3.2. Le rôle des Croisés dans les relations avec l’Orient

Le déploiement de la culture byzantine vers l’Europe semble relever, en particulier, des changements socioculturels initiés par des événements qui eurent lieu pendant le XIe siècle. D’abord, le nombre des pèlerins en Terre Sainte augmenta de manière considérable après la conversion de la Hongrie au christianisme191. Ensuite, la reconquête byzantine des Balkans suscita, signale Steven Runciman, l’ouverture d’une voie plus facile à partir de l’Allemagne vers l’Orient192. Mais, l’attrait pour les lieux saints fut réveillé chez les Occidentaux, plus que jamais, au cours des croisades. L’an 1095, où le pape Urbain II appelle les chrétiens d’Occident à sauver Jérusalem, est l’une des dates significatives193. Aussitôt les Croisés, installés sur les territoires orientaux, répandent leur activité dans divers domaines. La circulation des voyageurs entre l’Orient et l’Occident causa l’intensification des relations commerciales et le renforcement des échanges sur le plan culturel194.

Les événements décisifs, provoquant l’importation massive des objets d’art religieux sur les territoires d’Europe, surviennent dès le début du XIIIe siècle. En 1204 les Latins et les Vénitiens ayant brisé l’unité byzantine, on érigea l’Empire latin – un état éphémère qui dura jusqu’en 1261 ; la fin définitive des États latins eut lieu en 1291, après la chute d’Antioche et de Saint-Jean-d’Acre195. En conséquence, le monde oriental fut exposé, pendant ce temps-là, aux invasions incessantes des Occidentaux196. Après la prise de Constantinople, les Croisés effectuèrent un pillage surprenant de la ville197. Cela fut apparemment un des principaux facteurs de l’évolution de l’art européen médiéval198. Un grand nombre de toutes sortes d’objets dévotionnels, comme divers types de reliquaires, d’ustensiles liturgiques et de panneaux portatifs furent rapportés en Europe après ce saccage199. L’afflux important des icônes incita dès lors à la production des images similaires en Italie200. D’après Runciman, le fait que les Italiens émerveillés par la culture byzantine aient continué à s’approprier ses œuvres d’art se faisait au profit de l’Italie, elle-même201. Effectivement, on ne peut pas contester que la peinture italienne doive beaucoup à Byzance.

Kurt Weitzmann a pourtant constaté que peu d’originaux furent importés directement sur la Péninsule. Il semble que leur style se soit plutôt transmis par l’intermédiaire de leurs répliques202. De fait, la plupart des représentations dites à la maniera graeca répandues dans le monde occidental sont considérées comme des créations d’artistes européens – dans un premier temps de ceux qui voyagèrent en Terre Sainte –, imitant le vocabulaire formel de la peinture d’icônes203. L’apport des ateliers que les Croisés possédaient au Royaume de Jérusalem ne doit pas dans ce cas être omis204. Weitzmann démontre que les créateurs de différentes nationalités et formations travaillaient ensemble reproduisant, de manière la plus stricte possible, les modèles byzantins205. Notons également, à propos de la transmission de tels modèles, qu’il existait des rapports entre la peinture sur panneau et les miniatures, car d’après ce chercheur les ateliers de peintres collaboraient avec les scriptoria de Jérusalem et d’Acre206. Par conséquent, on prend en considération la diffusion des principaux schémas iconographiques par l’intermédiaire de manuscrits byzantins ou de livres-modèles207, dont témoigneraient par exemple deux miniatures présentées ci-dessous (fig. 15 a-b)208.

Les icônes créées par les Croisés étaient, en règle générale, destinées aux églises de Jérusalem, sinon à d’autres villes en Palestine et en Syrie dont les Occidentaux s’étaient emparés209. Après la chute d’Acre, certaines peintures furent transportées à Chypre, où la production artistique continuait à prospérer210. Des icônes remarquables, confectionnées par des Croisés de Jérusalem et d’Acre, sont actuellement conservées dans le monastère de Sainte-Catherine du Mont Sinaï. Weitzmann présume que nombre d’entre elles furent peintes d’après les modèles byzantins, par des artistes français et vénitiens211. Cette hypothèse paraît fort probable, surtout du point de vue de l’analyse stylistique qu’il avait proposée.

