Étudier des objets d’art va de pair avec l’analyse des comportements socioculturels, ceux-ci étant en mesure de provoquer soit un développement, soit une régression de la création artistique. La raison en est qu’on ne peut pas omettre de parler des actions destructives menées par les hussites, au débutdu XVe siècle, car elles ont eu des conséquences profondes sur l’existence même des images dans l’Église en Europe centrale. Revenons brièvement sur les idées maîtresses de ce mouvement qui a déjà fait l’objet de nombreuses études historiques. L’agitation provoquée par les partisans hussites fut à l’origine d’un sentiment national qui fit de la Bohême un centre d’hérésie380. Cependant, c’était plus qu’un soulèvement contre l’institution de l’Église ; c’était vraiment un mouvement à caractère social complexe qui appelait à des réformes politiques et religieuses381. Le hussisme militait, dans ses principes, non seulement pour un renouvellement de la vie spirituelle, mais aussi pour des changements sur le plan socioéconomique et culturel. Un groupe important de prêcheurs, réformateurs, savants rassemblés autour de l’Université de Prague prépara une révolte qui éclata dans les années 1419-1420. La situation s’aggravait, ce qui provoqua des tensions et enfin une bataille fratricide. La ratification des Compactata en 1436 n’avait cependant pas résolu le conflit entre l’Église catholique et l’Église dite calixtine, qui s’identifiait alors avec l’État et la société tchèques382.
Les propagateurs du hussisme s’infiltrèrent, par la suite, dans des territoires de Moravie, de Silésie et de Pologne383 ; mais, la majorité de ces populations étant catholique, ils ne réussirent pas à imposer leur idéologie, laquelle entraîna d’ailleurs des mesures extrêmes. La férocité des actes de dévastation, menés par des pillards hussites, causa la dispersion de nombreux trésors ecclésiaux. Bien évidemment, au bout d’un certain temps, la situation commença à se calmer et la tolérance prit de plus en plus de place dans ces relations entre les partisans hussites et les catholiques. Enfin, la paix signée sous Ladislas II Jagellon, roi de Hongrie et de Bohême384, reconnaissait la coexistence des deux institutions ecclésiales (calixtine et catholique) qui gardaient leurs consistoires distincts à Prague385.
Le point de vue des hussites sur la production artistique constituait un des problèmes majeurs résultant des changements d’ordre cultuel386. D’abord, le programme d’une réforme radicale de l’Église, lié entre autres à la sécularisation et à la confiscationde ses biens, soumettait entièrement l’organisation ecclésiale au pouvoir des laïcs. Ensuite, il s’agissait de revenir à un mode de vie en conformité avec les préceptes de l’Évangile. Enfin, les partisans de cette nouvelle idéologie se prononçaient contre toutes les formes de représentations plastiques dans le rituel. L’utilisation des images à des fins cultuelles n’était pour eux rien d’autre qu’une idolâtrie. La querelle des images surgit donc à nouveau et ce fut la répétition de ce qui avait eu lieu quelques siècles auparavant, à l’époque de l’iconoclasme byzantin. Refuser la figuration signifiait pour les hussites se tourner vers la simplicité et la pureté de la religion. Dans cette optique, ce n’est que l’Eucharistie qui devait être considérée comme l’unique et véritable représentation de la divinité, dont parlait notamment Jacques de Misa (Jakoubek de Stříbro)387. Ce théologien et prédicateur hussite s’opposa au culte des images, car il contestait dans sa théorie d’un archétype divin l’utilité et la valeur même des créations artistiques388. Une vraie « iconophobie » se fit jour, ce qui eut de graves répercussions sur les images de dévotion. Du fait que les hussites refusaient le culte de la Vierge et des saints, leurs représentations figuratives, ainsi que leurs reliques (dont la vénération fut totalement condamnée) se trouvèrent menacées. Certains monastères mettaient leurs trésors à l’abri, déjà dans les années d’instabilité politique entre 1417 et 1418. Malgré ces précautions, le mouvement hussite causa la destruction de nombreuses œuvres médiévales d’une grande importance389. Plusieurs artistes et artisans émigrèrent, la société appauvrie par la guerre et les pillages se désintéressa à la création artistique. En conséquence, le développement de l’art tchèque subit une certaine stagnation390.
La Pologne, bien qu’exposée directement aux influences de ces mouvements réformateurs, resta à l’écart des révoltes tchèques. Et, le hussisme ne s’infiltra que dans les basses couches sociales, telles le clergé appauvri, la petite noblesse ou la bourgeoisie pauvre et la paysannerie. L’idéologie hussite fut donc limitée dans son expansion391, sans avoir réussi à imposer la tendance iconoclaste392. Par leur prise de position en faveur du conciliarisme393, les théologiens polonais soutenaient le pouvoir du Pontife romain394. Le catholicisme est devenu l’essence des aspirations nationales des Polonais, qui considéraient le Saint-Siège comme le défenseur de leur État395. En réalité, le clergé tchèque n’avait pas réussi à se donner une position dominante, comme c’était le cas en Pologne. Le mouvement national en Bohême s’étant fondé sur le désaccord avec l’Église, le pays devint au XVe siècle le centre de la lutte contre Rome et le catholicisme396. La divergence des convictions idéologiques, politiques et enfin cultuelles éloignait les sociétés chrétiennes tchèque et polonaise. La Pologne protégeait sa religiosité traditionnelle et ne permettait pas que lui soit imposées des reformes aussi radicales que lourdes de conséquences ; mais, malgré son attachement à Rome, elle n’alla pas jusqu’à participer à la croisade contre les hussites397. Ainsi, la piété mariale qui se manifestait sur le territoire de Pologne, surtout dans les milieux monastiques et pro-conciliaires, joua un rôle moteur dans le combat idéologique contre les propagateurs de la doctrine hussite398. Cette dévotion allait se traduire dans diverses formules iconographiques, en prêtant à la Vierge plusieurs appellations399.
