3.3.2. Les représentations mariales du type italo-byzantin

L’implantation des types picturaux byzantins dans la peinture italienne amena à l’apparition d’innombrables tableaux à caractère complexe italo-byzantin, ce que confirment les créations toscanes du Duecento. A ce propos, James H. Stubblebine a fait une remarque que chaque génération d’artistes italiens s’intéressait à différents problèmes artistiques, et s’appropriait différents éléments de l’art byzantin280. Il l’a démontré par l’analogie en comparant des tableaux italiens du XIIIe siècle avec des icônes des siècles précédents du Mont Sinaï281. Il faut pourtant constater que les artistes travaillant en maniera graeca, tels Berlinghiero, Coppo di Marcovaldo ou Cimabue (ce dernier, disciple des maîtres grecs282) ne copiaient pas aveuglement des modèles byzantins, mais allaient développer leur style individuel à partir de ceux-ci. Dans ce contexte, il s’agit donc d’une occidentalisation des motifs orientaux.

Au sujet de cette tradition italo-byzantine dans la production des tableaux-reliquaires, il convient d’évoquer une création de Coppo di Marcovaldo, la Vierge à l’Enfant trônant de Sainte-Marie-Majeure de Florence (fig. 14). Ce panneau, daté du troisième quart du XIIIe siècle, est l’une des interprétations des motifs byzantins dans l’art médiéval d’Occident, réalisée par une fusion des éléments picturaux et de la sculpture. Le tableau servait de porte-reliques, la tête de la Vierge comportant une châsse283. Cet exemple témoigne parfaitement de la capacité de l’artiste italien de créer une œuvre singulière à partir des anciennes formes. L’effigie mariale exécutée en relief polychrome est flanquée de deux anges peints sur panneau, et les douze représentations picturales des apôtres sont disposées sur l’encadrement à l’instar de ce qui se faisait dans la peinture orientale. Mais, on peut également voir dans cette figuration un certain recours au modèle occidental de Majesté (statue de la Vierge trônant incrustée de reliques)284.

Enfin, Alastair Smart aborde la question liée à d’autres tableaux mariaux confectionnés par Coppo, soulignant que c’est le type Hodighitria qui était le point de départ de l’essor des représentations de la Madone dans la peinture italienne285. Effectivement, les éminents peintres comme Berlinghiero cité plus haut (fig. 18), Cimabue, Duccio, Guido de Sienne et Simone Martini se référaient, dans un premier temps, au modèle byzantin de la Vierge à l’Enfant 286 . Néanmoins les créations italiennes, fondées à l’origine sur des composants (tant thématiques que formels) orientaux, tendaient progressivement à introduire de nouveaux moyens de présentification. Dépourvues du contenu platonicien prédéfini287, les images occidentales cherchaient à s’approcher d’une réalité, grâce à l’élaboration des clairs-obscurs et en s’appuyant sur une transposition émotionnelle, mais avec toujours à la base le modèle stéréotypé byzantin.

L’histoire de la peinture des Duecento et Trecento était, d’après Smart, passée par diverses étapes de l’évolution stylistique : de la domination du byzantinisme, par la maturation des écoles toscanes et leur essor à la fin du XIIIe siècle, pour enfin entrer dans la période de transformations et d’innovations picturales du XIVe siècle288. Le fait que les répliques de la fameuse Hodighitria fussent ainsi répandues aux XIIIe et XIVe siècles dans l’art italien, n’reste certainement pas sans incidence sur leur surgissement en Europe centrale. On devrait signaler ici l’avènement de ce type de Madone en Bohême dont avaient parlé Jaroslav Pešina, Antonin Matějček et Josef Myslivec289. Les relations établies entre Prague, Sienne et l’Italie centrale suscitèrent apparemment l’expansion du motif de la Vierge à l’Enfant en buste dans la peinture tchèque dès la seconde moitié du XIVe siècle290. Chastel revient d’ailleurs sur cette question du cheminement d’un type byzantin jusqu’à Prague par l’entremise du milieu siennois291. Ringbom est du même avis ; il se réfère aux études d’Eberhard Wiegand et de Rolf Fritz, et maintient l’hypothèse de l’inspiration des tableaux mariaux tchèques du modèle de Gnadenbild du type italo-byzantin292.

