4. Discussion

Cette dernière enquête avait pour objectif de mieux comprendre comment les travailleurs sociaux élaboraient leur jugement de la nécessité d’aide lorsqu’ils étaient confrontés à trois facteurs de trois degrés différents et de tenter de découvrir le modèle d’intégration algébrique qu’ils utilisent pour élaborer leur jugement. Nous avions émis les deux hypothèses suivantes:

Pour vérifier ces deux hypothèses, nous avons utilisé la théorie fonctionnelle de la cognition (Anderson 1981,1996) et plus particulièrement la méthode de la mesure fonctionnelle qui lui est associée. Pour cette étude, il a été retenu trois facteurs « Motivation », « Alcoolisation » et « Type d’hébergement » auxquels ont été attribués trois degrés différents. Pour le facteur « Motivation » ont été retenus les degrés suivants : « N’est pas motivé », est « Moyennement motivé », est « Très motivé » ; pour le facteur « Alcoolisation » les degrés : « Est alcoolisé », « Semble alcoolisé », « N’est pas alcoolisé » et pour le facteur « logement », les degrés : « Est logé chez un tiers », est en « CHRS de stabilisation », « Est à la rue ». L’outil de recherche était composé de carnets dans lesquels étaient présentées des situations fictives qui ont été construites à l’aide de ces facteurs et leurs trois degrés correspondants. Les travailleurs sociaux devaient donner leur avis sur l’admission en CHRS d’insertion pour chacun des personnages fictifs. Les réponses se faisaient pour chaque vignette sur une échelle non graduée de 200mm.

Les résultats montrent clairement que la motivation du demandeur est le critère le plus important face au type d’hébergement du demandeur, ou à son niveau d’alcoolisation le jour de l’entretien. L’étude de l’interaction triple Alcoolisation x Motivation x Logement a permis de montrer que les personnages fictifs décrits comme motivés obtenaient systématiquement les meilleurs cotations et ceci quelle que soit leur situation face au logement ou la perception ou non d’une alcoolisation le jour de l’entretien. Ainsi, une personne qui vit chez un tiers, qui est alcoolisée et qui est très motivée, a plus de chance d’intégrer un CHRS qu’une personne qui vit à la rue, qui est alcoolisée et qui est moyennement motivée. La motivation est donc le critère principal sur lequel les travailleurs sociaux se sont appuyés pour élaborer leur jugement.

La MANOVA réalisée sur ces données a montré que le critère « Logement » n’était pas significatif, ce qui permet d’affirmer que les travailleurs sociaux de notre échantillon n’ont pas utilisé ce facteur lors de l’évaluation. Par contre, lorsque nous réalisons l’étude des vignettes qui ne comportent que l’information sur le logement (vignette unifactorielle), les résultats sont différents. En effet, le critère « logement » est dans ce cas significatif et les moyennes obtenues sont assez élevées. En étudiant les résultats du questionnaire post expérimental sur l’utilité perçue des différentes informations, il a été constaté que celles correspondant au type de logement sont considérées par les travailleurs sociaux de notre échantillon comme avoir été très utiles pour élaborer leur jugement. Les résultats obtenus avec le critère « Alcoolisation », montrent que de manière systématique les personnes non alcoolisées obtiennent une cotation plus élevée que les personnes décrites comme « Semble alcoolisée » et « Est alcoolisée ».

Nous avons ensuite voulu vérifier si l’ancienneté, le sexe du travailleur social, ou l’expérience en CHRS avaient un effet significatif sur l’utilisation des informations. Il n’a été observé qu’un seul effet significatif avec la VI « Sexe du Travailleur social ». L’étude des résultats attachés à cette variable indépendante met en lumière que les hommes sont plus favorables aux demandeurs qui sont hébergés en CHRS de stabilisation, alors que les femmes sont plus favorables aux personnes qui vivent à la rue. Nous obtenons sensiblement les mêmes observations lorsque nous réalisons l’étude avec les vignettes unifactorielles. Ces résultats nous amènent à rejeter notre deuxième hypothèse et à pouvoir dire que les étudiants ne modifient pas leur jugement de la nécessité d’aide pendant la formation professionnelle. Il est donc possible de dire que la formation professionnelle, l’expérience ou non en CHRS et l’ancienneté dans le travail social n’ont pas permis de modifier l’évaluation de la nécessité d’aider.

Pour terminer, nous avons voulu rechercher le modèle d’intégration utilisé par l’ensemble de notre échantillon. Les résultats ont permis d’en déduire que notre échantillon de travailleurs sociaux utilise une équation sous la forme d’une moyenne non-équipondérée. Cette dernière nous permet de comprendre que pour qu’une personne soit admise en CHRS, le travailleur social n’a pas particulièrement intérêt d’apporter à la commission beaucoup d’informations, mais doit faire un tri et choisir les informations les plus pertinentes. En effet, si l’équation s’écrivait sous la forme d’addition ou de multiplication, chaque information pourraient apporter un poids supplémentaire. Dans le cas de la moyenne et d’autant plus si elle est pondérée, il est préférable de choisir les bonnes informations comme celle de la motivation.

L’utilisation de la motivation peut avoir comme conséquence de repousser certaines personnes qui n’arrivent pas à montrer suffisamment leur motivation ou de considérer une personne moyennement motivée, non en fonction d’une évaluation reposant sur des faits, mais à partir de stéréotypes attachés à certains groupes. L’expérimentation de Lepoultier (1987) montre comment les individus décrivent les personnages d’une vidéo non en fonction de ce qu’ils voient, mais en fonction de ce qu’ils croient voir. Nous pouvons faire un parallèle et penser que les travailleurs sociaux verront une motivation plus importante chez certaines catégories de personnes que chez d’autres et ceci en fonction des stéréotypes construits et partagés au sein de la profession. Reposer la sélection sur ce critère, c’est prendre un risque important d’utiliser des stéréotypes et des jugements moraux pour évaluer cette motivation.

D’autre part, alors que les personnes enquêtées pensent que l’information sur le type de l’hébergement du demandeur est importante pour élaborer leur jugement et que lorsqu’ils sont confrontés à cette seule information ils répondent dans le même sens, nous constatons que lorsque cette information est en interaction avec les autres, les travailleurs sociaux ne tiennent plus compte de ce facteur et s’appuient essentiellement sur les critères de motivation et d’alcoolisation pour élaborer leur jugement. Ainsi, alors que les travailleurs sociaux sont persuadés d’utiliser le critère logement, cette enquête montre clairement que ce critère est loin d’être déterminant dans les prises de décision, et qu’il est même pratiquement inutilisé. Ainsi, nous pouvons supposer qu’ils ne sont pas conscients de la manière dont ils élaborent leur jugement de la nécessité d’aide et qu’ils s’appuient davantage sur des informations subjectives ou interprétables que sur des informations décrivant la situation sociale de la personne.

Ces résultats nous permettent de comprendre comment l’effet Matthieu mis en lumière par Damon (2002) peut se mettre en place dans le travail social et comment les travailleurs sociaux peuvent participer au processus d’exclusion des plus démunis alors qu’ils ont pour mission de lutter contre ce processus. C’est cette thèse que nous allons développer dans notre conclusion générale.