4.1.1. Le mécénat de Charles IV

La question des échanges d’idées et d’inspirations artistiques est liée aux relations très étroites que le Royaume de Bohême entretenait avec les cours européennes. Il s’agit surtout de l’avènement de Charles IV, dont le règne fut remarquable tant sur le plan politique que culturel329. Proclamé solennellement roi de Bohême, à la Diète en 1341, il accomplit l’œuvre de reconstruction du pays entreprise par son père Jean de Luxembourg330. Grâce à sa politique, la Bohême retrouva une position ferme en Europe. Il n’est pas sans importance qu’en 1346 Charles IV ait été élu roi des Romains (désigné en latin comme Carolus Romanorum Rex semper Augustus et Boemiae Rex)331. Ensuite, au cours de l’année 1354-1355, il entreprit une expédition à Rome et, avec l’assentiment du pape Innocent VI, se fit couronner empereur332. Gerrit Jasper Schenk a dernièrement décrit les deux voyages effectués par Charles IV en 1355 et 1368 vers l’Italie333. En revenant sur ces événements, il faut souligner que la ville de Sienne était une halte obligatoire du cortège impérial précédant l’arrivée à Rome. Lors de l’entrée dans la ville, avant le couronnement, Luxembourgeois s’était pourtant heurté à une certaine hostilité des Siennois ; en 1368 il fut déjà accueilli avec toute la somptuosité et le cérémonial dus à un empereur334. Et, cette entrée du souverain en procession traditionnelle était comparée à l’entrée du Christ à Jérusalem, célébrée d’ailleurs spécialement par le peuple siennois dans la procession des Rameaux335. Ces va-et-vient entre la Bohême et l’Italie devaient sûrement avoir des répercussions non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le rituel et l’art religieux tchèque.

En réalité, une grande partie des tableaux mariaux bohémiens comportent des caractéristiques italiennes, ou italo-byzantines. Et, l’apparition des plus anciennes représentations au rituel, tant en Bohême qu’en Pologne, est liée aux donations des souverains qui souhaitaient, d’après Belting, renforcer ainsi leur autorité336. A ce propos, il convient de mentionner qu’en 1356 Charles IV offrit une image byzantine à son frère Jan Jindřich (Jean-Henri), margrave de Moravie, à l’occasion de la fondation du couvent des augustins à Brno (fig. 20)337. Une des premières informations attestant la présence dudit tableau remonte à 1373 ; dans un acte en date du 20 août Jan IX, évêque d’Olomouc, accorde des indulgences de quarante jours à la célébration de l’office à l’autel doté de l’image mariale en l’église St-Thomas de Brno338. Ensuite, le tableau fut cité en 1376 et en 1403 par d’autres sources historiques339. Cette représentation du trésor des Prémyslides, appelée couramment la Vierge noire (Černá Madona) etattribuée à saint Luc aurait été retrouvée, selon la tradition, par sainte Hélène et déposée à Constantinople. C’est l’évêque Eustorgius qui l’aurait apporté à Milan via Gênes. Le tableau aurait été ensuite pris comme butin après la conquête de la ville par l’empereur Frédéric Barberousse. Ce dernier l’aurait offert – comme récompense pour l’assistance à cette campagne militaire (1158-1162) –, au roi tchèque Ladislas qui l’aurait finalement emporté à Prague340. La juxtaposition de cette image avec le tableau siennois de la Madonna del Voto (fig. 19) et avec celui de Berlinghiero (fig. 18), cités ci-dessus, démontre qu’il s’agit dans ce cas d’une des plusieurs répliques du modèle byzantin répandu en Italie du XIIIe siècle. Nous sommes pourtant encline à la dater vers la charnière des XIIe et XIIIe siècles, par comparaison stylistique avec les deux peintures italiennes ; le mode de figuration de l’effigie mariale hiératiquement figée, la tête caractéristique de l’Enfant – allongée avec le front haut et développé –, et enfin l’utilisation même des moyens picturaux, relativement simplifiés, pourraient confirmer cette datation et son origine plutôt byzantine, qu’italo-byzantine ; cette hypothèse reste sujette à discussion. La question du reliquaire inclus dans le tableau sera présentée ultérieurement, car elle demande une analyse plus approfondie341.

