3.1. Venise – le point de rencontre entre l’Orient et l’Occident

Attachée dès sa naissance à l’Empire byzantin, Venise fut un des principaux intermédiaires qui assuraient la communication entre l’Orient et le monde occidental pendant un temps relativement long, en particulier du IXe jusqu’au début du XIIIe siècle169. Ces relations se font plus étroites à la fin du XIe siècle ; en 1082 la ville a obtenu un quartier de Constantinople et la liberté de commercer avec la plupart des ports de l’Empire170. En tant que lieu d’embarquement des voyageurs en route vers le Levant, Venise est devenue le point de confluence des traditions chrétiennes, grecque et latine171. Des échanges culturels étaient donc stimulés par les va-et-vient tant des ambassadeurs ou des fidèles partis en pèlerinage, que des marchands qui se dirigeaient vers l’Orient pour faire du négoce d’objets parfois assez surprenants, comme des reliques172. En outre, la circulation des navires dans le bassin de la lagune vénitienne assurait le transit non seulement des produits de consommation, mais aussi des objets de l’art byzantin, notamment des icônes, des orfèvreries et des miniatures173. La marchandise était, bien sûr, acheminée vers d’autres villes italiennes, comme Pavie ou Rome174. Sinon, elle était réceptionnée dans des entrepôts allemands, hongrois ou bohémiens, et envoyée sur des territoires du Nord175. Quant à la ville de Venise, elle-même devint un endroit remarquable où s’accumulèrent divers objets d’origine orientale. On y transférait des reliques enchâssées dans des reliquaires de différentes formes et d’autres mobiliers liturgiques, y compris des images sacrées176. Signalons ici que posséder de telles images était censé apporter une sorte de protection supranaturelle, et de plus un prestige certain pour la société locale. Ainsi, la basilique de Saint-Marc contenait de riches objets d’art et des décorations byzantines177. Certaines œuvres avaient été commandées auprès des artistes grecs, d’autres y arrivèrent par l’intermédiaire des ambassadeurs, ou furent prises en butin au cours des pillages des territoires orientaux au début du XIIIe siècle178.

C’est à la suite d’une bataille, en 1203, que les Vénitiens rapportèrent une icône mariale, dite Nicopeia (Victorieuse)179 . Elle fut placée à Saint-Marc et passa à Venise pour une image authentique peinte par saint Luc (fig. 13)180. Cette représentation, datée entre le XIe et le XIIe siècle, était honorée en tant que patronne et protectrice de la ville181. Or, remarquons ici que l’encadrement du tableau contient des éléments analogues à la facture des tableaux-reliquaires conservés en Europe, sujet principal de cette étude. On peut évoquer, dans ce contexte, l’exemple moins tardif du tableau-reliquaire des Météores et le diptyque de Cuenca, sur lesquels nous reviendrons ; où les figurations de saints, accompagnées des cavités à reliques, entourent la représentation principale182. Ladite Vierge à l’EnfantNicopeia, est également enchâssée dans le cadre qui comporte des représentations picturales de saints (en pied ou à mi-corps) en alternance avec des incrustations de pierres précieuses. Un tel schéma d’encadrement, typiquement byzantin, est repris dans des interprétations de la peinture italienne du Duecento 183, et aux environs de 1400 dans la peinture tchèque184.

En réalité, l’essor artistique de Venise interfère avec le byzantinisme, dont nous allons parler un peu plus loin185, qui stimule sa créativité tout au long du Moyen Âge, et jusqu’à l’époque moderne186. Les Vénitiens, dans un premier temps protégés de Byzance, puis ses protecteurs et ses alliés, enfin ses rivaux et ses maîtres – ce que remarque Bettini187, avaient une vraie prédilection pour la culture orientale, et c’est elle qui devint la première source de leur inspiration188. Il en va de même pour certains rites religieux, tels que le culte liturgique des reliques, la création des confréries, l’exposition des images saintes aux pèlerins en procession et leur usage au cours des offices, pratiques similaires aux pratiques byzantines189. En fin de compte, Venise était un lieu important de l’échange culturel entre Byzance, les pays transalpins et l’Europe du Centre-Est. Mais, c’est la pénétration du monde oriental par les Croisés qui va provoquer, en effet, l’expansion des peintures cultuelles dans l’art européen médiéval190.

Notes
169.

A. RAMBAUD, Empire grec au dixième siècle. Constantin Porphyrogénète, Paris 1870 (2001), p. 441 s. ; M.-E. MARTIN, T he venetians in the Byzantine Empire before 1204, „Byzantinische Forschungen”, XIII : 1988, p. 201-214 ; S. BETTINI, Venise : naissance d’une ville, Paris 2006, p. 141 s.

170.

DEPPING, op. cit., p. 150 ; BETTINI, loc. cit.

