2.1 Historique

Pendant des siècles, l’aide apportée en cas de maladie, de décès, de chômage, était essentiellement assurée par les solidarités familiales ou villageoises. Le développement de l’industrie et les transformations économiques qui ont eu lieu à partir du XIX ème siècle, ont entraîné un exode rural sans précédent. Les relations sociales ont été bouleversées et les solidarités traditionnelles se sont avérées inopérantes. Les nouvelles familles ouvrières étaient les plus fragilisées et vivaient des situations dramatiques quand elles étaient confrontées aux épreuves de la vie (accidents du travail, maladie, décès etc.). Des patrons d’entreprises mirent en place des systèmes d’assurance locale, qui ont eu pour conséquence de créer un lien de dépendance des ouvriers face à leurs employeurs et de renforcer l’attitude paternaliste de ces derniers. Pour ceux qui ne bénéficiaient de rien, des congrégations religieuses et les assistances publiques prenaient le relais, en offrant une assistance charitable.

C’est en 1880 dans l’Allemagne de Bismarck qu’est née l’idée des assurances sociales généralisées (assurances maladie, accident, invalidité et vieillesse). Pour la première fois en Europe, des cotisations sociales deviennent obligatoires à l’échelle d’un pays et l’état devient le promoteur du bien-être social. En France, le mouvement universaliste de la protection sociale ne s’imposera qu’après la deuxième guerre mondiale. En effet, c’est en 1945 qu’est énoncée la généralisation de la sécurité sociale. Elle veut garantir à tous les travailleurs et à leurs familles, un revenu de remplacement et des prestations sociales en cas de maladie, de maternité, d’invalidité, d’accident du travail ou de décès. C’est une grande révolution, car on passe d’une conception de responsabilité individuelle face à la maladie et la vieillesse, à une prise de responsabilité collective. Après 1945, le développement de l’état providence est en pleine construction. La politique familiale qui avait été mise en place entre les deux guerres pour favoriser la natalité est maintenue et se rattache à la Sécurité sociale. L’Etat français institue en 1946 l’assurance chômage, mais il faudra attendre près de 12 ans pour disposer d’un système complet d’assurance chômage et obligatoire pour tous les salariés. Le système d’assurance chômage français a la particularité d’être géré non par un organisme public comme dans beaucoup de pays, mais par une convention entre les représentants du patronat et les organisations syndicales représentatives. La construction de cette particularité française fait dire à Michel Autes que ce système d’assurance chômage est « un compromis qui oscille en permanence entre la conception d’un Etat libéral, traitant la protection des individus comme une question essentiellement privée, et celle d’un Etat interventionniste, garant mais aussi producteur de la justice sociale » (Autes, 2004, p. 16). Toutefois, ces assurances financées par le travail ne pouvaient pas bénéficier à tous. De nombreuses personnes qui n’avaient pas accès à l’emploi à cause de leur fragilité (personnes handicapées, personnes isolées avec enfants, veuves) ne bénéficiaient d’aucune assurance et par conséquent d’aucune aide financière.

La construction de l’état providence ne s’est donc pas arrêtée à la mise en place d’assurances obligatoires. Des minima sociaux issus d’un concept de solidarité nationale et de redistribution des richesses voient le jour dans les années 70. Les trois premières prestations, le minimum vieillesse, le minimum invalidité et l’allocation aux adultes handicapés (AAH), ont été créées pour garantir un revenu minimum à des populations se trouvant dans l'incapacité durable de tirer de leur travail des ressources suffisantes. A la fin des années 70, d’autres minima sociaux sont mis en place pour couvrir un risque lié à des situations familiales fragilisées (l’allocation de parent isolé (API) et l’allocation d'assurance-veuvage). La création d’un statut qui protège les salariés des aléas de la vie a ainsi nécessité de nombreuses années de luttes et de sacrifices. Néanmoins, au cours des années 1980, alors que cette « civilisation du travail » semble s’imposer avec un statut de salariat sécurisant, les premières fissures apparaissent dans cet édifice (Castel, 1991, 1995, 2003).