Enfin, il est intéressant que cette peinture possède des traits similaires avec une autre Vierge dite noire conservée au couvent paulinien de Częstochowa en Pologne (fig. 21)342 ; elle aussi était considérée, selon une tradition, comme ayant été retrouvée par la mère de Constantin, sainte Hélène343. Or, nous essayerons d’expliquer, un peu plus loin, le pourquoi de la désignation « Vierge noire » par rapport aux tableaux ici présentés.

Quelle était, en réalité, la provenance de ces effigies mariales de type byzantin connues en Europe du Centre-Est ? D’après Antonin Matějček et Josef Myslivec les tableaux à caractère byzantin s’étaient répandus en Europe occidentale et centrale à partir de l’Italie, au cours des XIIIe et XIVe siècles344. Ce point de vue a été adopté par Jaroslav Pešina345. Par contre, Hans Aurenhammer s’est prononcé sur l’afflux des icônes en Europe par l’intermédiaire de l’Église d’Orient346. Myslivec a également indiqué Chypre, comme lieu de provenance des modèles byzantins ; ce qui pourrait résulter de contacts entre Charles IV de Luxembourg, Casimir le Grand roi de Pologne, Louis d’Anjou roi de Hongrie et avec le roi de Chypre Pierre Ier de Lusignan347. La même question des rapports avec Chypre va donc se poser à propos des origines des images mariales en Pologne348.

Par contre, Ivo Kořán a présenté une hypothèse, selon laquelle les tableaux tchèques étaient inspirés des icônes byzantines importées de l’Orient déjà à l’époque des premières fondations des couvents en Bohême, c’est-à-dire à la fin du XIe et au cours du XIIe siècle349. Par contre, Ewa Śnieżyńska-Stolot a démontré que les tableaux mariaux connus en Bohême aux XIVe et XVe siècles présentaient une nouvelle interprétation des motifs byzantins, liée à l’introduction d’éléments iconographiques occidentalisés, discernés dans les peintures à caractère italo-byzantin350. En outre, elle a remarqué que les tableaux tchèques représentent, dans bien des cas, la Vierge à mi-corps avec la tête couverte d’un maphorion caractéristique (fig. 22). Ainsi, le fait que Charles IV ait apporté la relique du voile marial, pour la cathédrale de Saint-Guy à Prague en 1354, jouerait un rôle principal dans l’épanouissement de ce type iconographique en Bohême351. Śnieżyńska-Stolot constate que tous les types de la Vierge à mi-corps étaient bien connus en Italie, et que c’était par cette voie qu’ils affluaient sur le territoire de l’Europe du Centre-Est. Ayant admis que la plupart de ces images s’y répandirent aux XIIe et XIIIe siècles, elle a réfuté l’hypothèse d’Aurenhammer et de Kořán sur l’inspiration directe de la peinture tchèque à partir des icônes apportées entre le XIe et le XIIe siècle352. Pour notre part, nous suggérions plutôt le XIIIe et le XIVe siècle comme période d’un véritable ascendant des images italo-byzantines sur la création d’ateliers de l’Europe centrale. Les types des Madones tchèques transposent, en réalité, des motifs byzantins déjà interprétés dans la peinture du Duecento et du Trecento en Italie.

Il apparaît que des tableaux apportés de la péninsule italienne, au XIVe siècle, étaient considérées comme des « images saintes » chargées du même pouvoir divin que le prototype353. C’est pourquoi ils sont devenus les modèles des peintures religieuses locales. Les rapports officiels de Charles IV avec l’Italie et ses voyages à Rome (décrits, entre autres, dans les chroniques de Giovanni Sercambi354), étaient vraisemblablement à l’origine de l’implantation en Bohême des copies des effigies vénérées dans l’Église romaine en tant qu’achéiropoïètes355. D’après Milena Bartlová, Charles IV connut durant ses séjours à Rome les représentations de Santa Maria Maggiore et d’Arac œ li sur le Capitole ; par suite, il aurait influencé la création de leurs répliques tchèques356. Deux copies de la deuxième image sont toujours conservées dans le trésor de la cathédrale Saint-Guy et dans la collection de la Galerie nationale de Prague (fig. 12.a-b)357. En revanche, une copie du tableau de Sainte-Marie-Majeure aurait été offerte au couvent praguois des carmélites, dont l’église portait le même vocable de Notre-Dame des Neiges que la basilique de Rome358. Rappelons ici également deux passages de Charles IV par Sienne, « ville mariale », où la tradition des images de la Vierge se répandit au cours du XIIIe siècle359. Il est fort probable que ces relations italiennes incitèrent à l’adoption des rites et à l’usage des objets de dévotion similaires dans le milieu bohémien.

