4. Discussion

Cette recherche avait comme objectif de mettre en lumière les critères sur lesquels s’appuient les travailleurs sociaux pour élaborer leur jugement de la nécessité d’une admission en CHRS. En effet, dans la partie théorique de ce document, il avait été vu que les critères définis par la loi n’étaient pas suffisants pour faire un choix entre les demandeurs et que d’autres critères devaient obligatoirement être utilisés. Cette étude devait vérifier les hypothèses suivantes : 1) La mise en concurrence des demandeurs amène les travailleurs sociaux à élaborer en partie leur jugement de la nécessité d’admission en CHRS d’insertion sur d’autres critères que ceux définis par la loi. 2) Les éléments du noyau central seront conformes aux critères définis par la loi. 3) Les éléments des périphéries seront composés des autres critères. 4) Les critères d’admission évoluent au cours de la formation.

Pour cela, la recherche a été réalisée à l’aide de la théorie du noyau central (Abric, 1989, 2001, 2003) et de la méthode de l’association libre (De Rosa 2003). Cette méthode consiste à demander aux personnes enquêtées, d’écrire tous les mots qui leur viennent à l’esprit à partir d’un mot inducteur, puis de les classer par ordre d’importance et de dire si ces mots ou expressions leur évoquent un critère plutôt favorable ou plutôt défavorable pour intégrer un CHRS.

L’étude a été effectuée auprès d’un échantillon de 230 travailleurs sociaux qui étaient soit en formation, soit en activité professionnelle. Plus précisément, l’échantillon est composé de 171 étudiants dont 38 sont en première année de formation et 133 en dernière année ; puis de 59 professionnels dont 39 travaillent en CHRS et 20 travaillent dans d’autres secteurs que celui de l’insertion. La formation des personnes enquêtées est : soit celle d’éducateur spécialisé (131), soit d’Assistant(e) du service social (72 sujets), soit autres (27 sujets). Cette dernière catégorie est composée essentiellement de Conseillères en Economie sociale et familiale (diplôme professionnel de niveau III) ou de personnes qui ont un diplôme universitaire de niveau II.

Un premier traitement brut des données a été réalisé avec les 230 sujets. Les mots les plus évoqués sont : Précarité (30 évocations), Sans logement (25 évocations), Isolement (25 évocations), Urgence (23 évocations), Projet (22 évocations), exclusion (15 évocations), Errance (14 évocations), Motivation (12 évocations) etc.… Ensuite il a été procédé à un regroupement des mots dans les 20 catégories suivantes : « Sans logement », « Précarité », « Urgence », « Errance », « Victime de violence », « Demande d'aide », « Isolement exclusion »,  « Rupture familiale ou sociale », « Difficultés et problèmes sociaux », « Motivation, désir, volonté », « Besoin d'accompagnement ou d'aide », « Caractéristiques sociales », « Pauvreté économique », « Projet », « Accepter, adhérer, respecter les règles », « Autonomie », « Troubles psychiques », « Violence », « Sans emploi », « Addiction, Alcool »

Puis pour terminer, une mise en forme du noyau central et de ses périphéries a été réalisée conformément aux pratiques de Abric (1989, 2001, 2003). Le noyau central est composé des cinq catégories suivantes : « Sans logement », « Isolement, exclusion » ; « Difficultés et problèmes sociaux » ; « Motivation, désir, volonté » ; « Besoin d’accompagnement ou d’aide ». Sur les cinq catégories présentes dans le noyau central, quatre peuvent être issues de l’article L345-1 du code de l’action sociale et des familles. De ce fait, les quatre éléments « Sans logement », « Isolement exclusion » ; « Difficultés et problèmes sociaux »; « Besoin d’accompagnement ou d’aide »  permettent de valider en partie l’hypothèse selon laquelle le noyau central serait composé d’éléments qui correspondent aux critères définis par la loi. Par contre, il peut être surprenant de rencontrer dans le noyau central, l’élément « Motivation, désir, volonté  ». Toutefois, celui-ci est assez proche de la première périphérie et il est probable que nous soyons en présence d’un biais créé par le regroupement des mots dans cette catégorie. Quoi qu’il en soit, sa position dans la structure (noyau central ou 1ere périphérie), permet de penser que le critère de la motivation du demandeur jouera un rôle dans l’évaluation de la nécessité d’aide.

