3. Le renouveau des images portatives mariales d’Occident : XIIIe et XIVe siècles

L’un des objectifs de cette approche analytique est de déterminer le rôle des anciens types picturaux dans la formation du modèle du tableau d’autel (notamment de la pala italienne) et des tableaux mobiles de dévotion, y compris des tableaux-reliquaires148. Il s’avère que la peinture sur panneau est introduite, dans un premier temps, pour décorer l’antependium (le devant d’autel)149. En revanche, le XIIIe siècle voit le développement du retable (du lat. tabula de retro ou retro tabulam, derrière l’autel)150. Pourtant, la désignation retabulum attribuée aux panneaux posés sur la mensa 151 apparaît déjà en 1094, comme l’a remarqué Jacques Bousquet152. Dans ce contexte, Caillet ne limite pas ses recherches à l’aire de la Péninsule, mais insiste sur une longue genèse de la formule de retable, à partir des temps carolingiens153. On devrait à ce propos tenir compte des panneaux figuratifs élaborés en divers matériaux comme la pierre (un retable fixe), les métaux précieux (or, argent, cuivre – repoussés et émaillés) ou enfin le bois (peint ou sculpté)154. Nous prêtons ici attention aux éléments de la structure et à la décoration des retables mobiles ; ceux-ci présentés sur l’autel à l’occasion des fêtes solennelles et des offices particuliers155.

Peut-on admettre que l’essor des retables d’autel ait entraîné l’accroissement de petits retables domestiques et des tableaux portatifs, ou bien au contraire ? Ne faudrait-il pas prendre, toujours et tout d’abord, en considération l’influence directe du modèle d’icône peinte sur bois que l’on accrochait sur le mur ou plaçait sur la table même de l’autel ? Or, l’arrivée de l’icône en Occident aurait été le facteur qui amena à l’adoption du tableau de piété individuelle sur la péninsule italienne dès la fin du XIIe siècle, ce dont parle notamment Bacci156. Parallèlement, on voit se répandre la création du tableau d’autel, tel ladite pala – retable à panneau unique qui prend en Europe, au cours des siècles suivants, la forme d’armoire comme un triptyque ou bien un polyptyque peint et sculpté157. Notons cependant, après Jean-Pierre Caillet, que l’évolution du retable médiéval connut des cheminements distincts, résultant autant du type de support matériel que de la technique artistique à partir desquels il était élaboré (en tant qu’œuvre d’orfèvrerie, sculpture ou bien comme une peinture sur bois)158.

La question du renouveau de la peinture d’Occident ayant été soulevée, nous allons brièvement l’aborder sous l’angle historique, et par rapport à la causalité sociologique. D’abord, il importe de s’attarder sur des conséquences de l’invasion de la Méditerranée orientale par les Vénitiens et les Latins159. L’attrait pour l’Orient, dépendant tantôt d’intérêts politiques ou mercantiles, tantôt de sentiments religieux était à l’origine de la conquête du Levant (et donc de la Terre Sainte). Cela conduisit à l’intensification du commerce160, à l’afflux des artistes (ou artisans, du lat. artifex, opifex 161) et au transfert des œuvres vers l’Europe162. En réalité, l’élargissement des contacts avec le monde grec stimule, entre le XIIe et le XIVe siècle, la floraison de l’art occidental163. L’importation des icônes, l’apprentissage des peintres occidentaux acquis en Terre Sainte, de même que l’arrivée des artistes byzantins semblent alors avoir un impact essentiel sur la création des retables peints et sur l’expansion des tableaux dévotionnels164. Nous allons parler de l’influence que l’icône exerça sur la peinture médiévale, celle-ci étant comprise comme un moyen de présentification du sacré. C’est l’icône qui joue, selon Daniel Sahas, un rôle intégrateur entre le sacré et l’art, lui-même 165 . Introduite dans le monde latin elle constitue, ce que constate en dernier lieu Belting, la branche principale, sinon unique, de la peinture sur bois en Europe pendant presque un millénaire 166.

