2.4 L’individualisation des aides et ses limites

Ce chapitre a été construit à l’aide de deux recherches qui se sont intéressées à la question de l’individualisation des aides. La première de Levené (2006) qui tente de décrire comment les travailleurs sociaux perçoivent les exclus. La deuxième est celle menée par Astier (1996) au sein des Commissions Locales d’Insertion (CLI) qui sont chargées de décider du maintien ou de la suspension du Revenu Minimum d’Insertion (RMI).

La recherche menée par Levené (2006) avait comme objectif d’interroger les pratiques des professionnels de l’éducation spécialisée qui tendraient vers une psychologisation des accompagnements. Pour cela, elle s’est interrogée sur le regard que pouvaient porter les travailleurs sociaux sur l’exclusion et comment ils interprétaient la situation d’exclusion des usagers de leur établissement. A l’aide d’une enquête qui s’est tenue auprès de 534 professionnels de l’éducation spécialisée, elle a repéré auprès de son échantillon, trois postures différentes pour expliquer les causes de l’exclusion. Une première qui représente 48% des praticiens et qu’elle nomme individualisante décontextualisée. Ces professionnels considèrent l’exclu comme un individu qui porte un problème particulier (Toxicomanie, illettrisme, formation insuffisante etc.…). La deuxième posture dite humaniste qui représente 42% des professionnels et qui perçoit l’exclu comme un individu victime (Handicapé, échec scolaire, famille non structurante etc..). Et la dernière dite produit refuse l’explication individuelle et pense que l’exclusion est la conséquence d’une organisation sociale (Société de l’individu, libéralisme, déterminisme social etc..). Nous observons que la première posture est la plus partagée et qu’elle correspond aux valeurs de la responsabilité individuelle. L’idée développée par cette posture est que l’intervention sociale ne peut fonctionner qu’à la condition que le bénéficiaire s’engage totalement, car il détient les clés de sa réussite ou de son échec. La deuxième posture correspond à la conception d’un être fragilisé, qu’il faut protéger et aider à surmonter ses difficultés. Pour ceci, le bénéficiaire a besoin d’un soutien social et financier pour rééquilibrer les désavantages ou ses inadaptations dont il est victime. La troisième posture représente 10% des professionnels. Ces derniers considèrent l’exclusion (l’exclu) comme le produit d’une organisation sociale et refusent les explications individuelles.

Ainsi Levené montre que 90% des professionnels de l’éducation spécialisée considèrent que les problèmes des usagers sont dus essentiellement à des causes individuelles (soit comme responsable ou soit comme victime) extérieures à toutes considérations sociales. En agissant ainsi, ils minimisent l’importance des rapports sociaux et des inégalités sociales dans le processus d’exclusion. Cette perception des causes du processus d’exclusion, pourrait expliquer les pratiques d’individualisation mises en place par les travailleurs sociaux.

Astier (1996) réalise son étude sur le RMI et plus particulièrement sur les Commissions Locales d’insertion. C’est au sein de ces commissions que se décide, pour chaque bénéficiaire, de l’interruption ou de la prolongation de l’allocation du revenu minimum. Pour ce faire, le professionnel doit instruire un dossier et réaliser un suivi personnalisé qui l’amène à devoir examiner, mesurer et connaître tous les détails de la vie des demandeurs. Ainsi, le prétendant à l’insertion est invité à se raconter et à donner des informations sur ses conditions de vie, sur sa famille, son logement, ses réussites et sur ses échecs professionnels, son état de santé etc.… Ces pratiques rompent avec le principe d’égalité entre les individus, puisque le citoyen ne perçoit pas l’aide en fonction d’un droit garanti pour tous, mais en fonction de sa trajectoire individuelle. Ainsi, alors que l’objectif revendiqué des CLI est de favoriser la proximité et d’humaniser le traitement social de la pauvreté, Astier (1996) dévoile que les bénéficiaires doivent avant tout « payer de leur personne » car ce sont le plus souvent les informations individuelles et privées qui sont les plus utilisés pour décider au sein des CLI de la suspension ou du maintien de l’allocation. Elle donne des exemples ou les jugements moraux du bon et du mauvais pauvre, qui reposent le plus souvent des valeurs « familialistes » du type la bonne mère et le mauvais mari, prennent une place prépondérante pour décider du maintien ou de la suppression du revenu minimum d’insertion.

Cette première partie a été consacrée à comprendre ce que pouvait être l’exclusion sociale et pourquoi il est plus judicieux d’étudier les processus qui mène à l’exclusion plutôt que l’exclusion en tant que telle. En effet, penser la situation d’exclusion ne permet pas de connaître et de décrire la population qui se trouve dans cette situation, alors qu’il est possible de décrire comment les personnes cheminent ou non vers cette situation d’exclusion. La recherche bibliographique sur l’évolution du travail social a apporté un éclairage sur l’évolution d’un travail social qui serait passé d’une prise en charge des individus à un accompagnement social, individualisé et contractualisé. Le défi qui est posé au travail social est de fournir à chacun une individualisation des accompagnements tout en garantissant à tous les citoyens une mission de service public et un accès aux droits.

Face à ces premières observations, il devient opportun de comprendre pourquoi certaines personnes rencontrent des difficultés pour accéder à un logement, malgré le fait que celui-ci soit un droit et qu’il existe des dispositifs spécifiques d’aide aux sans domicile.