3.1 La jugeabilité sociale

Le modèle théorique de la jugeabilité sociale, décrit dans l’ouvrage de Leyens, Yzerbyt et Shadron (1994), considère que les personnes ont à l’esprit des règles qui leur indiquent la démarche à suivre pour élaborer un jugement dans telle ou telle situation particulière. Selon cette théorie, les règles n’ont pas comme objectif de formuler un jugement rapide et simplifié, mais d’énoncer un jugement qui est socialement et subjectivement valide. Cette théorie permet de rendre compte différemment de l’effet de dilution des stéréotypes qui a été étudié précédemment. Les informations individualisantes ne réduiraient pas l’impact des informations catégorielles en raison d’un phénomène de dilution, mais plutôt en raison d’une règle sociale de jugement qui prescrit de ne pas se limiter aux stéréotypes d’une catégorie sociale pour juger une personne. Ainsi, un individu refuserait de donner son avis sur autrui quand celui-ci ne dispose que d’une information catégorielle, car il partage socialement l’idée selon laquelle il ne doit pas donner un jugement sur la base de cette information catégorielle. Pour énoncer un jugement, l’individu a besoin d’informations et des indices divers, nommés des méta-informations. Ces dernières contribuent à donner ou non l’impression qu’il est en droit d’exprimer un jugement. Pour montrer ceci, Yserbyt, Schadron, Leyens et Rocher (1994) ont eu recours à l’expérimentation suivante.

Dans un premier temps tous les sujets entendaient une interview sur un certain monsieur Henrion. Les renseignements n’avaient pas d’importance pour déterminer si M. Henrion était plutôt introverti ou plutôt extraverti. La seule information importante pour le définir était les stéréotypes attachés à la profession. Certains sujets apprenaient que M. Henrion était archiviste (profession attachée au stéréotype de l’introversion) d’autres qu’il était comédien (profession attachée au stéréotype de l’extraversion). Puis tous recevaient des informations différentes dans chaque oreille, mais n’avaient rien à voir avec le personnage d’Henrion (Une vérification a montré que les messages étaient incompréhensibles et ne donnaient aucune information sur l’introversion ou l’extraversion d’Henrion). Ensuite le groupe était partagé en deux. Au premier groupe on a demandé de remplir des questionnaires d’introversion ou d’extraversion. Pour ceci, ils devaient répondre par « vrai », «  faux » ou « je ne sais pas » aux différents items proposés. La grande majorité des réponses furent « Je ne sais pas ». Pour le deuxième groupe, les expérimentateurs leur firent croire qu’ils avaient reçu des informations sur M. Henrion pendant l’écoute dichotique et il leur a été demandé de remplir les mêmes questionnaires. Les résultats ont mis en lumière que les sujets répondaient aux items et le faisaient conformément aux stéréotypes de la profession qu’ils avaient reçus de M. Henrion.

Avec cette recherche, les auteurs ont montré que les sujets du premier groupe ne formulaient pas de jugement sur M. Henrion car ils étaient persuadés qu’ils n’avaient comme information que la profession d’Henrion et savaient qu’il était socialement incorrect de formuler un jugement à partir de cette seule information. Dans le deuxième groupe, les chercheurs leur font croire qu’ils étaient informés sur l’introversion ou l’extraversion d’Henrion et ils se sont donc permis de répondre conformément au stéréotype. Ainsi, quand des individus sont persuadés que la cible est jugeable, ils jugent. A la fin de l’expérience tous les sujets du deuxième groupe étaient certains qu’ils n’avaient pas jugés en fonction des stéréotypes, mais bien en fonction d’informations qu’ils étaient persuadés d’avoir reçu. Ainsi, les sujets n’ont pas jugé seulement la cible et le contexte de jugement, mais se sont observés aussi eux-mêmes en train de juger.

Une autre expérience comme celle de Darley et Gross (1983) montre comment des personnes refusent de donner un jugement à partir d’informations catégorielles, mais se permettent de le faire dès qu’elles sont persuadées d’avoir suffisamment d’informations et qu’elles viennent confirmer leur première hypothèse. Pour cela, les chercheurs ont montré à des personnes une vidéo mettant en scène une fillette, nommée Hannah. On la voyait près de son école et dans son quartier. La moitié des sujets a vu une vidéo montrant Hannah comme une petite fille qui vivait dans un quartier populaire et allait dans une école délabrée. Il était clair qu’Hannah appartenait à un milieu social défavorisé. L’autre moitié des sujets a vu une vidéo montrant la même petite fille dans un quartier résidentiel, avec une école splendide et moderne. Tout laissait à penser qu’Hannah venait d’un milieu social privilégié. Après la vidéo, les sujets ont dû juger l’intelligence d’Hannah et estimer en quelle classe, elle se trouvait. Aucune différence significative n’est apparue entre les deux groupes test. Dans un deuxième temps, les auteurs ont montré les mêmes vidéos à deux groupes distincts, mais cette fois suivies d’une autre. Dans cette deuxième vidéo, les sujets voyaient Hannah en train d’effectuer un test d’intelligence. Cette vidéo avait été au préalable testée de façon à vérifier qu’il était impossible de dire si la petite Hannah réussissait bien ou mal à ce test d’intelligence. Lorsque les sujets ont dû juger le niveau scolaire, ils ont trouvé que la riche Hannah était plus avancée que la pauvre Hannah. Les sujets avaient perçu la deuxième vidéo de manière différente, selon le niveau de richesse d’Hannah alors que celle-ci était strictement la même.

