3.4. Tableaux mariaux italo-byzantins dans le milieu franco-néerlandais du Moyen Âge central

Moins nombreux que dans les pays transalpins, les tableaux de type byzantin figurant la Vierge et le Christ apparaissent également dans le Royaume de France. D’après les dernières études de Carolyn Marino Malone des effigies dévotionnelles peintes sur panneau doré, similaires à celles conservées à Rome, étaient connues dans le milieu clunisien autour de l’an mil ; par exemple, des tableaux cités comme pueri Jesu [imago] quae depicta est in tabula aurata (…) Imago autem Dei Genitricis (…) 305. Car « miroir de Rome », Cluny détint une position particulière sur le plan européen par son union avec la papauté, laquelle s’intensifia au XIe siècle306.

Mais, de telles peintures cultuelles ne se seraient répandues dans la sphère privée qu’à partir de la seconde moitié du XIVe siècle. Dans un inventaire de mobilier établi sous Charles V, il est fait mention de panneaux de la Vierge, de l’Homme de douleurs, de diptyques et d’un triptyque307. Comme l’a déjà souligné Sixten Ringbom, l’inventaire de Jean duc de Berry contenait un groupe non négligeable d’images de piété, dont des tableaux byzantins ou bien italo-byzantins de la Vierge à l’Enfant et de l’Homme de douleurs 308. La dévotion envers de telles images allait demeurer aussi bien dans le culte officiel que dans la piété individuelle au cours du siècle suivant. Nous savons que les ducs de Bourgogne Charles le Téméraire et Philippe le Bon avaient, eux aussi, en leur possession certains tableaux élaborés à la « manière grecque »309. Enfin, d’après une transmission historique un ancien portrait de la Sainte Vierge portant l’Enfant sur son bras – l’un de ceux « peints par saint Luc » –, aurait été jadis conservé à Notre-Dame de Talant, près de Dijon en Bourgogne. Néanmoins, nous n’en avons retrouvé aucune trace matérielle, excepté une unique information datant du début du XIXe siècle310.

Sur les territoires néerlandais et dans le nord de la France, existent toujours deux images – pseudo-icônes mariales que nous devons obligatoirement invoquer. Considérées comme étant d’origine orientale et attribuées à saint Luc, elles présentent cependant des traits occidentaux : la Vierge Hodighitria du trésor de la cathédrale de Liège (fig. 26) et la Vierge de Tendresse dite Éléousa 311 de la cathédrale de Cambrai (fig. 27)312. L’exemple de la Notre-Dame de Grâce de Cambraiest intéressant surtout du point de vue stylistique, ce qui peut indiquer sa provenance. D’après Hans Belting, cette image est une des créations siennoises du milieu d’Ambrogio Lorenzetti – datée du second quart du XIVe siècle –, interprétant le modèle byzantin du portrait authentique marial313. Déposé à la cathédrale en 1451, et dès lors jouissant d’une grande estime de la société locale, trois répliques de ce tableau furent commandées en 1453 au peintre Petrus Christus – depinxit tres ymagines / ad similitudinem illuis ymaginis Beate Mariae 314  ; l’année suivante, le chapitre capitulaire en commanda douze autres à Hayne de Bruxelles315. Cela confirmerait le prestige des Madones attribuées à saint Luc, au XVe siècle en Europe du Nord.

Lesdites effigies occidentalisées ne comportent pourtant pas de caractéristiques semblables aux représentations répandues en Europe du Centre-Est ; ayant gardé le principe d’une composition byzantine, elles suivent leur propre tradition picturale (le tableau liégeois avec son encadrement, impliquant des traits du style international, serait lié à un artiste néerlandais ou bien à l’école de Cologne316). Il est peu probable qu’elles aient joué un rôle quelconque dans la peinture médiévale polonaise ou tchèque. En Pologne et en Bohême, existe un ensemble des tableaux mariaux traduisant le modèle italo-byzantin dans un style considéré comme typique des ateliers locaux.

Notes
305.

C. MARINO MALONE, Interprétation des pratiques liturgiques à Saint Bénigne de Dijon d’après ses coutumiers d’inspiration clunisienne, (dans :), S. Boynton, I. Cochelin, From Dead of Night to End of Day. The Medieval Customs of Cluny – Du cœur de la nuit à la fin du jour : les coutumes clunisiennes au Moyen Âge), Turnhout 2005, p. 229, note n° 57, cit. BnF, coll. de Bourgogne, t. 11, ff. 86v-87r ; Eadem, Saint-Bénigne de Dijon en l’an mil, «Totius Galliae basilicis mirabilior» Interprétation politique, liturgique et théologique, Turnhout 2009, p. 179 ss.

306.

Voir A. BAUD, Cluny : un grand chantier médiéval au cœur de l’Europe, Paris 2003, p. 168 s. ; D. RICHE, Cluny au miroir de Cluny. Regard des clunisiens sur leur histoire (dans :) Écrire son histoire : les communautés régulières face à leur passé, Actes du 5e colloque international du CERCOR, Saint-Étienne, 6-8 novembre 2002, (dir.) A. Bouter, Saint-Étienne 2005, p. 185-220.

