1.2 La théorie du noyau central (Abric, 1989)

Comme nous avons vu précédemment, « une représentation sociale est un ensemble organisé d’informations, d’opinions, d’attitudes et de croyances à propos d’un objet donné » (Abric, 2003 p.59). Elle est socialement produite, porteuse de valeur et véhiculée par les groupes et les personnes. Elle est indispensable à la vision et à la construction du monde social. Selon Abric, cet ensemble organisé est composé d’un contenu et d’une structure, ce qui signifie que tous les éléments de la représentation n’ont pas le même niveau d’importance.

La théorie du noyau central (Abric 1989) part de l’hypothèse que toute représentation sociale est organisée autour d’un noyau central et qu’il est l’élément fondamental de la représentation. Les représentations sociales seraient structurées autour d’un noyau central auquel n’est rattaché qu’un nombre très limité d’éléments. Le noyau assure deux fonctions essentielles : une fonction génératrice et une fonction organisatrice. La fonction génératrice est l’élément qui permet que se crée et se transforme la signification des autres éléments qui constituent la représentation. C’est ce qui donne sens aux éléments qui composent la représentation. La fonction organisatrice : c’est autour du noyau central que s’organisent les autres éléments de la représentation. Le noyau central a la propriété d’être l’élément le plus stable de la représentation et assure un rôle d’unificateur et de stabilisateur dans des contextes mouvants et évolutifs. En effet, il va résister au changement car toute modification à l’intérieur du noyau central entraîne une transformation complète de la représentation. Pour affirmer que deux représentations sont différentes, il faut qu’elles soient organisées autour de deux noyaux centraux différents. Ceci signifie que repérer les éléments qui constituent une représentation n’est pas suffisant, il est aussi indispensable de connaître son organisation. En effet, deux représentations pourraient être définies par les mêmes éléments et ne pas avoir la même signification si ces éléments étaient organisés différemment.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas seulement la fréquence d’un élément qui permet de dire qu’il appartient ou pas au noyau central. En effet, il est possible de rencontrer deux éléments qui apparaissent très fréquemment dans les discours et que l’un fasse partie du noyau central et l’autre non. Pour faire la différence, il est indispensable de mesurer le niveau de liaison que cet élément confère avec l’objet d’étude.

Autour du noyau central se trouvent des éléments périphériques qui sont plus ou moins éloignés du centre, et qui ont une relation directe avec lui, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas là par hasard et que leur valeur et leur fonction sont déterminés par le noyau. Cette partie périphérique est la plus accessible, la plus malléable, la plus vivante et la plus concrète. Les éléments périphériques sont hiérarchisés et comportent des informations sélectionnées, des stéréotypes et des croyances. Plus les éléments sont proches du noyau central et plus  ils jouent un rôle important dans la concrétisation de la signification de la représentation. Au fur et à mesure qu’ils s’éloignent, ils illustrent, expliquent ou justifient cette signification. Ils jouent un rôle très important dans la représentation sociale car ils constituent l’interface entre le noyau central et la situation concrète. Les éléments périphériques répondent à trois fonctions essentielles.

Une fonction de concrétisation : Les éléments périphériques sont directement liés au contexte social dans lequel la représentation est ancrée. Ils constituent l’interface entre la réalité concrète et le noyau de la représentation Ils sont en général composés de mots concrets, immédiatement compréhensibles et transmissibles. Ils donnent des informations sur le contexte social du moment et sur le vécu des sujets.

Une fonction de régulation : Les éléments périphériques permettent aux sujets d’adapter leur représentation aux évolutions du contexte. En effet, ils sont plus souples et plus malléables que les éléments qui composent le noyau central et constituent donc l’aspect mouvant et évolutif de la représentation. Grâce à leur malléabilité, ils peuvent être intégrés ou retirés facilement dans la périphérie de la représentation en fonction des besoins d’adaptation et des transformations du contexte. Ils trouveront leur place sans avoir à remettre en question la représentation, soit en leur donnant un statut mineur, soit en les réinterprétant pour leur donner le sens de la signification centrale ou soit encore en les considérant comme des éléments d’exception.

Une fonction de défense : Les éléments périphériques fonctionnent comme un système qui défend la représentation. En effet, nous avons vu que le noyau central d’une représentation a besoin d’être stable afin de ne pas trop bouleverser la représentation. Pour ceci il résiste aux changements et la plupart du temps ne se modifie que peu à peu et grâce aux éléments périphériques qui font office d’amortisseur en intégrant de manière conditionnelle certains éléments contradictoires, en donnant un poids différent à certains éléments ou en les interprétant différemment.

Les travaux de Flament (2003, 2008) ont montré les rôles que jouent les éléments périphériques dans les représentations sociales. Pour l’auteur les éléments périphériques sont des schèmes qui « assurent le fonctionnement quasi instantané de la représentation comme grille de décryptage d’une situation : ils indiquent, de façon parfois très spécifique, ce qui est normal (et par contraste, ce qui ne l’est pas) et donc ce qu’il faut comprendre, mémoriser…Ces schèmes normaux permettent à la représentation de fonctionner économiquement, sans qu’il soit besoin, à chaque instant, d’analyser la situation par rapport au principe organisateur qu’est le noyau central. » (Flament 2003 p 229). En plus de ce rôle d’économiseur cognitif, les schèmes périphériques servent de zone tampon entre une réalité qui dérange et un noyau central qui ne peut pas changer rapidement. Ce sont ces schèmes périphériques qui permettent d’assurer la stabilité de la représentation, mais aussi d’expliquer la transformation d’une représentation.

Parfois certaines pratiques nouvelles et extérieures à la représentation sociale viennent la contredire et la déstabiliser. Comme il a été vu précédemment ces contradictions sont amorties en s’intégrant dans les schèmes périphériques qui protègent pendant quelque temps le noyau central. Toutefois, si la situation persiste et s’amplifie, le noyau central sera peu à peu atteint et de fait se transformera structurellement. L’auteur a constaté deux cas extrêmes de désaccord entre pratiques et représentations. Soit les pratiques entrent en confrontation directe et de manière explicite avec la représentation et on voit apparaître ce que l’auteur appelle des schèmes étranges, qui peuvent être en rupture totale avec les représentations passées et à terme produire une désintégration de la représentation. Soit, il est possible aussi que les pratiques soient admises par la représentation mais qu’elles fassent partie des éléments rares car elles sont peu rencontrées dans l’environnement social antérieur. Si les circonstances changent et qu’elles deviennent habituelles, alors il est possible de voir une modification des schèmes périphériques qui aboutira à une transformation progressive de la représentation et sans rupture avec le passé.

D’autre part, en étudiant les représentations sociales de certains professionnels, Abric (2001) montre que les représentations sociales et les pratiques professionnelles s’engendrent mutuellement et qu’elles ne peuvent être dissociées. La représentation et la pratique forment un tout et il est impossible de savoir si c’est la pratique qui crée la représentation ou le contraire. Les recherches réalisées auprès des infirmières et des artisans, montrent qu’il est utile, si on veut comprendre certaines pratiques, de mettre en lumière les représentations sociales que partagent des professionnels sur l’objet en question. En effet, les comportements humains sont loin d’être rationnels et certaines attitudes ou prises de décisions professionnelles peuvent s’expliquer par des représentations sociales que partage le groupe de pairs.

Ceci nous semble donc très pertinent pour mettre en lumière les critères d’admission que partagent les travailleurs sociaux lorsqu’ils sont dans l’obligation de faire un choix entre plusieurs demandeurs.