4. Discussion

Le travail de recherche théorique et les résultats obtenus au cours de la première recherche empirique avaient permis de : 1) montrer qu’il existe une mise en concurrence des demandeurs et que cette situation amène les travailleurs sociaux à élaborer leur jugement de la nécessité d’admission en CHRS sur d’autres critères que ceux définis par la loi. 2) mettre en lumière certains de ces critères. 3) montrer que les critères d’admission évoluaient au cours de la formation.

L’objectif de cette deuxième recherche était de comprendre comment les travailleurs sociaux élaboraient leur jugement lorsqu’ils étaient contraints de faire un choix entre plusieurs candidats recevables. Pour cette recherche nous avions posé les trois hypothèses suivantes:

  1. Pour faire un choix entre les candidats, les travailleurs sociaux s’appuient principalement sur des informations subjectives et intra subjectives.
  2. Les travailleurs sociaux vont accorder plus d’importance aux informations sur la motivation et l’alcoolisation que sur les informations portant sur la situation face au logement et à l’isolement social du demandeur.
  3. Les étudiants modifient au cours de leur formation leur jugement de la nécessité d’aide pour se conformer à celle des professionnels.

Afin de vérifier ces hypothèses, nous avons utilisé la théorie fonctionnelle de la cognition initiée par Anderson NH (1981,1996) et plus particulièrement la méthode de la mesure fonctionnelle qui lui est associée. A l’aide des résultats de notre première recherche, nous avons sélectionné cinq facteurs auxquels nous avons attribué deux modalités opposées. Puis conformément aux prescriptions d’Anderson, nous avons construit 42 scénarii à partir des cinq facteurs qui ont été ensuite ordonnés aléatoirement dans un carnet. Ces scénarii ont été présentés à un échantillon de travailleurs sociaux qui devaient se prononcer sur la favorabilité d’accueillir ou non en CHRS d’insertion chacun des 42 personnages du carnet. La réponse à la question se réalisait à l’aide d’une croix apposée sur une échelle non graduée de 200mm allant de « Pas très favorable » à « Tout à fait favorable ». L’échantillon était composé d’étudiants en travail social de première année et de troisième année, mais également de professionnels exerçant dans le secteur de l’insertion.

Les premiers résultats ont montré que le personnage fictif décrit comme une femme, isolé socialement qui n’est pas alcoolisé, qui est très motivé et  qui vit à la rue a obtenu la cotation moyenne la plus élevée et qu’à l’opposé, le personnage fictif décrit comme un homme qui n’est pas isolé socialement, qui n’est pas alcoolisé, qui n’est pas motivé et qui vit chez un tiers a reçu la cotation moyenne la plus petite. L’écart entre ces deux cotations moyennes est assez important du fait qu’il est supérieur à la moitié de l’échelle non graduée.

L’analyse de la variance sur le plan principal (72 x 2 x 2 x 2 x 2 x 2) a montré que les cinq facteurs présentés étaient significatifs. Ceci indique qu’avec des caractéristiques similaires, les travailleurs sociaux de notre échantillon ont eu tendance en moyenne à donner la priorité à une femme par rapport à un homme, une personne motivée par rapport à une personne pas motivée, une personne isolée face à une personne pas isolée, une personne qui n’est pas alcoolisée face à une personne alcoolisée, et une personne qui vit à la rue face à une personne qui vit chez un tiers. Ainsi, les personnes enquêtées ont bien utilisé tous les facteurs qui leur ont été présentés. De ce fait, il est possible d’affirmer que les facteurs Alcoolisation et Motivation qui avaient été désignés comme des facteurs subjectifs ont bien été utilisés par l’ensemble de l’échantillon.

La mesure des écarts entre les deux modalités de chaque facteur a permis de souligner que la motivation du demandeur est le facteur qui obtient l’écart le plus grand entre ces deux modalités (écart de 68,22 mm), suivi du facteur isolement social (écart de 24,56 mm), puis le logement (écart de 12,52 mm), l’alcoolisation (écart de 7,19mm) et pour finir le sexe du demandeur (écart de 3,79 mm). La disparité des écarts entre les deux modalités de chaque facteur, laisse penser que le facteur motivation va jouer un rôle très important lors des évaluations et que les autres facteurs vont intervenir pour faire une différence entre des demandeurs du même niveau de motivation.

