1.3 La désaffiliation (Castel, 2005)

Castel (1995) étudie l’exclusion à partir du champ de la sociologie du travail. Il préfère utiliser le concept de désaffiliationplutôt que le terme d’exclusion car ce dernier désigne un ou des états de privation, il est immobile et ne dit rien du processus. Pour l’auteur, le travail salarié a permis aux individus et plus particulièrement aux classes ouvrières d'obtenir une reconnaissance sociale. Il montre que cela n’a pas toujours été le cas et que pendant très longtemps, le statut de salarié n’était pas enviable. Il faudra attendre les années 1960 pour que le statut de salarié devienne la base de la structure de la société française. Ainsi, les aléas de la vie tels que le chômage, la vieillesse, la maladie, les accidents du travail ont été rattachés au statut de salarié et quand celui-ci est ébranlé par une augmentation du chômage et de la précarité, c’est un sentiment d’insécurité généralisé qui apparaît au sein de la population (Castel ,2003).

Castel (1995) montre tout au long de son ouvrage que le travail est bien plus qu’un simple moyen de gagner sa vie. Il joue un rôle d’intégrateur, d’affiliation à des classes sociales et de reconnaissance des individus à des catégories. Les classes des ouvriers, des employés, des cadres, des agriculteurs, des indépendants se sont construites en lien avec le statut de salarié et les protections sociales qui lui sont attachées. Donc si le travail est un moyen de se reconnaître dans une catégorie sociale, le non-travail peut devenir bien plus que le simple fait de se retrouver au chômage. Il n’est pas rare aujourd’hui de voir des personnes ne pas savoir dans quelle catégorie se classer lors d’enquête statistique ou de répondre « Intérimaire » à la question : « Quelle profession ? ». Mais le processus de désaffiliation ne se résume pas à la seule question de l’identité professionnelle. Il interpelle aussi l’identité sociale c’est-à-dire la manière dont les personnes sont perçues par leur groupe social et comment ils se reconnaissent dans ce groupe social.

S’il existe un rapport entre l’identité professionnelle et l’identité sociale, comment fonctionne-t-il ? C’est ce qu’a essayé de savoir Castel (1995) en proposant une hypothèse générale qui rendrait compte de la complémentarité entre l’intégration par le travail et la densité des relations de sociabilité. Nous pouvons faire un lien avec les recherches en psychologie sociale qui montrent que la valeur sociale d’une personne se mesure en fonction de l’utilité sociale et de la désirabilité sociale (Cambon, 2004). Mais nous aborderons cette question plus en détail dans la partie sur l’évaluation des personnes. L’hypothèse de Robert Castel est que l’intégration d’une personne se situe au confluent d’une intégration par le travail et d’une insertion relationnelle forte. Il construit deux axes, un qui correspond au niveau d’intégration par le travail et qui commence de l’emploi stable, puis emploi précaire pour atteindre l’expulsion définitive de l’emploi et l’autre qui mesure l’intensité des liens sociaux, allant de l’insertion relationnelle forte à l’isolement total, en passant par une fragilité relationnelle. Ces différentes connexions donnent des zones différentes et il en distingue quatre : La zone d’intégration, la zone de vulnérabilité, la zone d’assistance et la zone de désaffiliation.  

La zone d’intégration comprend les personnes qui possèdent une stabilité au niveau de l’emploi et une capacité à mobiliser des relations sociales fortes. La zone de vulnérabilité est composée des individus qui vivent une précarité de l’emploi non passagère et/ou une certaine forme de fragilité relationnelle. La zone d’assistance correspond aux personnes exclues du travail mais à qui on autorise momentanément ou définitivement de ne pas travailler (personnes handicapées, personnes seules avec un enfant en bas âge, retraités etc…) et pour lesquels il existe des dispositifs d’assistance et qui ont des relations sociales plus ou moins fortes. Puis la zone de désaffiliation qui associe l’exclusion du travail, alors que la personne est considérée comme apte à travailler, à l’isolement social. Bien entendu les frontières sont poreuses et ce qui nous intéresse, c’est la manière et les causes qui font que des individus passent d’une zone à l’autre.

Ainsi, le terme d’exclusion qui dans le langage commun semble simple et explicite est une notion très complexe, qui ne permet pas de penser l’action publique. Vouloir définir ce qu’est un « exclu » amènerait à penser qu’il est possible d’étudier cette nouvelle catégorie sociale indépendamment du contexte social. Serge Paugam et Robert Castel ont proposé d’autres approches qui mettent en lumière des processus qui mènent à l’exclusion. Pour le moment, nous pouvons seulement affirmer que l’exclusion n’est pas à confondre avec la pauvreté et qu’elle n’est jamais totale. L’exclusion telle que nous la connaissons en France n’est pas identique dans tous les pays d’Europe. De plus Robert Castel a montré que la précarisation généralisée du statut de salarié déstabilise la cohésion sociale et la notion de l’Etat social protecteur. Ainsi, les situations d’exclusion vécues par des milliers de personnes interrogent directement notre fonctionnement social et questionnent aussi les réponses sociales que nous pouvons avoir avec ces publics qui vivent ces situations d’exclusion.