Le besoin de traiter l’urgence sociale est apparue à la fin des années 80 et s’est amplifié au fil des années. Les travailleurs sociaux ont longtemps résisté à ce phénomène d’urgence car selon eux, il est en contradiction avec l’insertion qui nécessite un accompagnement dans la durée. Aujourd’hui cette préoccupation est toujours d’actualité, mais la réalité sociale a fait que les professionnels ont dû répondre à cette demande. Pendant des années, des structures d’urgence se sont mises en place en dehors de tout cadre législatif. De ce fait, c’est l’improvisation, la débrouille, l’appel à la générosité qui y ont répondu en premier. Ces actions étaient menées grâce à des personnes qui s’investissaient bénévolement au nom d’un engagement citoyen ou religieux (Allemand et Catahier, 2004). La loi de lutte contre les exclusions (Loi N° 98-657) a reconnu aux institutions sociales, le droit et le devoir d’élargir leur savoir-faire au secteur de l’urgence (Article 312-1 du code de l’action sociale et des familles). Ainsi, de nombreuses associations qui géraient des CHRS ont développé en plus de leur mission d’insertion une mission d’urgence. Aujourd’hui, les associations qui gèrent les centres d’hébergement d’urgence, les accueils de jour et les services de SAMU social, le numéro d’urgence (115) sont reconnues comme des établissements médico-sociaux à part entière. Ils doivent se conformer à la législation en vigueur (loi du 2 janvier 2002).
Les personnes qui fréquentent les services d’urgence sont difficiles à cibler, car cette population est totalement hétérogène. (Brousse, De La Rochère et Masse, 2002). Néanmoins, bon nombre d’entre elles vivent seules et leurs revenus sont issus des minima sociaux ou d’emplois précaires. Ainsi, l’urgence est majoritairement fréquentée par des personnes particulièrement désaffiliées. Le Tableau 1 compare les populations qui fréquentent les services d’urgence et celles qui fréquentent les CHRS.
Personnes fréquentant les services d’urgence | Personnes hébergées en CHRS d’insertion | |
Proportion d’hommes par rapport aux femmes | 64% | 57% |
Célibataires | 59% | 57% |
Bénéficiaires d’une assurance maladie | 81% | 89% |
Se sentent en bonne santé | 75% | 82% |
Personne disposant d’un emploi | 21% | 42% |
Source : FNARS d’Ile de France (2003)
Nous observons que les hommes sont largement représentés dans le secteur de l’urgence mais aussi dans celui de l’insertion. Le taux de célibataires est lui pratiquement identique puisque 59% des personnes fréquentant un hébergement d’urgence sont célibataires, alors qu’ils sont 57% en CHRS. En ce qui concerne la santé nous constatons que les personnes fréquentant l’urgence sont moins bien couvertes par l’assurance maladie que celles hébergées en CHRS et qu’elles se sentent en moins bonne santé. La différence de situation face à l’emploi est significative. Elle confirme la recherche de De La Rochère (2003) qui montre que les personnes disposant d’un logement stable ont plus de chance que celles qui n’en disposent pas pour trouver ou garder un emploi.
Selon la FNARS16 d’Ile de France (2003), de nombreuses personnes qui fréquentent les centres d’accueil d’urgence ont fait des demandes et sont en attente d’une intégration en CHRS : 35% des personnes interrogées ont entamé des démarches pour trouver une place en CHRS, 56% d’entre elles attendent depuis près de 6 mois et 17% depuis plus d’un an. Ce sont les jeunes de moins de 25 ans qui font le plus de demandes (41% des moins de 25 ans interrogés), puis les femmes avec enfants (39%). De plus, 43% des personnes interrogées ont entamé des démarches pour trouver un logement et 36% ont en général fait une demande pour trouver d’autres types de logements comme par exemple des maisons relais, des structures d’hébergement pour personnes handicapées ou des structures pour personnes âgées. Cette enquête montre combien il est difficile de sortir de l’urgence et peut expliquer pourquoi un grand nombre de personnes ne font plus de demandes.
Le passage entre hébergement et logement est tout aussi inquiétant. La même enquête de la FNARS (2003) montre que 59% des personnes hébergées en CHRS ont effectué des démarches pour trouver un logement et plus de la moitié d’entre elles attendent depuis plus d’un an. Les personnes hébergées en CHRS qui ont déclaré ne pas avoir entamé de démarche pour obtenir un logement justifient leur comportement en évoquant deux raisons principales : 63% d’entre elles déclarent ne pas disposer de revenus suffisants pour accéder à un logement et 29% n’ont pas les papiers nécessaires. Cette enquête est confirmée globalement par celle de Brousse, De La Rochère et Masse (2002).
Ces constats permettent de penser que pour certaines personnes le continuum Rue → Hébergement d’urgence → Hébergement de stabilisation→ Hébergement d’insertion → Logement ordinaire, initialement prévu par les politiques sociales ne fonctionne pas bien.