En effet, Dubois (1994) souligne que dans les sociétés libérales, l’explication d’une situation par des causes internes est une norme socialement valorisée. Elle montre que les personnes attribuent plus facilement leurs réussites à des causes internes et leurs échecs à des causes externes. Si toutefois, une personne explique ses échecs par des causes internes, elle le fait en général pour correspondre à l’image d’une personne responsable et sympathique (Correspondant respectivement à l’utilité sociale et à la désirabilité sociale). D’autre part, Gilibert (2002, 2004) montre que de manière générale les travailleurs sociaux prennent des décisions plus favorables envers des personnes ayant expliqué leur situation par des causes internes, plutôt qu’externes. De son coté, Levené (2006) affirme que les travailleurs sociaux ont tendance à considérer la personne exclue soit comme un individu responsable de ce qui lui arrive (48%) ou soit comme une victime d’un problème particulier qu’il faut compenser (42%). Seul 10% pensent que la personne exclue peut être un produit d’une organisation sociale. Ainsi l’explication d’une situation non souhaitable par des causes individuelles peut être considérée comme une norme professionnelle. Il est donc possible de penser que le critère de «Motivation, désir, volonté », correspond d’une part à une norme sociale et d’autre part à une norme professionnellement partagée. Ce critère pourrait permettre aux travailleurs sociaux de participer à la classification traditionnelle du bon ou du mauvais pauvre (Geremek, 1987) ou encore du ré-insérable et du non-ré-insérable (Pelège, 2004)), tout en protégeant le noyau central de leur représentation sociale. En effet, il a été vu que les travailleurs sociaux pensent que leur mission est celle de lutter contre les exclusions en aidant les personnes qui rencontrent des difficultés de logement ou des difficultés sociales mais qui ont besoin d’un accompagnement social pour sortir de leurs situations. Comme ces critères ne sont pas suffisants pour faire un choix entre les nombreux demandeurs, il est probable que le critère « Motivation, désir, volonté » permet de donner un sens aux paradoxes qui leur sont demandés : lutter contre les exclusions tout en excluant certaines personnes des processus d’insertion. Ainsi, ce critère permet de protéger le noyau central en faisant reposer le non-accès de certaines personnes sur leur responsabilité individuelle.

Cette analyse est à mettre en lien avec l’étude d’ASTIER (1996), qui a mené une recherche sur le RMI dans les Commissions Locales d’Insertion (CLI). Elle montre que le Revenu Minimum d’Insertion (RMI) et le contrat qui s’y attache, a bouleversé les pratiques de l’aide sociale. En effet cette dernière avait pour habitude de distribuer les aides en fonction des besoins des personnes sur la base d’une équité définie par des catégories reconnues comme nécessiteuses. La contractualisation du RMI demande aux travailleurs sociaux de s’assurer que les ressources des demandeurs sont bien insuffisantes, mais surtout d’évaluer le potentiel et la volonté individuelle à sortir de leurs situations. Ainsi, la contractualisation et l’individualisation des dossiers amènent les professionnels du social et les responsables politiques à s’appuyer davantage sur les informations individuelles que sur les informations catégorielles, pour évaluer la nécessité de prolonger ou non le RMI. De plus, l’étude montre clairement comment l’évaluation de la volonté et les efforts des personnes pour sortir de leur situation est biaisée par des valeurs morales socialement partagées par les membres de la commission. Ainsi, pour l’admission en CHRS, même si le critère de motivation n’est pas très opérationnel pour faire un choix équitable entre les demandeurs, il peut être très utile pour protéger les valeurs professionnelles. En effet, ce critère permet de donner de l’importance à la responsabilité individuelle des personnes et à minimiser la responsabilité collective et donc à apaiser le fait que le travailleur social doit faire des choix entre les demandeurs. Il pourra aussi être utilisé comme un argument pour justifier l’admission ou non d’une personne, alors que l’évaluation des capacités de la personne à bénéficier du CHRS ne se réalisera qu’à partir de critères non explicités car socialement ou professionnellement rejetées.