Bartlová démontre que nombre de tableaux tchèques du XVe siècle contient une inscription tirée d’un verset de l’antienne Regina c œ li laetare 360 . La phrase introduite soit dans la peinture, soit sur l’encadrement était le recours à la tradition concernant la représentation de Sainte-Marie-Majeure (ou bien celle d’Arac œ li)361. D’après cette tradition, l’intercession de la Vierge par son image sacrée, portée en procession accompagnée du chant de ladite antienne, avait mis fin à la peste qui ravageait la ville de Rome362. Il est remarquable que certaines représentations de la Vierge à l’Enfant conservées en Pologne, et ayant une fonction de reliquaire, comportent la même invocation empreinte, en règle générale, sur des encadrements363.

De fait, nous revenons constamment à diverses interprétations formelles des images déclarées porter un pouvoir miraculeux ; lequel pouvoir est attribué tantôt à une image-archétype considérée comme relique, tantôt à une prière d’origine soi-disant céleste qui l’accompagne, les deux intercédant pour les fidèles. Et, nous allons spécialement nous intéresser à cette interdépendance picturale et sémantique dans le contexte du tableau-reliquaire marial364.

Constatons enfin que le règne de Charles IV, qui fut une période de relations intenses avec d’autres pays de la chrétienté latine, stimula la prospérité du Royaume de Bohême à tous les égards. L’attachement de l’empereur au cérémonial, sa prédilection pour les images pieuses, les beaux objets et sa passion pour la collection de reliques se réalisèrent dans ses fondations dont la plus remarquable est le château de Karlštejn. Il s’agit, en premier lieu, de la décoration de la chapelle Sainte-Croix qui est, sans aucun doute, exceptionnelle à cause de la quantité des tableaux-reliquaires qui y sont rassemblés365.

Notes
329.

En dernier lieu, voir J. FAJT, M. HÖRSCH (éd.), Karl IV. Kaiser von Gottes Gnaden. Kunst und Repräsentation des Hauses Luxemburg 1310-1437, Berlin-München 2006, passim ; J. FAJT, A. LANGER (éd.), Kunst als Herrschaftsinstrument : Böhmen und das Heilige Römische Reich unter den Luxemburgern im europäischen Kontext, Berlin 2009, passim.

330.

Cf. J. CALMETTE, Le Reich allemand au moyen âge, Paris 1951 ; F. DVORNIK, Les Slaves histoire, civilisation de l’Antiquité aux débuts de l’Époque contemporaire, Paris 1970 ; J.-K. HOENSCH, Histoire de la Bohême, Paris 1995 ; P. BĚLINA, P. ČORNEJ, J. POKORNÝ, Histoire des Pays tchèques, Paris 1995 ; F. KAVKA, Karel IV. Historie života velkého vladaře, Praha 1998 ; J.-K. HOENSCH, Die Luxemburger. Eine spätmittelalterliche Dynastie von gesamteuropäischer Bedeutung 1308-1437, Stuttgart 2000, p. 105–192 ; F. SEIBT, Karl IV. Ein Kaiser in Europa, Frankfurt 2003 ; J. ČECHURA, České země v letech 1310-1378. Lucemburkové na českém trůně, Praha 2005.

331.

Voir réf. note supra. Cf. Claudii Fleurii Historia Ecclesiastica, Josephi Wolff (éd.) 1767, Bayerische Sraatsbibiothek, München, t. XXIII, Lib. XCV, p. 593 ; Codex Diplomaticus, (dans :) Nouveaux mémoires de l’Académie Royale des Belles-Lettres, Bruxelles 1834, t. VIII, p. 268 n° 69. Voir également G. KLANICZAY, Holy Rulers and Blessed Princesses : Dynastic Cults in Medieval Central Europe, Cambridge-New York 2002, p. 328.

332.

Cf. J. ŠUSTA, Karel IV. Za císařskou korunou 1346-1355, Praha 1948 ; R. FOLZ, Le Souvenir et la légende de Charlemagne dans l’Empire germanique médiéval. Études sur le culte liturgique de Charlemagne dans les églises de l’Empire, Genève 1973, p. 436 ; J.-M. JEEP, Medieval Germany : An Encyclopedia, New York 2001, p. 108 s. ; F. KAVKA, 5.4.1355 Korunovace Karla IV. císařem Svaté říše římské, Praha 2002 ; R.-K. EMMERSON (éd.), Key Figures In Medieval Europe : An Encyclopedia, New York 2006, p. 124 ss. ; Voir (dans :) F. RAPP, Svatá říše římská národa německého. Od Oty Velikého po Karla V, Praha 2007.

