3.2 Attributions causales et normes d’internalité.

Ce chapitre abordera la théorie de l’attribution causale, puis résumera les travaux réalisés par Dubois (1994) sur la norme de l’internalité et montrera à l’aide de l’enquête de Levené (2006) que cette norme est partagée par l’ensemble des travailleurs sociaux.

Les théories de l’attribution permettent de décrire comment les personnes expliquent les événements dont ils sont les acteurs ou parfois les observateurs. Autrement dit comment explique-t-on ce que l’on fait, ce que l’on dit, ce que font les autres, ce qu’ils pensent etc.… Mais aussi comment à partir d’informations dont on dispose, on est en capacité d’en déduire d’autres que l’on ne connaît pas. Heider a été un pionner dans le domaine de l’attribution. Pour lui les individus cherchent à expliquer pourquoi les choses se produisent et essayent de donner du sens sur les comportements qu’ils observent à partir de théories naïves qui leur permettent de donner un sens cohérent à ce qu’ils vivent ou entendent. L’attribution serait le processus par lequel l’individu peut comprendre la réalité, la prédire et même la maîtriser. Plus concrètement lorsque l’individu réalise des attributions, il observe le comportement d’une personne ou de lui-même et en déduit les facteurs qui l’ont amené à ce comportement. Par exemple si un étudiant cherche à comprendre pourquoi il a été admis à un examen réputé pour être particulièrement difficile, il lui faudra analyser différentes causes. Il peut penser que s’il a réussi, c’est qu’il avait de la volonté car on n’obtient pas d’excellents résultats sans en avoir un minimum. Il a fallu aussi qu’il déploie des efforts, mais aussi qu’il soit suffisamment doué intellectuellement car cet examen est difficile et que l’effort n’est pas suffisant. De plus, ses compétences doivent être supérieures aux autres car peu de personnes l’obtiennent. Mais il peut aussi être conscient qu’il a eu de la chance de tomber sur un sujet qu’il connaissait bien.

Il est possible de se demander si le même étudiant expliquerait son échec à l’examen de la même manière. Heider avait déjà mis en lumière que les personnes expliquaient les événements par des causes internes ou des causes externes. D’autres auteurs ont ensuite tenté de vérifier l’hypothèse que l’individu a tendance à expliquer ses réussites par des causes internes et ses échecs par des causes externes. Toutefois si certains arrivaient à confirmer cette hypothèse, d’autres n’aboutissaient pas aux mêmes résultats. Selon Weiner, Heckhausen, Meyer et Cook (1972) l’attribution des causes internes se réfère aux capacités et aux compétences de la personne, et les causes externes se réfèrent à la chance et au hasard. Mais pour l’auteur cette dimension n’est pas suffisante, il y rajoute une dimension de stabilité. Ainsi, nous obtenons une analyse avec deux dimensions, ce qui renvoie à quatre facteurs de causalité possible. (Voir Tableau 3.) Le tableau indique que si la capacité et l’effort correspondent à des explications internes, la capacité et la compétence sont considérées comme stables, alors que l’effort et la motivation peuvent variés en fonction de la volonté de la personne. De l’autre côté, évoquer la difficulté de la tâche ou de la chance correspond à des explications externes, mais la difficulté de la tâche est considéré comme stable, alors que la chance ou le hasard varient en fonction du moment.

Tableau 3 : Modèle de l’attribution causale selon Weiner B and all (1972)
  Attribution causale
Stabilité Explication Interne Explication Externe
Stable Capacité ou compétence La difficulté de la tâche
Variable L’effort ou motivation Chance ou hasard

Toutefois cette approche a longtemps été critiquée car il est souvent difficile de déterminer dans le discours d’une personne si l’attribution est interne ou externe. Beaucoup d’explications sont ambiguës, car elles peuvent donner clairement une explication situationnelle, et contenir en même temps des éléments implicites de dispositions individuelles (ou inversement). Malgré cela, de nombreuses recherches ont permis de mettre en lumière des erreurs que pouvaient réaliser les sujets lorsqu’ils devaient expliquer leur action ou celle des autres. Par exemple Pettigrew (1979) montre dans son article que les explications d’un comportement sont différentes si la personne appartient au même groupe qu’elle ou à un groupe différent. Il nomme ce phénomène erreur ultime d’attribution. Selon l’auteur, un comportement considéré comme négatif, - comme par exemple un acte violent- est attribué à des causes dispositionnelles (cause interne de type « ils sont comme ça ») lorsqu’il est commis par un membre d’un autre groupe et attribué à des causes situationnelles (Cause externe de type « il a été provoqué ») lorsqu’il est réalisé par un membre du groupe.