Mais avant tout, nous devons nous concentrer sur la présence des icônes mariales dans la peinture italienne. On ne dispose pas d’exemples aussi nombreux et importants dans l’art médiéval français. Ce type d’image ne s’était pas pour autant répandu en France, qui conserve vraiment peu de tableaux à caractère byzantin212. De ce fait, nous établissons l’étude comparative des œuvres similaires italiennes et de celles qui sont connues dans l’art gothique des Slaves occidentaux, surtout en Bohême et en Pologne213. On y observe le processus de transformation de l’ancien type oriental en sa nouvelle interprétation, élaborée dans la peinture européenne entre le Duecento italien et le XVe siècle au nord des Alpes. Les modèles picturaux apportés à l’époque des croisades seraient donc à l’origine des images de dévotion popularisées en Europe jusqu’au bas Moyen Âge.

Pour résumer notre propos sur la présence des Occidentaux en Orient, surtout au XIIIe siècle, les artistes italiens formaient un groupe important parmi les Croisés. D’ailleurs, il n’est pas négligeable de rappeler ici que les grandes puissances maritimes telles Pise, Gênes et bien sûr Venise avaient leurs représentants au Royaume latin214. Or, la République de Venise gardait un contact vraiment étroit avec le monde byzantin et sa culture, dont nous avons parlé plus haut215. Cette influence orientale est également bien visible dans l’art toscan, spécialement pour ce qui est des peintures mariales sur panneau216. La raison en est qu’on ne peut pas omettre le rôle que détenaient des peintres croisés dans le déploiement des formes artistiques byzantines sur les territoires européens217.

Il est intéressant de faire remarquer que l’effigie mariale du diptyque du monastère de Sainte-Catherine du Mont Sinaï (fig. 16) est reliée, dans la littérature spécialisée, avec un tableau-reliquaire conservé en Pologne et avec une autre image provenant de Bohême, auxquels nous allons revenir plus loin218. Le panneau du Sinaï, originaire de Chypre, est attribué à un artiste vénitien travaillant en Terre Sainte, à Jérusalem219. Cette Vierge à l’Enfant serait une réplique de la fameuse image chypriote du monastère de Kykkos (gr. Ιερά Μονή Κύκκου), un des portraits estimés authentiques et attribués à saint Luc – voilé depuis au moins sept siècles, l’analyse comparative est limitée, voire impossible220. On dispose ainsi d’un exemple appréciable qui témoigne de la transmission du schéma pictural de l’Orient vers l’Europe, vraisemblablement par l’entremise des Croisés. L’étude de Marie-Madeleine Gauthier et celle d’Hans Belting, concernant l’apport oriental au développement artistique de l’Occident désignent l’une et l’autre le XIIIe siècle comme le moment significatif d’importation des icônes et de différents reliquaires221.Il est possible que le modèle d’image – icône incrustée de reliques ait été connu grâce aux Croisés. Leur activité marquante dans le transfert des objets dévotionnels permet de présumer que les tableaux-reliquaires en faisaient aussi partie. Certains exemples présentés par Dagmar Preising pourraient, du reste, confirmer cette hypothèse222. Néanmoins, d’après notre corpus d’œuvres, les reliquaires mariaux (ceux en forme de petits retables peints, encadrés de reliques) ne se seraient répandus en Europe qu’à partir des premières décennies du XIVe siècle223. Ce fait semble être lié à l’essor d’un nouvel élément du décor ecclésial, tel que le retable peint (it. pala), ainsi qu’à l’expansion des tableaux portatifs de dévotion individuelle.

Notes
191.