La première périphérie est composée des catégories suivantes: « Caractéristiques sociales » ; « Pauvreté économique » ; « Projet » ; « Accepter, adhérer, respecter les règles » ; « Addiction, Alcool ». Les caractéristiques sociales d’une personne et sa situation économique  sont des informations de types catégoriels, relativement objectifs et qui s’évaluent à partir d’informations descriptives. De plus, ces informations sont systématiquement demandées lors d’un entretien, car elles permettent d’élaborer un travail d’évaluation de la situation sociale d’une personne. Toutefois, il est impossible actuellement de connaître le choix que vont réaliser les travailleurs sociaux lorsqu’ils seront en situation de mise en concurrence des demandeurs. Dans le cas de CHRS tout public, donneront-ils la priorité aux femmes ou aux hommes ? Le critère sur la pauvreté économique du demandeur ne permet pas de savoir s’ils vont donner la priorité aux plus pauvres ou aux moins pauvres. Ainsi ces deux catégories facilement évaluables ne donnent pas d’information sur la manière dont ils vont s’en saisir pour élaborer leur jugement.

Les deux catégories « projet » et « Accepter, adhérer, respecter les règles » peuvent être des critères importants pour justifier la décision, car contrairement à la motivation qui est difficilement évaluable, ces deux critères peuvent s’évaluer. Toutefois en les utilisant, les travailleurs sociaux risquent d’exclure les plus marginaux et les plus défavorisés. En effet, élaborer un projet et même le plus simple c’est se projeter dans l’avenir et cela est difficilement réalisable lorsque sa vie se résume à de la survie. De plus, Paugam (2005) montre une corrélation importante entre la désocialisation des personnes et la difficulté à croire dans les règles établies et donc à les respecter. Par conséquent, en utilisant ces critères, se sont bien les personnes les plus en difficultés qui auront le moins de possibilité d’accéder à un CHRS.

Le critère « Addiction, Alcool » est particulièrement intéressant car il est considéré par notre échantillon de travailleurs sociaux comme un critère négatif pour intégrer un CHRS. Nous pouvons donc faire l’hypothèse que face à cette information, ils seront réticents pour accueillir en CHRS une personne ayant des problèmes d’addiction. L’interprétation négative de cette information correspond à la représentation bien ancrée du «mauvais pauvre » de celui qui sombre dans l’alcoolisme et qui fuit ses responsabilités. Selon l’étude de Damon (2002c), l’alcoolisme incurable, la fainéantise et le choix de sa situation sont des stéréotypes attachés à la catégorie de clochard. Ainsi, il est probable qu’un des premiers tris qu’exécutent les professionnels est celui de repérer cette catégorie de SDF  dit « incurable » afin de les écarter des processus d’insertion pour les renvoyer vers les dispositifs d’urgence. Pourtant, l’enquête menée par Damon (2002c) montre que seulement 1% des personnes interrogées se disent « clochard » et qu’elles rejettent cette étiquette. Par ailleurs, il est à remarquer que lors de cette recherche, le mot de clochard n’a jamais été évoqué par les travailleurs sociaux de l’échantillon. D’autre part, l’étude de Beck, Legleye et Spilka (2006) montre que l’alcoolisation des personnes sans domicile n’est pas aussi importante que ce que pourrait penser l’imaginaire collectif, mais qu’en même temps ce sont bien les personnes les plus fragiles et qui ont des situations sociales les plus difficiles qui ont le plus de probabilités d’avoir des conduites addictives. Ainsi, en considérant l’alcool comme un facteur défavorable pour accueillir des personnes en CHRS, les travailleurs sociaux prennent le risque d’exclure des processus d’insertion les personnes les plus fragiles et celles qui ont une situation sociale les plus difficiles.