CHÉLINI 2003, p. 529-531, 621-624.
H. BREDEKAMP, Kunst als Medium sozialer Konflikte. Bilderkämfe von der Spätantike bis zur Hussitenrevolution, Frankfurt 1975, p. 251 ss. ; Cf. F. ŠMAHEL, La révolution hussite, une anomalie hystorique, Paris 1985 ; Id., Husitská revoluce, 1-4, Praha 1995-1996 ; Id., Husitské Čechy. Struktury, procesy, i deje, Praha 2001 ; Id., Idea národa v husitských Čechách (The Idea of the Nation in Hussite Bohemia), Praha 2002 ; A. PANER, Luksemburgowie w Czechach. Historia polityczna ziem czeskich w latach 1310-1437, Gdańsk 2004.
Cf. réf. note supra ; H. AGNEW, The Czechs and the lands of the Bohemian crown, Stanford 2004, p. 50.
R. HECK, Śląsk w czasie powstania husyckiego, (dans :) E. Maleczyńska(éd.), Szkice z dziejów śląska, Warszawa 1953, p. 154-174 ; E. MALECZYŃSKA, Ruch husycki w Czechach i w Polsce, Warszawa 1959 ; P. KRAS, Husyci w piętnastowiecznej Polsce, Lublin 1998 ; A. PROCHASKA, Czasy husyckie, (2e éd.) Kraków 1998 ; Polskie echa hustycyzmu, Actes du colloque, Kłodzko27-28septembre 1996, (dir.) S. Bylina, R. Gładkiewicz, Warszawa 1999 ; D. GUZOWSKA, Problem husycki w polsce I połowy XV wieku w świetle najnowszych badań, „Studia Podlaskie”, 10 : 2000, p. 193-211 ; Voir Jan Długosz, Roczniki czyli kroniki sławnego Królestwa Polskiego, księga jedenasta i dwunasta (1431-1444), (éd.) Warszawa 2004.
Cf. H. ŁOWMIAŃSKI, Polityka Jagiellonów, Poznań 1999, p. 284 s.
KŁOCZOWSKI 1978, p. 32. Cf. aussi l’ancien travail de F. KONECZNY, Dzieje Ślązka, (éd.) 1897, 5e partie.
BREDEKAMP, op. cit., p. 252-261.
J.-C. POLET (éd.), Patrimoine littéraire européen : anthologie en langue française. Prémices de l’humanisme : 1400-1515, Bruxelles 1995, vol. VI, p. 103 s. ; BARTLOVÁ, op. cit., p. 35-50, particulièrement p. 46-47.
J. LAVIČKA, Anthologie hussite, Paris 1985, p. 108-111.
BARTLOVÁ, op. cit., p. 38.
J. LAVIČKA (dans :) Patrimoine littéraire européen, loc. cit.
K. BACZKOWSKI, Dzieje Polski późnośredniowiecznej (1370-1506), (dans :) S. Grodziski, J. Wyrozumski, M. Zgórniak (éd.), Wielka historia Polski, Kraków 1999, t. III, p. 140.
T. MROCZKO, Idee protoreformacji a malarstwo w Polsce, (dans :) M. Walicki (éd.), Studia Renesansowe, Wrocław 1964, t. 4, p. 470-482, 522-525.
J. BARDACH, Historia państwa i prawa Polsk do połowy XV wieku, Warszawa 1964, vol. I, p. 430.
KŁOCZOWSKI, op. cit., p. 35.
J. DĄBROWSKI, I rapporti fra l’Italia e la Polonia durante il Medio Evo, (dans :) Le relazioni fra l’Italia et la Polonia dall’età romana ai tempi nostri, Biblioteca di Roma dell’Academia Polacca, conferenze tenute negli anni 1934 e 1935, Roma 1936, p. 42-43.
Ibid.
J. KŁOCZOWSKI, Il periodo del grande sviluppo (1320-1450), (dans :) J. Kłoczowski (dir.), Storia del Cristianismo in Polonia, (Centro studi Europa orientale), Bologna 1980, p. 118 s.
L’objectif de ces remarques est de retracer l’ambiance dans laquelle se développait la production des tableaux de dévotion polonais. Or, les hussites étant arrivés au pouvoir, la position pro-conciliaire des Polonais ne facilitait pas les relations avec la Bohême dans les premières décennies du XVe siècle. L’évêque de Cracovie, le cardinal Zbigniew Oleśnicki, protecteur de l’Université et ardant propagateur du conciliarisme, fut un des premiers opposants au hussisme. Jan Długosz, chroniqueur de l’époque, attaché à l’Université de Cracovie et à Zbigniew Oleśnicki, mettait l’accent sur le rôle de l’Église en tant que principale institution du pays, liée étroitement à l’État et à la nation polonais. Ces sentiments patriotiques et religieux qui défendaient les principaux dogmes, s’appuyaient sur la primauté du Saint-Siège et restaient par conséquent hostiles aux réformes hussites, ces dernières étaient considérées comme des hérésies. Cf. entre autres KŁOCZOWSKI 1978, p. 34-37.
J. WOJNOWSKI, Rozwój czci Matki Boskiej w Polsce, „Homo Dei”, 26 : 1957, n° 6 (84), p. 847-855 ; GADOMSKI 1988, p. 47-48, 51-57.