rapidement. C’est une période qui, si elle se prolonge dans le temps, se transforme en une phase d’apprentissage à leur nouveau statut d’assisté. Pendant cette phase, elles prennent peu à peu conscience de la distance qui les séparent des autres et font l’expérience de la fragilisation des liens familiaux et sociaux.

  • La phase de dépendance

La phase de fragilité peut conduire les personnes vers la phase de dépendance aux travailleurs sociaux. La dépendance concerne normalement des personnes qui légitimement vivent de l’assistance comme les personnes handicapées, malades mentaux, femmes seules avec un enfant en bas âge etc. Elles ont besoin d’un soutien régulier, tant sur le plan financier que social par les services sociaux… Néanmoins, avec l’augmentation de la précarité du travail et la perte de revenu, d’autres personnes que ces populations habituelles sont contraintes d’accepter ce nouveau statut d’assisté. A cette phase, les personnes ont pratiquement renoncé à retrouver un travail. Les stages, les formations, les emplois d’insertion dont elles ont pu bénéficier, n’ont pas donné les résultats escomptés. Elles n’y croient plus et endossent peu à peu le statut d’assisté qu’elles justifient par un état de santé dégradé, par le fait qu’elles doivent s’occuper de leurs enfants, ou en affirmant qu’elles sont des victimes de la crise économique. Elles construisent leur nouvelle carrière d’assisté et entretiennent parfois des relations de grande proximité avec les assistantes sociales. Malgré cela, elles font vite l’expérience que les revenus de l’assistance sont trop faibles pour vivre et se retrouvent rapidement avec des problèmes de dettes et de surendettement.

  • La phase de rupture

La phase de dépendance peut parfois amener à une rupture provisoire ou définitive du lien social. Lors de la dépendance, les personnes gardent des liens sociaux, pour le moins avec les travailleurs sociaux. Mais s’il y a un arrêt de l’assistance comme par exemple dans le cas où la personne ne remplit pas ses engagements (notamment dans le cadre du RMI), sa situation se dégrade si rapidement qu’elle est obligée de vivre de manière de plus en plus marginale. En général elle quitte son appartement avec des dettes, elle doit vivre de la mendicité et faire appel parfois aux associations caritatives. Sa santé se dégrade rapidement et souvent elle n’a même plus la force et le courage de demander de l’aide. A ce stade, ses chances de retrouver un emploi, un logement sont pratiquement nulles. Les liens avec sa famille, s’il lui en reste se délitent comme dans récit de vie de Robert Lefort retranscrit dans l’ouvrage de Farge et Laé (2000). Cette situation est une illustration du passage d’une phase de fragilité à une phase de rupture sans pratiquement passer par une phase de dépendance. Au-delà de la fin tragique de cette histoire, on voit que des personnes peuvent sortir de cette situation et que rien n’est définitif. Même si les résultats sont loin d’être satisfaisants, les personnes qui arrivent à reprendre pied par des stages, des emplois d’insertion, reprennent confiance en elles et un sentiment d’être utile se réinstalle.

Ce processus de disqualification sociale est très pertinent pour comprendre comment une personne peut se retrouver dans une situation de marginalité. Il montre que rien n’est linéaire, ni irrémédiable, mais que selon les rencontres, les liens familiaux ou sociaux, les échecs ou les réussites professionnelles, l’état de santé de la personne, la précarité des emplois offerts, les individus construisent un parcours qui peut les conduire à la marginalisation. Ainsi, les travailleurs sociaux peuvent jouer un rôle important dans le processus de disqualification sociale. Selon la qualité des rencontres, elles peuvent soit freiner ce processus, soit l’accélérer. Mais elles ne pourront jamais à elles seules tout résoudre. Des facteurs sociaux tels que des discriminations raciales, urbaines ou des effets économiques tels que l’augmentation ou la diminution du chômage, de la revalorisation des bas salaires, de la précarisation de l’emploi, ou des effets de politiques sociales tels que des mesures de redistribution, des mesures d’aide au logement, aux impayés etc… vont, elles aussi, participer à freiner ou accélérer le processus.