Dans le deuxième périphérique nous trouvons les catégories « Troubles psychiques »  « Sans emploi » « Autonomie », « Violence ». Les catégories « Troubles psychiques » et « Violence » ont eu un indice de polarité négatif et joueront un rôle pour justifier la non-admission d’une personne. La catégorie « Autonomie » obtient un indice de polarité positive. Ainsi, paradoxalement, le demandeur doit faire preuve d’autonomie pour être accueilli en CHRS alors que l’article L345-1 stipule qu’une des missions des CHRS est « …de les aider à accéder ou à retrouver leur autonomie personnelle et sociale… ». En ce qui concerne le fait de ne pas avoir de troubles psychiques l’étude de Rochère (De la) (2003a) souligne une corrélation importante entre le temps passé à la rue et l’augmentation du taux d’état dépressif. Ceci vient confirmer notre interprétation précédente à savoir que les personnes les plus fragiles ont moins de chance d’intégrer un CHRS que les personnes bien portantes et sans trop de difficultés.

Ce premier traitement des données permet de valider en partie nos trois premières hypothèses à savoir : 1) La mise en concurrence des demandeurs amène les travailleurs sociaux à élaborer en partie leur jugement de la nécessité d’admission en CHRS d’insertion sur d’autres critères que ceux définis par la loi. 2) Les éléments du noyau central seront conformes aux critères définis par la loi. 3) Les éléments des périphéries seront composés des autres critères. En effet, cette recherche a montré que le noyau central était pratiquement composé de critères légaux et que les autres critères recherchés, se trouvaient - à l’exception de la motivation du demandeur - dans la première et la deuxième périphérie.

En vue de vérifier notre dernière hypothèse à savoir : 4) Les critères d’admission évoluent au cours de la formation ; les analyses ont été refaites en séparant la population en quatre groupes distincts : les professionnels de CHRS (39 sujets), les étudiants de première année sans expérience en CHRS (30 sujets), les étudiants de troisième année sans expérience en CHRS (88 sujets) et les étudiants de troisième année ayant fait un stage en CHRS (45 sujets).

Les résultats montrent que dans le noyau central de tous les groupes, les catégories « Sans logement » et « Isolement exclusion » y sont présentes. Ces deux catégories se situent donc au cœur du noyau central de tous les groupes et correspondent aux critères de la loi et aux missions des CHRS. Par contre, nous avons observé que d’autres éléments du noyau central évoluent au cours de la formation. Par exemple, alors que les étudiants de première année ont dans leur noyau central la catégorie « Errance », celle-ci disparaît totalement au cours du processus de formation. Autre exemple, le noyau central des professionnels est composé de la catégorie « Besoin d’accompagnement et d’aide » alors les étudiants de première année ne l’évoquent pratiquement pas et ne la classent pas comme prioritaire (2eme périphérie), mais les étudiants de troisième année l’intègrent au cours de la formation dans le noyau central et plus particulièrement les étudiants qui ont fait un stage en CHRS. Il a été observé le même processus de transformation avec les catégories « Motivation », « Accepter, respecter les règles ». De plus, l’indice de polarité pour les catégories « Addiction, Alcool » et « Troubles psychiques » se sont transformés entre la première et la troisième année de formation. En effet, alors que les étudiants de première année ne considèrent pas ces mots ou expressions comme des critères de non admission, les étudiants de troisième année et les professionnels les ont indiqués comme négatifs. Face à ces résultats, il est possible de valider notre quatrième et dernière hypothèse.

Cette recherche a permis de mettre en lumière les critères d’admission en CHRS d’insertion que partagent les travailleurs sociaux et de montrer comment ils évoluent au cours de la formation. Toutefois, ces résultats ne permettent pas de savoir comment ces derniers élaborent leur jugement de la nécessité d’aide, lorsqu’ils sont dans l’obligation de faire un choix entre plusieurs candidats. C’est ce qui sera va être tenté de réaliser avec les deux prochaines recherches.