L’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (2004) considère que globalement la qualité des logements en France est satisfaisante, mais qu’aujourd’hui les plus pauvres trouvent des difficultés pour en obtenir un. De son côté, l’INSEE rappelle que le nombre de personnes mal logées en France est d’environ 3 millions dont 86.000 seraient sans domicile, 548.000 dépourvues de logement personnel (hébergement chez des tiers, en camping, etc.) et 2.200.000 vivant dans des conditions très difficiles (absence de chauffage, d’équipement sanitaires, etc.). La difficulté que rencontrent certaines personnes pour accéder à un logement peut donc être considérée comme réelle. Pourtant, depuis plus de trente ans des lois reconnaissent aux citoyens le droit d’accéder à un logement décent17. De plus, la loi de lutte contre les exclusions (N° 98-657) rappelle que posséder un logement décent est une des conditions essentielles pour contrer le processus d’exclusion.
De ce fait, l’Etat finance des structures spécifiques pour aider les personnes qui rencontrent des difficultés pour se loger. Ces dispositifs sont gérés la plupart du temps par des organismes privés (Association loi 1901) qui ont une délégation de mission de service public. Les Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (C.H.R.S) ont donc pour vocation d’accueillir toute personne en détresse qui correspond aux critères définis par la loi18. De manière schématique, le dispositif des CHRS comprend trois types de structures qui sont pensés chronologiquement pour aider les personnes à retrouver un logement stable: En premier lesCHRS d’urgence ou l’admission est inconditionnelle mais la durée des séjours varie de une à sept nuits maximum par mois. A la suite de cet accueil d’urgence, les personnes doivent se voir proposée une place en CHRS de stabilisation19 . L’admission se fait en fonction des places disponibles et après la signature d’un contrat. La durée du séjour est d’environ un mois renouvelable. Pendant ce temps, les personnes peuvent demander une place en CHRS d’insertion. La durée de l’hébergement est en général de six mois renouvelable et l’admission est faite en fonction des places disponibles et après évaluation du projet d’insertion de la personne et de sa volonté de sortir de sa situation.
Malgré les efforts des pouvoirs publics, il s’avère que depuis plusieurs années, les structures n’arrivent plus à faire face aux demandes et qu’il est très difficile d’obtenir une place en CHRS d’insertion. Ceci a pour conséquence que de nombreuses personnes qui pourraient prétendre à une place en CHRS d’insertion doivent attendre plusieurs mois avant d’en obtenir une. Cette pénurie interroge également la manière dont les places vont être distribuées entre les demandeurs.
Damon (2002) souligne que les actions ciblées pour les Sans Domicile Fixe (SDF) ne bénéficient pas en général aux personnes les plus en difficulté, mais à d’autres moins démunies. Il qualifie ce phénomène d’ « effet Matthieu ». Dans le contexte des politiques sociales, l’effet Matthieu est observé quand les résultats d’un dispositif ou d’une prestation aboutissent à donner plus à ceux qui ont déjà plus et moins à ceux qui ont déjà moins, alors qu’ils sont ciblés pour être les bénéficiaires. Ce phénomène est semble-t-il largement présent dans différents dispositifs d’aide aux personnes, tels que l’aide aux sans domicile (Damon, 2002) ou l’aide à l’insertion professionnelle des jeunes (Castra, 2003).
De plus, il a été observé que le travail social était passé d’une logique d’universalité des prises en charge destinées aux plus démunis à des interventions sociales individualisées et contractualisées. Ce changement de paradigme n’est pas sans conséquence sur les pratiques des travailleurs sociaux. En effet, Astier (1996) observe que l’ouverture et le maintien de certains droits n’est pas conditionné seulement à la situation sociale des demandeurs, mais que ces derniers doivent faire la preuve de leur capacité à s’activer pour sortir de leur situation (Astier, 1996, 2007, 2009). Ainsi, les travailleurs sociaux se voient dans l’obligation de devoir évaluer les forces et les faiblesses des individus et prendre des décisions sur la nécessité d’aider ou non telle ou telle personne.