Voir F. MICHEAU, Les itinéraires maritimes et continentaux des pèlerinages vers Jérusalem, (dans :) L’Orient et l’Occident au X e siècle, Actes du IXe congrès de la société des médiévistes de l’enseignement supérieur, Paris 1979, p. 79-104 ; J. RICHARD, Le pouvoir franc en Méditerranée orientale, (dans :)I. Malkin(éd.), La France et la Méditerranée : vingt-sept siècles d’interdépen-
dance
, Leiden 1990, p. 79 ; B. ROMHÁNYI, L’implantation du christianisme en Hongrie aux X e et XI e siècles, (dans :) ESTMA III : actes du IIIe Colloque européen des professeurs d’archéologie médiévale, Université de Caen, Centre Michel de Boüard, CRAM, 11-15 septembre 1996, Caen 1999, p. 159-164.

192.

S. RUNCIMAN, Byzance et la civilisation occidentale, (dans :) L’Art Byzantin - Art Européen, op. cit., p. 72 s.

193.

Voir entre autres M. BALARD, Les croisades, Paris 1988 ; J. HEERS, La première croisade. Libérer Jérusalem : 1095-1107, Paris 1995 ; Foucher de Chartres, Histoire de la croisade : le récit d’un témoin de la première croisade 1095-1106, présentation de J. Ménard, Paris 2001 ; C. LEBÉDEL, Les croisades – Origines et conséquences, Rennes 2004 ; A. DEMURGER, Croisades et croisées au Moyen-Âge, Paris 2006.

194.

Voir J. DURAND, Les croisades, „Dossier de l’Art”, 116 : 2005, p. 11 ss.

195.

D.-E. QUELLER, The Fourth Crusade : the Conquest of Constantinople, 1201–1204, Philadelphia 1997 ; J. RICHARD, The Crusades, c.1071-c.1291, Cambridg 1999 ; P. MERIENNE, Atlas mondial du Moyen Âge, Rennes 2001, p. 18 et s. ; J. CHÉLINI, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Paris 1991 (2003), p. 454 et ss. ; M. ANGOLD, The fourth crusade : event and context, New York-Paris 2003 ; G. ORTALLI, G. RAVEGNANI, P. SCHREINER, Quarta crociata : Venezia, Bisanzio, impero latino, Venezia (Istituto veneto di scienze, lettere ed arti) 2006.

196.

Voir Z. HUNYADI, J. LASZLOVSZKY (éd.), The Crusades and the Military Orders : Expanding the Frontiers of Medieval Latin Christianity  ; in memoriam Sir Steven Runciman (1903-2000), Budapest 2001, passim ; F. MENANT, L’Italie des communes 1100-1350, Paris 2005, passim ; M. BALARD, Les Latins en Orient, X e -XV e siècle, Paris 2006, passim.

197.

F. GABRIELI, Chroniques arabes des Croisades, Paris 1977, p. 396 ; A. PAUPHILET, E. POGNON (éd.), Historiens et chroniqueurs du Moyen Âge : Robert de Clari, Villehardouin, Joinville, Froissart, Commynes, Paris 1979, p. 13 ; A. GUILLOU, La Civilisation byzantine, Paris 1990, p. 26, 122 ; Byzance en Europe, Actes du XXe Congrès international des études byzantines, Paris 2001 (dir.) M.-F. Auzépy, Paris 2003 ; A. LAIOU (éd.), Urbs capta : the fourth Crusade and its consequencesUrbs capta , la IV e croisade et ses conséquences, (coll. « Réalités byzantines », n° 10), Paris 2005.

198.

RUNCIMAN, loc. cit.

199.

KITZINGER 1966, p. 33, note n° 23. Voir aussi J. DURAND, Reliques et reliquaires arrachés à l’Orient et à Byzance au temps des croisades, (dans :) M. Rey-Delque (éd.), Les croisades , l’Orient et l’Occident d’Urbain II à saint Louis, 1096-1270, Milan 1997, p. 378-389.

200.

BELTING, Die Reaktion der Kunst des 13. Jahrhundert..., p. 43 s. ; RUNCIMAN, op. cit., p. 73 ; BELTING 1990, p. 369-390 ; CHASTEL 1999, p. 20 ss.

201.

RUNCIMAN, op. cit., p. 77 ss.

202.

WEITZMANN, Various Aspects..., p. 20.

203.

Id., Icon Painting..., p. 75.

204.