Remarquons enfin que le XIIIe siècle est un des moments charnières du développement des sociétés d’Occident167. L’épanouissement des villes et avec elles la naissance d’une nouvelle classe sociale, comme les intellectuels ; le rôle croissant de l’Église latine, l’apparition de nouveaux ordres et de grands théologiens, tous ces facteurs favorisent l’émergence d’une nouvelle mentalité chrétienne, et dans ce contexte la multiplication des objets servant la piété168. De la sorte, la production des tableaux portatifs, inspirés des icônes, s’inscrit véritablement dans la peinture italienne à partir duDuecento, et par conséquent dans l’art médiéval européen durant les deux siècles suivant.

Notes
148.

Voir infra § 3.3.1.

149.

Cf. V. FUCHS, Das Altarensemble : eine Analyse des Kompositcharakters früh- und hochmittelalterlicher Altarausstattung, Weimar 1999, passim ; J.-P. CAILLET, L’image cultuelle sur l’autel et le positionnement du célébrant (IX e -XIV e siècle), „Hortus Artium Medievalium”, 11 : 2005, p. 139-147 ; Id., De l’antependium au retable : la contribution des orfèvres et émailleurs d’Occident, „Cahiers de Civilisation Médiévale”, 49 : 2006, p. 3-20 ; En dernier lieu, voir BASCHET 2008, p. 12.

150.

Voir C. RESSORT et al., Retables italiens du XIII e au XV e siècle, (Musée du Louvre. Les dossiers du département des peintures, 16) Paris 1978 ; D. RUSSO, « Altarpiece, retable » (dans :) Encyclopedia of the Middle Ages, (dir.) A. Vauchez, (éd.) 2001, p. 48 s. (éd. fr., Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, Paris 1997) ; BASCHET, loc. cit.

151.

La table d’autel « mensa » est « la table sur laquelle se fait la consécration » : d’après Guillaume DURAND, Rational des divins offices ( Rationale divinorum officiorum, nunc recens utilissimis ad notationibus illustratum ), 1284, livr. 1, chap. 6, 32. (éd. lat.) 1676, p. 29, (éd. fr.) 1854, t. 1, p. 95-97. Voir D. DURET, Mobilier, vases, objets et vêtements liturgiques. É tude historique . Paris 1932, p. 8 ; J. PERRIN, L’autel : fonctions, formes et éléments, „In situ”, 1 : 2001, notes n° 140-144.

152.

J. BOUSQUET, Des antependiums aux retables. Le problème du décor des autels et de son emplacement, „Cahiers de St-Michel de Cuxa”, 13 : 1982, p. 201-232.

153.

CAILLET, loc. cit.

154.

Cf. E.-E. VIOLLET-LE-DUC, Dictionnaire raisonné du mobilier français de l’époque carlovingienne à la Renaissance, Paris 1868, p. 232 ss. ; L. RÉAU, Dictionnaire polyglotte des termes d’art et d’archéologie, Paris 1953, vol. I, p. 232 ; Voir M. OTTO-MICHAŁOWSKA, Gotyckie malarstwo tablicowe w Polsce, Warszawa 1982, p. 6.

155.

Cf. G. FREULER et C. DUPEUX (dans :) Dupeux, Jezler, Wirth 2001, p. 147, 217.

156.

M. BACCI, Pisa e l’icona, (dans :) M. Burresi, A. Caleca (éd.), Cimabue a Pisa : la pittura pisana del Duecento da Giunta a Giotto, (cat. de l’expo.) Pisa, Museo nazionale di San Matteo lungarno Mediceo, 25 marzo - 25 giugno 2005, Pisa 2005, p. 59.

157.