De ce fait, il nous est apparu incontournable de comprendre comment il était possible d’évaluer un individu. Les recherches réalisées sur la formation d’impression ont permis de comprendre que l’utilisation de stéréotype permettait de réaliser rapidement une première évaluation. De son côté, Anderson (1981) a montré que pour construire leur première impression, les personnes utilisaient les informations qu’ils traitaient sous la forme d’un modèle algébrique simple de type moyenne. Aujourd’hui, il existe un consensus pour dire que l’évaluation d’un individu se construit à partir d’informations diverses qui reposent sur des informations de type catégorielle et de type individualisé (Fiske et Neuberg, 1990). Toutefois, Snyder et Swann (1978) montrent que les évaluateurs ont tendance à vouloir confirmer leur premières hypothèses et ceci malgré le but recherché de l’évaluation (Snyder, 1992)
D’autre part, les études réalisées sur le jugement social montrent que le jugement d’une personne ne peut être dissocié d’un contexte social et du groupe d’appartenance. Ainsi, le jugement d’autrui ne se réalise pas seulement à partir d’un raisonnement qui s’appuierait sur des informations concrètes, mais également sur des méta-informations, qui permettraient à l’évaluateur de penser qu’il dispose suffisamment d’informations pour avoir le droit de donner son avis. Les études réalisées sur les attributions causales ont permis de montrer que les individus avaient tendance à expliquer les réussites ou les échecs soit par des causes internes (Capacité/incapacité, compétent/incompétent, motivé/Non motivé) ou extérieures (Chance/Pas de chances, Tâche facile/ Tâche difficile). De son côté, Dubois (1994) a montré que dans les sociétés libérales, il existait une norme d’internalité et qu’il était socialement valorisé d’expliquer ses réussites et ses échecs par des causes internes (Capacité, compétence, motivation, effort).
Dans le cadre d’une recherche auprès des professionnels de l’éducation spécialisée, Levené (2006) montre que 90% des professionnels enquêtés expliquent la situation d’exclusion des usagers par des causes internes de type défaillance individuelle ou de responsabilité individuelle et que seulement 10% évoquent des causes externes de type injustices sociales, ou pas de chance. Ces résultats sont d’autant plus surprenants que les professionnels ne peuvent pas ignorer que les causes du processus d’exclusion sont multifactorielles. Il est donc possible de penser que les travailleurs sociaux ont intégré la norme d’internalité mise en lumière par Dubois (1994) et qu’elle jouera un rôle important dans les évaluations de la nécessité d’aide.
Face à tous ces constats, il est possible de repartir de nos trois questions de départ et de les reformuler de la manière suivante: 1) Quels sont les critères utilisés par les travailleurs sociaux pour évaluer l’admission ou non d’une personne en CHRS d’insertion ? 2) Comment vont-ils élaborer cognitivement leur jugement de la nécessité d’aide ? 3) Quel est l’impact du processus de formation sur ces jugements ?
Pour répondre à ces trois questions, nous nous appuierons sur trois études empiriques. La première a pour objectif de mettre en lumière les critères d’admission en CHRS et sera réalisée à partir du concept des représentations sociales et plus particulièrement celui de la théorie du noyau central (Abric, 2003) et la méthode de l’association libre (De Rosa 2003). La deuxième et la troisième étude ont comme objectif de montrer comment les travailleurs sociaux évaluent la nécessité d’aide lorsqu’ils sont mis en situation de devoir réaliser un choix entre plusieurs demandeurs. Ces deux études seront construites à partir de la théorie fonctionnelle de la cognition et plus particulièrement sur la méthode de la mesure fonctionnelle initiée par Anderson (1981). Afin de vérifier l’impact du processus de formation sur l’évaluation de la nécessité d’aide, les trois recherches empiriques seront réalisées auprès d’échantillons composés de professionnels et d’étudiants en travail social.
Le chapitre consacré aux CHRS d’insertion a permis de voir que les critères d’admission décrits dans l’article 345-1 du code de l’action sociale et des familles étaient loin d’être suffisants pour réaliser un choix. Néanmoins, compte tenu du nombre important de demandeurs par rapport aux places disponibles, les professionnels se voient dans l’obligation de réaliser une sélection à partir de critères pas toujours bien définis. Les travaux sur la formation d’impression et le jugement social ont montré que l’utilisation de stéréotypes était incontournable, que les évaluateurs utilisaient des méta-informations et que le jugement ne pouvait être émis que s’il était socialement acceptable. De ce fait, il nous est paru important de nous tourner vers le concept de représentations sociales, afin de mieux comprendre comment des groupes sociaux peuvent partager ensemble une représentation d’un objet social et comment celle-ci peut évoluer au sein d’un groupe.
Ce droit est garanti par l’article 25 de la déclaration universelle des droits de l’Homme, la loi « Guillot » de 1982, la loi N°90-449, la loi de lutte contre les exclusions N° 98-657 et depuis 2007 la loi DALO N° 207-290
Article L345-1 du nouveau code de l’action sociale et des familles
Les CHRS de stabilisation ont été institué avec le Plan Aide Renforcé aux Sans Abri (PARSA) janvier 2007