A partir de 1984, les nouveaux minima sociaux mis en place marquent un tournant important. En effet, il ne s’agit plus de répondre aux besoins des plus fragiles tels que la société les avait définis jusqu'à présent, mais désormais de répondre aux risques liés à l’allongement de la durée du chômage et au durcissement de l’accès à l’indemnisation. L’allocation de solidarité spécifique (ASS) et l’allocation d’insertion sont créées. La première est destinée aux chômeurs de longue durée qui sortent du domaine de l’assurance chômage et la seconde aux jeunes qui n’y ont pas encore accès. Toutefois, malgré ces mesures, des milliers de personnes n’accédaient encore à aucune prestation. En 1988, le plus connu des minima sociaux est alors créé : Le Revenu Minimum d’Insertion (RMI). Son but est de donner un revenu minimum à une personne, à la condition qu’elle accepte un contrat d’insertion. La création du RMI a suscité de nombreux débats politiques, car pour la première fois, l’Etat donnait de l’argent à des personnes qui étaient en capacité physique et psychique de travailler, mais qui n’arrivaient pas à accéder à l’emploi pour des raisons structurelles et économiques. En 1998, alors que la reprise économique semble s’installer, de nombreuses personnes n’ont pas ou n’ont plus accès à la sécurité sociale. Une loi d’orientation de la lutte contre les exclusions se met en place pour essayer de freiner ce que l’on appelait la fracture sociale. En janvier 2000 la Couverture Maladie Universelle (CMU) voit le jour, avec ses deux volets. Le premier volet réunit une couverture de base et une couverture complémentaire pour toute personne résidant légalement en France et ne bénéficiant pas d’une couverture sociale. Le deuxième volet offre une couverture complémentaire, accordée sous conditions de ressources et donnant accès à la gratuité des soins. En effet, avec la précarisation de l’emploi, de nombreuses personnes, qui travaillent pour la plupart du temps à temps partiel, ne peuvent pas se financer une assurance maladie complémentaire et accéder aux soins médicaux.

Avec la mise en place de l’assurance obligatoire et de l’Etat providence, l’assistance caritative s’est effacée peu à peu du paysage français pour donner place à l’aide sociale et à l’action sociale professionnalisée. La première peut être assimilée à l’assistance publique d’autrefois (Assistance aux enfants, aux vieillards, aux infirmes, aux incurables et aux femmes en couches). Elle est le prolongement des logiques d’assistance en direction des plus fragiles et notamment de ceux qui sont frappés par l’incapacité de travailler. Elle correspond aujourd’hui à l’aide sociale à l’enfance, l’aide sociale aux personnes âgées, l’aide à l’hébergement et l’aide sociale aux personnes handicapées. La seconde se caractérise par son absence de définition. Elle se place entre des frontières floues des secteurs de l’assurance et de l’aide sociale. Elle correspond à des interventions volontaristes de la puissance publique dans la société civile, en relais avec des initiatives privées qui développent des mécanismes d’intervention créatifs et dynamiques. L’objectif de l’action sociale est de cibler des groupes ou des situations plutôt que des individus. Les publics visés et les modes d’action sont donc très variés. Par ailleurs, l’action sociale naît dans une période de croissance économique rapide et de développement culturel qui favorise l’émergence de nombreux concepts psychologiques ou sociologiques. Ce contexte va permettre aux professionnels du social de générer des savoirs faire, et de faire reconnaître leurs particularités et leurs statuts.

Le travail social se développe au cours de la deuxième moitié du XXème siècle et plusieurs professions bien distinctes le composent. C’est dans les années 1950-1960 que le terme de travailleurs sociaux apparaît. Il regroupe sous le même nom une disparité de professions qui ont des origines et des histoires différentes. Trois secteurs sont à l’origine de ce terme :

Le service social. Lesassistants du service social, plus connus sous le nom d’assistantes sociales, (compte tenu de la féminisation de cette profession) ont composé en premier lieu ce secteur. Cette profession est née au tournant des XIX et XXème siècles. Les assistantes sociales apparaissent dans les maisons sociales qui accueillaient des familles populaires, essentiellement des femmes, afin de leur délivrer à la fois un ensemble de services et d’éducation. Le diplôme d’Etat d’assistant de service social est créé par décret en 1932. Le décret du 8 avril 1946 reconnaît à la profession le secret professionnel. Pour exercer cette profession, le diplôme d’Etat est obligatoire. Avec le temps l’assistante sociale se spécialisera dans le travail auprès des familles et deviendra une spécialiste de l’accès aux droits. Elle gardera tout de même auprès des familles la double image de celle qui place les enfants et de celle qui octroie les secours. A partir des années 70, la notion de polyvalence se met en place. L’idée est de faire un service social à l’écoute de toute la population d’un secteur géographique donné.