307.

Inventaire du mobilier de Charles V, Roi de France, (éd.) J. Labarte,Paris 1879, n° 891, 2020, 2140, 2278, 2309, 2380, 2769 ; L. DELISLE, Recherches sur la librairie de Charles V, Paris 1907.

308.

RINGBOM 1997, p. 39, notes n° 28-30 ; Voir Inventaire de Jean, Duc de Berry, (éd.) J. Guiffrey, I-II, Paris 1894-1896, n° A61, A11O6.

309.

RINGBOM, op. cit., notes n° 31-34, cit. Les ducs de Bourgogne, (éd.) L. de Laborde,2e partie Preuves, II, Paris 1851.

310.

G. PEIGNOT, A. CALMET, Recherches historiques sur la personne de Jésus-Christ, sur celle de Marie, sur les deux généalogies du Sauveur et sur sa famille, Paris 1829, p. 178.

311.

Annexe II : Glossaire.

312.

Les représentations des cathédrales de Liège et de Cambrai sont attribuées à saint Luc, et leur provenance est traditionnellement liée à Constantinople.

A) L’image de Liège est une des grandes reliques de l’ancienne cathédrale Saint-Lambert ; elle aurait été donnée par Frédéric II (1194-1250). C’est un panneau de bois décoré d’une orfèvrerie du XIVe siècle avec une peinture de la Vierge à l’Enfant (telle Hodighitria) aux traits occidentalisés, probablement à Liège au XVe siècle, date à laquelle des écoinçons d’argent à l’effigie en buste de saint Lambert y ont été insérés. L’icône a participé à la grande exposition internationale sur Byzance à la fin du Moyen Âge orgenisée par le Metropolitan Museum de New York, Byzantium : Faith and Power (1261-1557), qui a eu lieudu 23 mars au 5 juillet 2004. Cf. aussi BELTING 1990, p. 490 ; Idem 1998, p. 592.

B) L’image italo-byzantine de Cambrai fut apportée de Rome en 1440 par Fursy de Bruille, chanoine de Cambrai et archidiacre de Valenciennes. C’est une représentation de la Vierge de Tendresse, entourée d’une grande dévotion, et appelée d’après le grec Glykophilousa. Cf. A.-J.-M. HAMON, Notre-Dame de France ou l’histoire du culte de la Sainte Vierge en France depuis l’origine du christianisme jusqu’à nos jours, Paris 1862, p. 383 s. ; J. HOUDON, Histoire artistique de la Cathédrale de Cambrai, Paris 1880, ch. 4 ; J.-E. DROCHON, Histoire illustrée des pèlerinages français de la très sainte Vierge, Paris 1890, p. 83 ; CHASTEL 1988, p. 107 s., fig. 12 ; BELTING, loc. cit. ; CHASTEL 1999, p. 154.

313.

BELTING, loc. cit. Sur la question de l’image authentique, voirinfra chap. II, § 1.2.3.A.

314.

H. VAN DER VELDEN, Petrus Christus’ Our Lady of the Dry Tree, „Journal of the Warburg and Courtauld Institutes”, 60 : 1997, p. 89-110.

315.

J. DUPONT, Hayne à Bruxelles et la copie de Nôtre Dame de Grâce de Cambrai, „L’Amour de l’art”, 16 : 1935, p. 363 ss. ;RINGBOM, op. cit., p. 30 s., note n° 44 ; BELTING 1998, p. 594 ; En dernier lieu, voir S. URBACH, Imagines ad Similitudinem. Copies after Miraculous Images (Gnadenkopien). The Abbenbroek painting: a case study, (dans :) H. Verougstraete-Marcq, J. Couvert (éd.), La peinture ancienne et ses procédés : copies, répliques, pastiches, Actes du colloque XV pour l’étude du dessin sous-jacent et de la technologie dans la peinture (Bruges, 11-13 septembre 2003), Leuven 2006, p. 225.

316.

Voir (dans :) J. PURAYE, L’icône byzantine de la cathédrale Saint-Paul à Liège, „Revue belge d’Archéologie et d’Histoire de l’Art”, IX : 1939, p. 193-200 ; O. PÄCHT, The Limbourgs and Pisanello, „Gazette des Beaux-Arts”, LXII : 1963, p. 115 ; A. BANK, L’argenterie byzantine du X e au XV e siècle, (dans :) Atti del XVII Corso internazionale di cultura sull’arte ravennata e bizantina, Ravenna 1970, p. 349 ; A. GRABAR, Les revêtements en or et en argent des icôns byzantines du moyen âge, Venise 1975, n° 36, fig. 79-80 ; P. COLMAN, Le trésor de la cathédrale Saint-Paul à Liège, Liège 1981, p. 36-37 ; Splendeur de Byzance / Europalia 82, Hellas-Grèce, (cat. de l’expo.) du 2 octobre au 2 décembre 1982, (réd.) J. Lafontaine-Dosogne, Bruxelles 1982, p. 42, Ic. 7 ; BELTING 1990, p. 490. En dernier lieu, voir des remarques d’URBACH, loc. cit., qui a mis en doute la provenance orientale du tableau.