333.

SCHENK 2006, passim.

334.

Ibid.

335.

Ibid., p. 177, note n° 79.

336.

Cf. BELTING 1998, p. 451.

337.

KOŘÁN, JAKUBOWSKI 1975, p. 6 ; BELTING, loc. cit. ; E. BEGG, The cult of the Black Virgin, London-New York 1996, p. 163 s., 236.

338.

Le tableau déposé dans l’église St-Thomas jusqu’au XVIIIe siècle, les augustins de Brno reçurent du Saint-Siège, en 1727, l’autorisation de le couronner. Il fait actuellement partie de l’autel majeur de la basilique de l’Assomption de la Vierge de Brno. Il y fut placé en 1783, lorsque les augustins, qui le conservaient depuis le Moyen Âge dans une chapelle de l’église St-Thomas, s’installèrent dans le monastère cistercien désaffecté. Voir « Quelques informations sur l’histoire de l’abbaye » [en ligne], disponible sur http://www.opatbrno.cz/opat_hist_fr.htm .

339.

Voir lien supra. Cf. aussi : Gemma Moraviae Thaumaturga Brunansis, Brunae 1736 ; A. PROKOP, Die Markgrafschaft Mahren in Kunstgeschichtlicher Beziehung, Wien 1904, t. I, p. 187 ; KOŘÁN, JAKUBOWSKI, loc. cit. ; K. STEJSKAL, Karl IV. und die Kultur und Kunst seiner Zeit, Prag 1978, p. 91.

340.

Voir réf. note supra.

341.

Chap. V, § 4.

342.

Voir infra § 4.2.1.

343.

KOŘÁN, JAKUBOWSKI, op. cit., note n° 7.

344.

A. MATĚJČEK, J. MYSLIVEC, České Madony gotické bizantskch typů, „Památky Archeologické. Nové Řady”, 4-5 : 1934-1935 (copie), p. 1 ss.

345.

J. PEŠINA, Studie k ikonografii a typologii obrazu Madony s dítětem v českém deskovém malířství kolem poloviny 14. stoleti, „Umění”, 25 : 1977, p. 146.

346.

H. AURENHAMMER, Marienikone und Marienandachtsbild zur Enstehung des halbfigurigen Marienbildes nördlich des Alpen, „Jahrbuch der Österreichischen Byzantinischen Geneuschaft”, 4 : 1955, p. 35.

347.

J. MYSLIVEC, Česka gotica a Byzanc, „Umění”, 18 : 1970, p. 333.

348.

Voir infra § 4.2.1.

349.

I. KOŘÁN, K českému v ý voji typu Madony doudlebské, „Umění”, 27/2 : 1979, p. 128.

350.

E. ŚNIEŻYŃSKA-STOLOT, Kult italo-bizantyńskich obrazów Maryjnych w Europie Środkowej w wieku XIV, „Studia Claromontana”, 5 : 1984, p. 17 s.

351.

Ibid., p. 18-19.

352.

Ibid., p. 21.

353.

Ibid., p. 23.

354.

Voir O. PUJMANOVÁ, Italské pobyty Karola IV v kronikách Giovaniho Sercambiho, „Umĕní”, XXXV : 1976, p. 498-506.

355.

Cf. supra § 2, ensuite chap. II, § 2.

356.

BARTLOVÁ 2001 (a), p. 77 ; Cf. KOŘÁN, op. cit., p. 119-131.

357.

Voir O. PUJMANOVÁ, Studi sul culto della Madonna di Arac œ li e della Veronica nella Boemia tardomedievale, AC, LXXX : 1992, p. 243-262 ; BOLGIA 2005, p. 30, note n° 14.

358.

BARTLOVÁ, loc. cit.

359.

Voir supra § 3.3.1.b).

360.

BARTLOVÁ, loc. cit.

361.

Voir infra chap. II, § 1.3.2.

362.

BACCI, op. cit., p. 262, 264. Voir infra chap. II, § 2.

363.

Chap. VI, § 4.B.

364.

Chap. VI, § 5.

365.

Chap. V, § 4.