En effet, l’étude des interactions avec le facteur motivation permet de mettre en lumière la puissance de ce facteur. Les deux interactions à trois facteurs significatives qui ont été obtenues avec le critère motivation (Isolement social x Alcoolisation x Motivation et Isolement social x Motivation x Logement) montrent que les personnes décrites comme motivées obtiennent toutes une cotation largement supérieure aux personnes décrites comme pas motivées. Il a été observé ces mêmes résultats pour les deux interactions significatives à quatre facteurs. Ainsi, quel que soit le niveau d’isolement social du demandeur, de l’urgence face au manque de logement, du sexe du demandeur et de son niveau d’alcoolisation, ce sont les personnes motivées qui sont systématiquement mieux cotées pour obtenir une place en CHRS d’insertion. Par exemple, nous avons observé qu’une personne motivée qui n’est pas isolée socialement et qui vit chez un tiers sera mieux cotée pour intégrer un CHRS qu’une personne décrite comme isolée socialement, vivant à la rue mais qui n’est pas motivée. De même, un homme qui n’est pas isolé socialement, qui vit chez un tiers et qui est motivé reçoit une cotation plus favorable pour accéder à un CHRS qu’une femme qui est isolée socialement qui vit à la rue mais qui n’est pas motivée.

Il est donc possible d’affirmer que l’information sur la motivation du demandeur est prioritaire et qu’elle est plus importante que les informations qui portent sur les missions des CHRS comme par exemple, être en situation d’exclusion sociale ou rencontrer des difficultés face au logement. La motivation est donc le critère le plus important sur lequel se basent les travailleurs sociaux pour élaborer leur jugement. Ces résultats permettent ainsi de confirmer en partie nos deux premières hypothèses, à savoir que les travailleurs sociaux utilisent des informations subjectives pour élaborer leur jugement et que la motivation est le critère le plus important.

En étudiant le facteur alcoolisation d’un peu plus près, il est possible de comprendre comment il agit lors des prises de décision. Nous avons observé que les personnages alcoolisés obtenaient une cotation moyenne moins élevée que ceux qui étaient présentés comme non alcoolisés le jour de l’entretien, mais que l’écart entre ces deux modalités n’était pas très important. Néanmoins, il a été observé que le facteur alcoolisation intervenait quatre fois dans des interactions et qu’il jouait un rôle non négligeable. En effet, lors de l’interaction simple Alcoolisation x Isolement social, l’isolement social est bien le critère le plus important, mais l’alcoolisation du demandeur permet de faire la différence entre les deux candidats de même niveau d’isolement et le personnage décrit comme non alcoolisé est prioritaire par rapport à celui qui est alcoolisé. Lors de l’interaction Alcoolisation x Motivation, la motivation est le facteur essentiel, mais l’alcoolisation du demandeur permet de faire un choix entre les deux candidats motivés et la personne décrite comme non alcoolisée est mieux cotée que celle décrite comme alcoolisée. Nous retrouvons des résultats identiques lors des interactions à trois facteurs, où l’alcoolisation du candidat permet systématiquement de faire un choix entre les deux candidats qui se trouvent les mieux placés pour être accueillis en CHRS. Ainsi, s’il n’a pas pu être constaté que le facteur alcoolisation est un des critères principaux, il a été observé qu’il permettait de faire un choix entre deux candidats très bien placés pour être accueillis. D’autre part, les résultats obtenus avec les vignettes uni-factorielles ont mis en lumière que le facteur alcoolisation n’était pas significatif. Ainsi lorsque les travailleurs sociaux ont été confrontés à cette seule information, ils n’ont pas en général réussi à élaborer leur jugement à partir de ce seul critère. Par contre il a été observé qu’ils n’ont rencontré aucune difficulté pour le faire avec les facteurs Motivation, Isolement social et Logement.

L’étude des résultats obtenus avec le facteur Isolement social a montré que ce facteur jouait bien un rôle essentiel dans l’élaboration du jugement, mais que lorsqu’il était en interaction avec le facteur motivation, il n’intervenait que de manière secondaire et pouvait dans de nombreuses fois s’effacer devant la puissance du facteur motivation. Les résultats obtenus avec le facteur Logement soulignent que celui-ci ne prend pas beaucoup d’importance lors de l’élaboration du jugement, alors que dans les cas où il est présenté seul (vignette uni-factorielle), l’écart qui sépare les moyennes des deux modalités est assez important et significatif. L’étude des résultats obtenus avec le facteur Sexe du demandeur permet de mettre en lumière que celui-ci joue un rôle dans le processus de sélection, alors que les CHRS enquêtés étaient des CHRS tout public. Toutefois, lorsque celui-ci est présenté tout seul (vignette uni-factorielle), les écarts observés entre les moyennes des deux modalités ne sont pas significatifs. Ainsi, face à cette seule information, les travailleurs sociaux enquêtés n’ont pas pu se déterminer, alors que si cette information est en interaction avec d’autres, elle permet dans certaines situations de faire un choix entre deux personnages et la femme est en général favorisée par rapport à l’homme.