Le secteur éducatif. Les éducateurs spécialisés sont les héritiers des colonies agricoles et des maisons de correction. L’éducation de ces centres était basée sur la morale que l’on devait transmettre par la correction et le redressement. La célèbre colonie de Mettray, remise en cause depuis plusieurs années par de nombreuses personnalités comme François Coppée en 1897 ou le journaliste Alexis Danan dans les années 1930, sera définitivement fermée en 1939. Cette fermeture marquera un tournant dans les conceptions éducatives. Le souci éducatif devient plus important que les préoccupations correctives. La psychologie et les courants pédagogiques novateurs construisent la question de la rééducation comme un domaine de la psychopédagogie. Cette dernière s’appuie sur des techniques qui font référence à des théories scientifiques. Ces pionniers favoriseront la transition entre le passé de la correction et l’époque de la rééducation. Parallèlement, sous l’influence des parents, des établissements pour enfants déficients mentaux se mettent en place. La profession d’éducateur spécialisé naît après la deuxième guerre mondiale. C’est à cette même époque que s’organisent et se multiplient les centres de formation. Le diplôme d’Etat d’éducateur spécialisé pour l’enfance et l’adolescence inadaptée sera créé en 1967.

Le secteur de l’animation. Il est né des mouvements d’éducation populaire et d’initiative privée. Jusqu'à la deuxième guerre mondiale, l’éducation populaire est organisée autour de deux grands courants idéologiques, laïc et républicain d’un côté (Ligue de l’enseignement, Université populaire etc), catholique social de l’autre (Jeunesse ouvrière chrétienne, Jeunesse agricole chrétienne). Le débat entre laïcs et catholiques va s’estomper dans les années 1960-1970 au profit d’un autre débat. Celui qui confronte les partisans d’un militantisme référé aux idéaux de l’éducation populaire et ceux qui défendent une vision techniciste et professionnelle de l’animation socioculturelle. Le ministère de la Jeunesse et Sport jouera un rôle central dans l’organisation de ce secteur, qui se construit à côté du secteur social. Les diplômes sont aujourd’hui divers et variés, mais le professionnalisme a pris toute sa place dans un secteur aux origines militantes.

Dans les années 1970 le terme de travailleurs sociaux regroupe essentiellement les trois professions précitées, dont les frontières sont maintenant assez bien stabilisées. D’autres professions, telles que les moniteurs-éducateurs, les conseillères en économie sociale et familiale, les délégués à la tutelle, les conseillers conjugaux, les éducateurs techniques spécialisés, les aides médico-psychologiques, ou encore les aides familiales, viendront peu à peu compléter ces métiers. La Figure 1 montre les frontières d’intervention de ces trois professions à la fin des années 1970, et permet de saisir synthétiquement les particularités et les croisements de chacune d’elles.

Figure 1: Frontière des différentes professions du social

Source : Autès (2004)

Nous constatons qu’à cette époque des frontières sont assez bien définies, mais que chaque profession intervient un peu dans chaque secteur et que finalement toutes sont en connexion. En effet, chaque professionnel peut se déplacer dans tous les points de l’espace de la figure. Ces connexions ont obligé chaque profession à expliciter ses spécificités par rapport aux autres. Selon Autès (2004, p63-65), cet effort de recherche de spécificité va participer activement à la classification des publics. L’exemple le plus significatif est celui de la déficience mentale. Les procédures d’admission opèrent des tris de « clientèle » à partir des tests d’intelligence. Quelques points de plus ou de moins aux tests peuvent entraîner des prises en charge totalement différentes. Le mode de catégorisation des publics inadaptés est construit et organisé autour d’un débat récurrent et jamais clos. D’un côté l’inadaptation sociale serait d’origine individuelle et devrait être contrée par des soins individuels, des interventions ponctuelles et ciblées et de l’autre côté, elle serait d’origine structurelle, ce qui nécessiterait la mise en place d’actions collectives et de prévention. Sans certitude possible entre ces deux courants, le travail social a pendant de nombreuses années développé des savoirs faire avec des prises en charge individuelles (entretien, suivi individualisé ou projet personnalisé) et des actions collectives (club de prévention spécialisé, centre d’aide par le travail, centre de prévention des toxicomanies ou foyer de vie). Or depuis quelques années, les actions individuelles tendent à prendre une place de plus en plus importante dans les aides publiques.