Dans son ouvrage Dubois (1994) montre qu’il existe dans nos sociétés libérales une norme d’internalité. Selon l’auteur cette norme influence les explications causales en donnant plus de valeurs aux explications internes qu’aux explications externes alors que les deux auraient pu être aussi valables. Elle montre que lors d’une évaluation d’une personne, les explications internes sont mieux valorisées que les explications externes. La norme d’internalité serait donc « la valorisation socialement apprise des explications des événements psychologiques qui accentuent le poids de l’auteur comme facteur causal ». (Dubois 1994 p 20). Une des particularités de la norme est qu’elle est intériorisée depuis la petite enfance et qu’elle finit par avoir un caractère d’évidence. De plus elle aide pour différencier ce qui est bon de ce qui est mauvais, ce qui est désirable de ce qui est indésirable, ce qui est utile de ce qui est inutile. La norme sociale est indépendante de la vérité et les événements normatifs ne signifient pas qu’ils soient plus vrais que les événements non normatifs.

Des chercheurs comme Dubois et Beauvois ont montré qu’une personne était mieux jugée par un évaluateur si elle évoque des causes internes pour expliquer ce qu’elle fait ou ce qui lui est arrivé, plutôt que si elle l’expliquait par des causes externes. Gilibert (2004) dans son article « Aspects évaluatifs des explications internes : composantes normatives et motivationnelles » a tenté de vérifier cette hypothèse. A l’aide de plusieurs enquêtes l’auteur montre que si une personne est généralement évaluée plus favorablement lorsqu’elle exprime des causes internes plutôt qu’externes, il n’en reste pas moins que cela est aussi dépendant d’autres variables. Il montre que selon la nature du jugement, les explications internes sont plus ou moins bien évaluées. En effet, si la personne est jugée pour sa sympathie ce sont les explications externes qui sont valorisées, alors que si elle est jugée pour son efficacité ce sont les explications internes qui prennent le plus d’importance. De ce fait, il est fréquent que des personnes expliquent leurs réussites à l’aide de causes externes, afin de paraître sympathiques.

Dans une recherche portant sur le regard que portent les professionnels de l’éducation spécialisée sur l’exclusion, Levené (2006) étudie comment ces professionnels interprètent la situation des usagers. L’auteur cherche à savoir s’il existe un consensus autour de la notion de l’exclusion et si le regard porté par les professionnels sur cette question vient entériner ou questionner le phénomène. Dans un premier temps, elle repère trois postures différentes :

La première posture (individualisante et décontextualisée) correspond à des valeurs de responsabilité individuelle ou les travailleurs sociaux pensent que la situation de l’exclu est la conséquence de causes internes, telles que des difficultés individuelles ou par manque de motivation et d’effort. L’usager sera perçu comme le responsable de ses défaillances et comme le seul capable de les surmonter. Il est possible de faire l’hypothèse que lorsque le demandeur racontera son parcours, les professionnels qui tiennent cette posture auront tendance à chercher et à valoriser les explications internes et à dévaloriser les explications externes. Ce groupe représente 48% de la population enquêtée soit 257 professionnels sur 534. La seconde posture dite « humaniste » considère l’exclu comme une victime car elle n’a pas toutes les capacités individuelles pour faire face aux exigences de l’insertion sociale. Les professionnels de ce groupe risquent d’accueillir les explications par des causes externes avec un peu plus d’attention que le groupe précédent, du moment que celles-ci viennent confirmer que le demandeur est un individu victime du fait qu’il possède peu de capacité pour sortir seul de sa situation. Ce groupe représente 42% des professionnels enquêtés soit 225 sujets sur 534. La dernière posture qui considère l’exclu comme un produit d’une organisation sociale va chercher à conforter sa position en étant particulièrement attentif aux explications externes et en minimisant les causes internes. Cette position de type militant tend à favoriser l’intervention sociale par des actions collectives car si les exclus sont des produits de la société, c’est elle qui en est responsable et que le changement viendra par une modification de son organisation. Cette posture correspond à 10% des professionnels enquêtés, soit 52 sujets sur 534. Ainsi, cette enquête montre que 90% des professionnels de l’éducation spécialisée expliquent l’exclusion des usagers de leur service par des causes essentiellement individuelles et que le regard porté sur un objet tel que l’exclusion, va influencer les pratiques des travailleurs sociaux.