Or, Milena Bartlová a dernièrement exposé le caractère particulier des tableaux dévotionnels de provenance tchèque et morave293. Certaines de ces représentations, créées aux environs des années 1400-1460, sont enchâssées dans de larges cadres avec une décoration picturale (fig. 22.c), et parfois incrustées de reliques. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas éviter de considérer leur existence par rapport à celle des tableaux-reliquaires polonais294. Mais, avant que d’examiner ceux-ci en détail, il est indispensable de présenter la tradition des images mariales de type byzantin connues dans la peinture médiévale en Pologne295. Nous nous référons, à ce sujet, aux études menées auparavant par Jerzy Gadomski. Le chercheur a supposé que les effigies de la Vierge – Hodighitria répandues en Petite-Pologne étaient directement inspirées d’une ou bien des images italo-byzantines296. Cette hypothèse s’appuie sur l’analyse comparative découvrant des traits similaires des tableaux polonais avec des œuvres provenant d’Italie, telles que la Vierge à l’Enfant de Berlinghiero (fig. 18) et la Madonna del Voto (fig. 19), citées plus haut, sans compter d’autres peintures siennoises297. Il est notoire que l’avènement de l’Hodighitria en Pologne s’articule avec celui des tableaux-reliquaires. Et, plusieurs de ces reliquaires contiennent des interprétations de la Vierge à l’Enfant, ceci probablement en recourant à la tradition des images miraculeuses mariales298.

Trois questions principales se posent à ce propos. Est-ce que les représentations de l’Hodighitria (tant polonaises que tchèques) n’étaient inspirées que des effigies byzantines occidentalisées et apportées de l’Italie ?299 Ensuit, faut-il également voir dans les tableaux-reliquaires polonais l’interprétation du modèle italien ou bien italo-byzantin ? Enfin, est-on redevable à la cour de Prague de l’arrivée de ce modèle sur le territoire de l’Europe centrale ? Le questionnement sur les tableaux de dévotion mariaux ainsi défini, il se peut que leur expansion en Europe du Centre-Est s’effectue par l’intermédiaire de l’Italie, à partir de la ville de Sienne en particulier, et non directement de Byzance ou des pays russes. Le fait que la Pologne et la Bohême, soient attachées à la culture et aux rites religieux latins jouerait dans ce cas un rôle primordial – l’introduction des images au rituel n’étant approuvée que par l’Église romaine. C’est pourquoi, il faut prendre en considération les rapports des cours polonaise et tchèque, et des sièges épiscopaux avec l’Italie ; des visites des ambassadeurs ou des pèlerinages qui suscitaient vraisemblablement la diffusion des objets dévotionnels, dans ce monde médiéval imprégné d’une grande religiosité300. Reconnues et appréciées par l’Église comme très saintes, les effigies de la Vierge à l’Enfant et de la Sainte Face enflammaient la créativité des artistes occidentaux. Des enluminures incluses dans De mulieribus claris de Boccace, conservées actuellement à la Bibliothèque nationale de France peuvent d’ailleurs témoigner de la faveur dont elles jouissaient dans des ateliers européens à l’aube du XVe siècle (fig. 29-31).

Au terme de ce bref parcours, il importe de réaffirmer que les images objets de la dévotion populaire étaient, en règle générale, les effigies d’origine byzantine ou bien leurs répliques occidentalisées. Par conséquent, la maniera graeca s’identifiait avec une représentation pieuse que nous allons dénommer image d’affection 301. A de telles images, présentées en buste sur fond d’or et ayant en outre une fonction de reliquaire, semble s’attacher une adoration affective des fidèles. Exposées à proximité du maître-autel, et donc associées au Saint Sacrement et aux reliques qui y étaient enfermés, les anciennes icônes inspirèrent le retable peint et d’emblée le tableau de dévotion personnelle d’Occident302. L’essor de ces images dès la seconde moitié du XIIIe siècle, lié à l’évolution des pratiques cultuelles, suscitera à son tour la création de petits retables portatifs enfermant des reliques303.

Une profusion des tableaux mariaux, dans leur nouvelle conception formelle, aura lieu sur les territoires tchèques et en Pologne, à la fin du Moyen Âge304. Afin de pouvoir démontrer l’originalité des tableaux-reliquaires polonais sur le plan européen, il faut certainement avoir recours à la peinture médiévale italienne et à son rôle dans l’établissement des schémas picturaux italo-byzantins. Les Slaves occidentaux, qui ont toujours appartenu à l’Église latine, auraient puisé leur inspiration dans des représentations importées de l’Italie et non directement de l’Orient. Et comme conséquence de ceci, le modèle byzantin des portraits mariaux et christiques, transposé dans la peinture italienne des Duecento et Trecento, aurait son retentissement dans la création des ateliers au nord des Alpes, tout au long du XVe siècle.

Notes
280.

J.-H. STUBBLEBINE, Byzantine Influence in Thirteenth - Century. Italian Panel Painting, DOP, 20 : 1966, p. 87 s.

281.

Ibid., passim.

282.

G. VASARI, Le vite de più ’eccellenti pittori, scultori, ed architettori (1568), (éd.) G. Milanesi, Florence 1878-1907, vol. I, p. 249.