171.

BETTINI, op. cit., p. 142.

172.

Cf. entre autres J. GUIRAUD, Le commerce des reliques au commencement du IX e siècle, (dans :) Mélanges G.B. Rossi, Paris 1892, p. 79-95 ; P.-J. GEARY, Le vol des reliques au Moyen Âge. Furta Sacra, Paris 1993, p. 72-90.

173.

BETTINI, op. cit., p. 143.

174.

Ibid., p. 140.

175.

Ibid.

176.

Ibid, p. 253 ss.

177.

A. PASINI, Il tesoro di San Marco in Venezia, Venezia 1885-1887 ; R.-H. HAHNLOSER, Il Tesoro di San Marco. Il tesoro e il museo, Firenze 1971 ; R. CASSANELLI, Furti d’arte. Il Tesoro di San Marco de Bisanzio a Venezia, (dans :) R. Cassanelli (éd.), Il Mediterraneo e l’Arte nel Medioevo, Milano 2000, p. 219-235.

178.

BELTING 1998, p. 262 s.

179.

Voir Ch. BAYET, L’art Byzantin, Paris 1883, p. 149 ; G. MUSOLINO, Culto Mariano, (dans :) S. Tramontin (dir.), Culto dei santi a Venezia, Venezia 1965, p. 245-246 ; A. RIZZI, Un’icona costanti-
nopolitana del XII secolo a Venezia : La Madonna Nicopeia
, „Θησαυρίσματα” („Thesaurismata”), 17 : 1980, p. 290-306 ; H. BELTING, Das Bild und sein Publikum im Mittelalter. Form und Funktion früher Bildtafeln der Passion, Berlin 1981, p. 42, note n° 31 ; Idem 1990, p. 14, 229, 315 ; J.-S. LANGDON (éd.), To Hellenikon : studies in honor of Speros Vryonis Jr., New Rochelle N.Y. 1993, p. 49, 55 s. ; A. WEYL CARR, The Mother of God in Public, (dans :) Vassilaki, op. cit., p. 331, ill. 208, p. 334 ; J. HARRIS, Constantinople : Capital of Byzantium, London 2007, p. 42.

180.

BELTING, loc. cit.

181.

Ibid. Cf. réf. biblio. supra note n° 140.

182.

Catalogue :II, n° 1-2.

183.

Cf. V.-M. SCHMIDT (éd.), Italian Panel Painting of the Duecento and Trecento, Actes du colloque de l’Instituto Universitario Olandese di Storia dell’Arte, Florence, 5 - 6 juin 1998, National Gallery of Art, Washington, 16 octobre 1998, Washington 2002, passim.

184.

Chap. V, § 4.

185.

Cf. infra § 3.3.1.c), § 5.

186.

P. POIRIER, La peinture vénitienne, Paris 1953, p. 21, 289 ; M. BRION, La grande aventure de la peinture religieuse : le sacré et sa représentation, Paris 1968, p. 67 ; Venezia e il Levante fino al secolo XV, Actes du colloque international, Fondazione Giorgio Cini, Venezia 1 - 5 giugno 1968, (dir.) A. Pertusi, Firenze 1973-1974.

187.

BETTINI, op. cit., p. 142.

188.

Ibid., p. 252 s.

189.

Cf. P. MOLMENTI, La vie privée à Venise depuis les premiers temps jusqu’à la chute de la république, Venise 1882, p. 82 ; F. THIRIET, Histoire de Venise, Paris 1952, p. 91 ; R. JANIN, Les processions religieuses à Byzance, „Revue des Études Byzantines”,24 : 1966, p. 69-88 ; L. SBRIZIOLO, Les confraternite veneziane di devozione, „Rivista di Storia della Chiesa in Italia”, 21 : 1967, p. 167-197 ; J. PARGOIRE, L’Église byzantine de 527 à 847, New York 1971, p. 73 s. ; V. KRAVARI,
J. LEFORT, C. MORRISSON (éd.), Hommes et richesses dans l’empire byzantin, VIIIe-XVe siècles, Paris 1991, vol. II, p. 155 ss. ; E. CROUZET-PAVAN, « Sopra le acque salse » : espaces, pouvoir et socitété à Venise à la fin du Moyen Âge, Paris 1991, p. 548 ; BELTING 1998, p. 276 ; H. MARTIN, Mentalités médiévales : XI e -XV e siècle, Paris 1998, p. 42 ; H.-D. SAFFREY, Humanisme et imagerie aux XV e et XVI e siècles : études iconologiques et bibliographiques, Paris 2003, p. 41 ; J.-C. CHEYNET (éd.), Le monde byzantin. L’empire byzantin : 641-1204, Paris 2006, t. II, p. 268 s., 328.

190.

BETTINI, op. cit., p. 253.