Cf. M. BOSKOVITS, Appunti per una storia della tavola d’altare : le origini, AC,80 : 1992, p. 422-438 ; M. LACLOTTE, Ch. CLÉMENT (éd.), Polyptyques : le tableau multiple du Moyen Âge au vingtième siècle, (cat. de l’expo.) Paris, Musée du Louvre, 27 mars - 23 juillet 1990, Paris 1990 ; Les premiers retables (XII e début du XV e siècle) - Une mise en scène du sacré, (cat. de l’expo.) Paris Musée du Louvre, du 10 avril 2009 au 6 juillet 2009, commissaire P.-Y. Le Pogam.

158.

CAILLET 2006, p. 20.

159.

Voir infra § 3.1.

160.

Cf. G.-B. DEPPING, Histoire du commerce entre le Levant et l’Europe depuis les croisades jusqu’à la fondation des colonies d’Amerique, Paris 1830 (2009), t. I, p. 14, 89 ss.

161.

Voir J.-F. BOINVILLIERS, Dictionnaire des commençants, latin-français, Paris 1846, p. 24, 177 ; A. ERNOUT, A. MEILLET, J. ANDRÉ, Dictionnaire étymologique de la langue latine : histoire des mots, Paris 1985, p. 48, 172.

162.

Voir infra § 3.2.

163.

W. KOEHLER, Byzantine Art in the West , DOP, 1/1 : 1941, p. 63-87 ; H.-E. BARNES, A Survey of Western Civilization, New York 1947, p. 257 ; KITZINGER 1966, p. 25-47 ; G.-A. MANSUELLI, Les Civilisations de l’Europe ancienne, Paris 1967, p. 358 s. ; O. DEMUS, Byzantine Art and the West, New York 1970 ; C.-R. DODWELL, Painting in Europe : 800 to 1200, London 1971, p. 177 ; D.-J. GEANAKOPLOS, Byzantine East and Latine West : two worlds of christendom in Middle Ages and Renaissance. Studies in ecclesiastical and cultural history, Hamden 1976, p. 46 ; C.-R. DODWELL, The pictorial arts of the West, 800-1200, London 1993, p. 433 ; Byzance et le monde extérieur : contacts, relations, échanges, Actes de trois séances du XXe Congrès international des Études byzantines, Paris, 19-25 août 2001, sous la direction de M. Balard, E. Malamut, J.-M. Spieser, Paris 2005.

164.

H. BELTING, Die Reaktion der Kunst des 13. Jahrhunderts auf den Import von Reliquien und Ikonen, (dans :) Il medio Oriente e l Occidente nell arte del XIII secolo, Atti del XXIV Congresso Internazionale della Storia dell’Arte, Bologna 1979 (1982), p. 35-53 ; K. WEITZMANN, Crusader Icons and Maniera Greca, (dans :) I. Hutter, (éd.), Byzanz und der Westen. Studien zur Kunst der europäischen Mittelalters, Wien 1984, p. 143-170.

165.

D. SAHAS, Icône et anthropologie chrétienne. La pensée de Nicée II (dans :) F. Boespflug, N. Lossky (éd.), Nicée II, 787-1987. Douze siècles d’images religieuses, Actes du colloque international Nicée II, tenu au Collège de France, Paris les 2, 3, 4 octobre 1986, Paris 1987, p. 438.

166.

BELTING 1998, p. 40.

167.

Voir (dans :) H. PIRENNE, G. COHEN, H. FOCILLON, La civilisation occidentale au moyen âge du XI e au milieu du XV e siècle, Paris 1933, passim ; L. DUBIEF, Europe médiévale (XIII e -XV e siècle), Lausanne 1967, passim ; J. LE GOFF, Les intellectuels au Moyen Âge, Paris 1985 (2000), p. 73 ss., passim ; Id., La Civilisation de l’Occident médiéval, Paris 1997, passim ; A.-J. GOUREVITCH, La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, Paris 1997, passim.

168.

Selon J. BASCHET l’expansion des images relève non seulement de la « dynamique générale » des sociétés d’Occident, mais aussi de la position dominante de l’Église. Ainsi, l’image est devenue l’un des « éléments constitutifs du système ecclésial ». Voir BASCHET 2008, p. 14.