Cf. J. FOLDA, Crusader art in the Holy Land : from the Third Crusade to the fall of Acre, 1187-1291, Cambridge-New York 2005, p. 305 ss.

205.

WEITZMANN, Icon Painting... , p. 69.

206.

Ibid., p. 56, 74 ; Voir aussi J. FOLDA, Crusader manuscript illumination at Saint-Jean d’Acre, 1275-1291, Princeton 1976 ; Idem 2005, p. 408.

207.

Voir R.-W. SCHELLER, Exemplum : model-book drawings and the practice of artistic transmission in the Middle Ages (ca. 900-ca. 1470), Amsterdam 1995, passim ; CHASTEL 1999, p. 58, note n° 14 ; FOLDA 2005, p. 282 ss.

208.

Nous ne sommes pourtant pas certains du lieu de conservation de la miniature de Messine ; celle-ci est présentée sur le site http://www.mariaoggi.it/messinaminiaturasecXII.htm .

209.

WEITZMANN, loc. cit. ; FOLDA, op. cit., p. 14 s.

210.

Voir (dans :) A. PAPAGEŌRGIOU, Icônes de Chypre, Paris-Genève-Munich 1969, passim ; A. NICOLAOU-KONNARI, Ch. SCHABEL (éd.), Cyprus : society and culture 1191-1374, Leiden-Boston 2005 ; FOLDA, op. cit., p. 8 ss., 14 s., 222, 309 s.

211.

WEITZMANN, op. cit., p. 57, 61 ss.

212.

Cf. infra § 3.4.

213.

Cf. infra § 4.

214.

Voir (dans :) J. RICHARD, Le Royaume latin de Jérusalem, Paris 1953 ;J. PRAWER, Historie du Royaume latin de Jérusalem, Paris 1969-1970 ; J. RICHARD, Croisades et états latins d’Orient : points de vue et documents, Aldershot 1992, passim.

215.

Voir supra § 3.1. Et aussi, infra § 3.3.1.c).

216.

Voir infra § 3.3.1.b).

217.

WEITZMANN, loc. cit.

218.

I. KOŘÁN, Z. JAKUBOWSKI, Łaskawa Madonna krakowskich kanoników regularnych rodem z czeskiej Roudnicy, „Biuletyn Historii Sztuki”, 37 : 1975, p. 7, 9. Voir infra § 4.1.2.

219.

WEITZMANN, op. cit., 66-69 ; T. VELMANS, La presenza dei crociati nell’Oriente bizantino e le consequenze sulla pittura, (dans :) Il Mediterraneo e l’Arte nel Medioevo, (dir.) R. Cassanelli, Milano 2000, p. 169-172 , M. ASPRA-VARDAVAKIS (dans :) Vassilaki 2000, n° 71, p. 444 s. ; J. FOLDA, The Freiburg Leaf : crusader art and Loca Sancta around the year 1200, (dans :) P. Edbury, J. Phillips (éd.), The experience of crusading, col. 2, Defining the Crusader Kingdom, Cambridge-New York 2003, p. 126 ; Idem 2005, op. cit., p. 442 ss. ; A. WEYL CARR, Art, (dans :) Cyprus : society and culture, op. cit. p.322 ss.

220.

A. WEYL CARR, The «  Virgin Veiled by God  »  : The Presentation of an Icon of Cyprus, (dans :) E. Sears, T.-K. Thomas, I.-H Forsyth (éd.), Reading Medieval Images : The Art Historian and the Object, Ann Arbor Mich. 2002, p. 216 ss ; Eadem, Art, op. cit., p. 306.

221.

M.-M. GAUTHIER, Reliquaires du XIII e siècle entre le proche Orient et l’Occident latin, (dans :) Il medio Oriente e l’Occidente nell’arte del XIII secolo, Atti del XXIV Congresso Internazionale della Storia dell’Arte, Bologna 1979 (1982), p. 55-69 ; BELTING, Die Reaktion der Kunst…,(dans :) Ibid., p. 35 ss.

222.

PREISING 1995-1997, p. 17. Voir infra chap. V, § 2.1.

223.

Catalogue : I.