Dans son ouvrage consacré à la question des Sans Domicile Fixe (SDF), Damon (2002) souligne que le développement des mesures ciblées est la conséquence d’un affaiblissement d’une visée universaliste de la protection sociale. Pour l’auteur, la politique du ciblage favorise l’écrémage des publics et montre que la sélection se réalise souvent au détriment de ceux pour lesquels les dispositifs ont été construits. Toutes les personnes sans domicile ne disposent pas des mêmes ressources et généralement ce sont les plus dotées qui bénéficient des meilleurs services. Les personnes considérées comme les plus en difficulté et donc les plus prioritaires sont en fait évincées des dispositifs montés pour eux, au profit de personnes moins prioritaires mais plus faciles à prendre en charge. Ainsi, l’écrémage dans la prise en charge des personnes en grande difficulté relève typiquement de « l’effet Matthieu ». Ce terme fait référence à une parabole biblique : « Car à celui qui a, l’on donnera et aura du surplus ; mais à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a » (Evangile selon Saint Matthieu 25-29). Dans le contexte des politiques sociales, l’effet Matthieu est observé quand les résultats d’un dispositif ou d’une prestation aboutissent à donner plus à ceux qui ont déjà plus et moins à ceux qui ont déjà moins, alors qu’ils sont ciblés pour être les bénéficiaires. L’aide se focaliserait sur les « plus en difficulté », mais bénéficierait en fait à d’autres personnes classées dans la même catégorie de bénéficiaires, moins en difficultés. Ainsi les aides ciblées qui ont pour objectifs de répondre aux besoins des plus démunis, mettraient en concurrence le public visé et laisseraient de côté les plus faibles et les moins dotés au secteur de l’urgence ou du soin.
Les dispositifs d’urgence qui ont l’avantage de ne pas être trop sélectifs ont le l’inconvénient de laisser les bénéficiaires dans une situation d’errance et d’insécurité. Les personnes ne savent pas si elles pourront avoir une place quelque part pour dormir le soir et doivent parfois quitter une ville pour trouver un autre hébergement d’urgence et recommencer des démarches déjà entreprises ailleurs. L’ouvrage de Farge et Laé (2000) éclaire remarquablement sur les dangers de dégradation humaine que créent les hébergements d’urgence et notamment sur la création de dépendance aux services d’urgence. L’urgence sociale qui a initialement comme mission d’être provisoire en attendant qu’une place se libère, devient pour certains, un espace de relégation qu’il est difficile de quitter.
Afin de supprimer les effets néfastes du turn-over infligé à ces personnes, et à la suite de grandes mobilisations médiatiques (Les enfants de Don Quichotte), le Plan d’Action Renforcé du dispositif d’hébergement et de logement des personnes Sans Abri (PARSA) a été mis en place depuis le 8 janvier 2007. Ce plan voté en urgence et confirmé quelques mois plus tard par la loi DALO, a permis plusieurs avancées notables telle que : la création de places de stabilisation, une obligation de continuité dans les prises en charge des personnes et la création de maisons relais. Toutefois, il faut signaler que les places de stabilisation n’ont pas apporté de places supplémentaires, puisqu’elles ont été créées à partir de celles normalement réservées à l’urgence. Cette situation a amélioré le dispositif de prise en charge de l’urgence, mais pose d’autres problèmes que soulèvent de nombreuses associations. Il est trop tôt pour en faire l’évaluation et il n’existe pas encore d’ouvrage ou de recherche à ce sujet. Néanmoins, s’il est raisonnable de penser que ces places apportent une amélioration pour les usagers, il est aussi possible de craindre qu’elles ne soient qu’un dispositif intermédiaire pour des personnes qui auraient dû être accueillies en CHRS d’insertion, mais qui ne le sont pas, à cause d’un manque de place ou d’une sélection trop sévère.
De ce fait, il devient nécessaire de comprendre comment une personne peut évaluer une autre personne et sur quelles informations elle va élaborer son jugement. La partie suivante intitulé « Evaluer autrui » sera une synthèse des travaux de recherche en psychologie sociale sur la perception d’autrui.
Face au nombre croissant de demandes et au nombre restreint de places disponibles, les travailleurs sociaux sont dans l’obligation de prendre des décisions pour accepter ou refuser à certaines personnes l’accès en CHRS. Cette tâche est loin d’être aisée et n’est pas considérée par les travailleurs sociaux comme le cœur de leur métier. Ils se considèrent comme compétents pour accompagner les personnes dans leur processus de réinsertion, mais pas pour les trier. De plus, ils connaissent les risques de la subjectivité individuelle et craignent de se tromper et de laisser de côté une personne. Malgré cela, ils se voient dans l’obligation de devoir faire un choix entre les nombreux demandeurs. Pour tenter de limiter les risques d’erreurs, ils prennent les décisions de manière collégiale. Ceci permet d’une part, de ne pas avoir à porter seul la responsabilité du refus ou de l’acceptation d’une personne et d’autre part de limiter les subjectivités individuelles. Néanmoins, même si les décisions sont collégiales, le travail d’évaluation est réalisé à partir d’informations qui ont été recueillies lors de l’entretien d’admission réalisé par seulement un des membre de l’équipe. De ce fait, il paraît opportun de comprendre par quel processus peut se construire la perception d’autrui et la manière dont sont traitées les informations recueillies. Le chapitre suivant sera consacré au modèle de la formation d’impression, à la recherche d’information, à la confirmation d’hypothèse.
FNARS : Fédération Nationale des Associations de Réinsertion Sociale http://www.fnars.org/