283.

BELTING 1990, p. 434, fig. 234 ; BOSKOVITS 1993, p. 570-588 ; H. VAN OS, Der Weg zum Himmel : Reliquienverehrung im Mittelalter, Regensburg 2001, p. 106, fig. 121 ; M. CIATTI, C. FROSININI, L’immagine antica della Madonna col Bambino di Santa Maria Maggiore : studi e restauro, (mostra, Firenze, Galleria dell’Accademia, 15 aprile - 15 maggio 2002), Firenze 2002 ; M. CIATTI, The Typology , Meaning, and Use of Some Panel Paintings from the Duecento and Trecento (dans :) V.-M. Schmidt (éd.), Italian Panel Painting of the Duecento and Trecento, Washington 2002, p. 15-29 ; M. WILDE, Das unbekannte Schlüsselwerk : Die Madonna del Bordone des Coppo di Marcovaldo in Siena, Weimar 2004, p. 128.

284.

Chap. V, § 1.

285.

A. SMART, The Dawn of Italian Painting, 1250-1400, Oxford 1978, p. 12.

286.

Voir SIRÉN 1922 ; G. SOULIER, Cimabue, Duccio et les premières écoles de Toscane à propos de la madone Gualino, Paris 1929 ; C. BRANDI, Una Madonna del 1262 ed ancora il problema di Guido da Siena,„L’Arte”, XXXVI (I) : 1933, p. 13 ; Cf. Sienne, Pinacothèque Nationale n° 16, n° 587 ; C. BRANDI, Duccio, Florence 1951 ; CHASTEL, op. cit., p. 58 ss. ; J. WHITE, Duccio, Londres 1979 ; L.-C. MARQUES, La peinture du Duecento en Italie centrale, Paris 1987, p. 72 ss. ; E. AYER, Thirteenth-century Imagery in Transition : The Berlinghiero Family of Lucca, dissertation Rutgers University 1991 ; L. BELLOSI,Cimabue, Arles 1998 ; Duccio di Buoninsegna alle origini delle pittura senese, (cat. de l’expo.) 4 octobre 2003 - 14 mars 2004, Siena - Santa Maria della Scala e Museo dell’Opera del Duomo ; Duccios Madonna and Child, (cat. de l’expo.) 21 décembre - 13 juin 2005, Metropolitan Museum of Art NY. Cf. aussi Ch. KLEINHENZ (éd.), Medieval Italy : An Encyclopedia, New York 2004, passim.

287.

Chap. II, § 1.3.1.

288.

SMART, op. cit., p. 2 s.

289.

Cf. A. MATĚJČEK, J. MYSLIVEC, Le Madonne boeme gotiche dei tipi bizantini,„Bolletino Istituto storico Cecoslovacco”, 2 : 1946, p. 3 ss. ;J. PEŠINA, Un motivo bizantino-italiano nella pittura boema verso la meta del XIV secolo, „Acta Historiae Artium”, XXIV / 1-4 : 1978, p. 91-99 ; En dernier lieu, voir CHASTEL 1999, p. 152.

290.

Voir § 4.1.1.

291.

CHASTEL, loc. cit.

292.

S. RINGBOM, De l’icône à la scène narrative, Paris 1997, p. 30, note n° 42, cit. WIEGAND, Die Böhmischen Gnadenbilder, op. cit., passim et R. FRITZ, Das Halbfigurenbild in der westdeutschen, Tafelmalerei um 1400, „Zeitschrift für Kunstwissenschaft”, 5 : 1951, p. 161 ss.

293.

BARTLOVÁ 2001 (a).

294.

Chap. V, § 4 et VI.

295.

Voir infra § 4.2. Il semble qu’André CHASTEL, loc. cit., ait ignoré l’existence des tableaux polonais confectionnés d’après le même modèle byzantin.

296.

J. GADOMSKI, Imagines Beatae Mariae Virginis Gratiosae. Małopolski typ Hodegetrii z XV wieku, FHA, 22 : 1986, p. 43 s. ; Idem, FHA, Nouvelle série, 4 : 1998, p. 217-224.

297.

Ibid.

298.

Chap. II, § 1.2.3.A.

299.

Cf. GADOMSKI, op. cit., passim ; BARTLOVÁ, op. cit., passim.

300.

Voir infra § 4.1.1, 4.2.1.

301.

L’expression image d’affection avait surgi au cours de nos conversations avec M. Jean-François Chauvard (École française de Rome). Voir chap. II, § 1, 1.3.

302.

Cf. supra § 3.3.1.

303.

Chap. V, § 3.

304.

Voir infra § 4 et chap. V, § 4.