Selon les auteurs, la première vidéo aurait joué le rôle de coloration à l’hypothèse et le deuxième film aurait fourni des informations pseudo diagnostiques qui seraient venues confirmer la première hypothèse et donc donner le droit d’émettre un jugement (Théorie de la confirmation d’hypothèse). Avec la théorie de la jugeabilité sociale une autre interprétation peut être donnée pour comprendre comment les personnes qui avaient visionné les deux films pouvaient être persuadées d’avoir vu la petite Hannah en difficulté alors que visionnés séparément, aucune différence n’apparaissaient entre les deux Hannah. Il est fort probable que les sujets ne savaient pas d’où venait leur impression et ils pouvaient croire qu’elle provenait du deuxième film, simplement parce que cela semblait plus logique. C’est ce film qui présentait une information de nature à permettre la construction du jugement et à s’autoriser à le dire. En effet, les règles sociales actuelles interdisent aux gens de se positionner sur quelqu’un seulement à partir d’une appartenance catégorielle et c’est pour cette raison que les sujets n’ont pas répondu conformément aux stéréotypes après la première vidéo. Mais, la deuxième vidéo qui ne donnait aucune autre information a été considérée comme celle qui donnait le droit de donner un jugement. Les individus qui ont vu la deuxième vidéo, se sentaient en droit de juger car ils pensaient qu’ils avaient reçu de l’information diagnostique. Il est intéressant de remarquer que finalement, quand les évaluateurs s’accordent le droit d’émettre un jugement parce qu’ils pensent avoir suffisamment d’informations individuelles sur la cible (même si ces informations sont peu informatives), le jugement s’appuie sur la catégorie d’appartenance de la cible. Dans la vie courante, il existe énormément d’indices ou de méta-informations qui font croire que l’on est en position de juger : l’apparence physique, la manière de s’exprimer, l’épaisseur d’un dossier, le statut. Ainsi, un jugement est donné parce que les sujets ont l’illusion d’être informé (méta-informations), mais aussi parce qu’ils sont persuadés qu’ils ont socialement le droit de le faire avec les informations dont ils disposent (Théorie de la jugeabilité sociale).

Il est possible d’extrapoler ces théories aux travailleurs sociaux, lorsqu’ils sont en situation de devoir réaliser un jugement sur un individu. Par exemple, s’il est demandé à un travailleur social s’il pense que ce sans domicile est alcoolique, il est très probable qu’il répondra « Je ne sais pas », alors que l’alcoolisme est fortement attaché à la catégorie des sans domicile. S’il est informé qu’il était il y a cinq minutes en train de boire une bière sur la place publique avec des comparses, il est très probable qu’il réponde « sûrement ». Bien entendu ceci n’est qu’une extrapolation et n’a pas à notre connaissance été vérifié empiriquement. Toutefois, nous ne prenons pas beaucoup de risque en émettant cette hypothèse, bien qu’une recherche récente, montre que l’alcoolisme des personnes sans domicile est loin d’être systématique (Beck F. ; Legleye S. ; Spilka S., 2005). De même, il est possible d’imaginer que si la personne cible n’avait pas été un SDF, mais un chef d’entreprise, la réponse n’aurait pas été la même. L’information sur la bière aurait eu toutes les chances d’avoir été traduite comme une personne qui offre un verre à des clients, ou qui est en train de conclure un marché. En effet, affirmer avec ces seules informations que le chef d’entreprise peut être alcoolique n’est pas socialement acceptable, alors qu‘elle peut l’être pour la personne SDF.

Ces recherches permettent de penser que le travailleur social ne donnera pas un jugement sur une personne seulement à partir des informations dont il dispose, mais aussi s’il est persuadé qu’il est autorisé à le faire au sein du groupe auquel il appartient. Ceci permet d’imaginer comment la formation professionnelle et les stages vont permettre aux étudiants d'incorporer les codes sociaux attachés à leur future profession.

Après avoir étudié que le jugement d’autrui ne pouvait être réalisé sur les seules informations obtenues, mais qu’il était nécessaire que les acteurs soient persuadés d’avoir le droit d’émettre ce jugement, le sous chapitre suivant mettra en lumière comment et pourquoi une personne explique ce qui lui arrive.