L’ensemble de ces résultats permet de confirmer totalement nos deux premières hypothèses. Afin de vérifier notre troisième hypothèse (les étudiants modifient au cours de leur formation leur jugement de la nécessité d’aide pour se conformer à celle des professionnels), nous avons introduit trois variables indépendantes. La variable indépendante « activité professionnelle » distingue les étudiants des professionnels en CHRS d’urgence et des professionnels de CHRS d’insertion, la variable indépendante « expérience en CHRS» distingue les étudiants qui n’ont jamais fait un stage en CHRS de ceux qui en ont fait et des professionnels, la variable indépendante « Expérience dans le social » distingue les étudiants de première année de ceux de troisième année et des professionnels.

L’analyse de la variance réalisée entre les étudiants qui n’ont pas fait de stage en CHRS et ceux qui en ont fait, souligne un effet significatif avec l’interaction « Stage en CHRS » x  Alcoolisation. Les résultats montrent que les étudiants qui n’ont pas fait de stage en CHRS donnent des cotations moyennes identiques entre les demandeurs alcoolisés et les demandeurs non alcoolisés, alors que ceux qui ont fait un stage en CHRS émettent un jugement identique à celui des professionnels de CHRS et évaluent plus négativement les personnes décrites comme alcoolisées que les personnes non alcoolisées. Afin de vérifier si cette observation était bien le fait d’avoir réalisé un stage en CHRS et non pas celui de la formation dispensée à l’école, il a été réalisé une MANOVA sur les résultats obtenus entre les étudiants de première année et les étudiants de troisième année qui n’avaient jamais réalisé de stage en CHRS. Il n’a été constaté aucune différence significative entre les jugements émis par ces deux populations. Cette observation permet de faire l’hypothèse que c’est bien avec le stage en CHRS que les changements dans l’élaboration du jugement se sont effectués et non pas seulement du fait de la formation théorique apportée à l’école. Dit autrement, c’est au contact des professionnels de CHRS que les étudiants intègreraient qu’une personne alcoolisée le jour de l’entretien n’a peut-être pas tout à fait sa place dans un CHRS d’insertion. Ainsi, nous pouvons valider notre dernière hypothèse et affirmer que la formation professionnelle et plus particulièrement les stages en CHRS permettent aux étudiants d’émettre un jugement identique à celui des professionnels.

Avec la validation de nos trois hypothèses, il est possible d’affirmer que la motivation du demandeur est le critère principal sur lequel repose le jugement et que dans le cadre d’une mise en concurrence des demandeurs, la personne alcoolisée le jour de l’entretien risque d’avoir des difficultés pour être accueillie en CHRS. Pourtant, l’alcoolisation perçue le jour d’un entretien ne dit pas grand-chose sur la personne, mais son utilisation vient souligner que malgré la formation professionnelle, les valeurs morales attachées aux bons et aux mauvais pauvres sont toujours actives. Ainsi, l’admission en CHRS n’est pas réalisée en fonction de priorités émises par le droit, mais par la perception que se font les travailleurs sociaux de la volonté et les ressources personnelles que laisse percevoir le demandeur. Nous sommes là au cœur d’une révolution du travail social, et nous ne pouvons que faire des parallèles avec ce que peuvent observer différents sociologues qui soulignent que le travail social est passé d’une vision d’un droit social qui protège les plus démunis à un droit contractualisé où le demandeur doit d’abord faire la preuve de sa volonté et/ou de sa capacité à en faire bon usage. En utilisant le critère de motivation, les travailleurs sociaux prennent le risque d’écarter des processus d’insertion les personnes les plus fragiles et celles qui sont rejetées par la société dominante et remettent d’une certaine façon en question les valeurs de justice sociale et d’égalité sur lesquelles se sont construites le travail social.

Suite à la confirmation de nos trois hypothèses, nous souhaitons comprendre comment les travailleurs sociaux intègrent les informations. Dit autrement nous souhaitons mettre en lumière le modèle mathématique par lequel les travailleurs sociaux passent pour élaborer leur jugement. En effet, nous avons vu qu’Anderson NH avait montré que lors de la construction et de l’émission d’un jugement, les personnes utilisaient en général un modèle mathématique simple et qu’il était possible de le découvrir une fois la réponse donnée. Connaître ce modèle mathématique est indispensable si nous souhaitons modéliser le jugement de la nécessité d’aide car c’est de lui que dépend le jugement et qu’il peut être totalement différent avec des informations identiques. Compte tenu des travaux d’Anderson sur la formation d’impression et du peu d’interaction observée, nous pouvons émettre l’hypothèse que les travailleurs sociaux élaborent leur jugement sur un modèle de la moyenne. Notre dernière enquête portera donc sur la recherche de ce modèle d’intégration des informations.