5. Pérennité des icônes dans l’art européen et dans le rituel de l’Église latine

L’icône exerça sans aucun doute une influence primordiale sur la peinture médiévale, devenant ensuite l’origine des tableaux modernes, comme l’avait remarqué Otto Demus470. Le renoncement à l’usage rigoureux et immuable de l’image orientale au profit du « son usage artistique » mettra, par conséquent, l’accent sur son aspect matériel, et stimulera de cette manière la créativité de l’art européen. Cela prendra progressivement deux tendances : l’une conduira à la désacralisation des images, l’autre au développement de nouveaux moyens d’interprétation dans la peinture religieuse. Les artistes occidentaux cherchaient décidément à s’émanciper de l’ascendant byzantin, et donc à définir leur style propre opposé à la maniera graeca. Celle-ci étant devenue aux yeux des modernes synonyme de maladresse471, les représentations de type grec étaient désapprouvées dès l’époque de la Renaissance472.

Néanmoins, il est remarquable que les aniciennes images estimées saintes et sacrées aient continué à susciter l’admiration des fidèles. Même si la « manière grecque » fut répudiée au cours des siècles, le prestige des effigies censées posséder des vertus thaumaturgiques resta toujours intense dans la société occidentale. Certaines d’entre elles bénéficient constamment d’une position privilégiée dans l’Église. Incluses, en règle générale, dans des encadrements d’autels baroques splendides, parfois couvertes de revêtements en argent doré ou de pierres précieuses elles font l’objet de la plus grande dévotion (fig. 32-35). C’est pourquoi l’on parle du prestige durable des icônes en Occident473. Ainsi, les représentations mariales emblématiques ne cessèrent d’occuper une place centrale dans l’Église à l’époque moderne ; ceci en raison de leur authenticité supposée qui leur accordait le statut de reliques. C’est le cas, par exemple, d’une des images exposées dans l’église Santa Maria della Salute de Venise (fig. 32). Au XVIIe siècle, on la plaça dans le maître-autel l’icône de la Madone dite Mesopanditissa – Médiatrice de paix, créée vers le XIIe siècle et rapportée de Candie par Francesco Morisini474. Cette icône crétoise était vénérée comme authentique, à l’égal de celle de Nicopeia (fig. 13)475, l’une et l’autre étant attribuées à saint Luc. Entourée en Crète d’un culte étatique, elle fut alors confiée aux Vénitiens en signe de soumission476.

Le rôle de l’Italie reste indéniable dans le processus d’occidentalisation des icônes byzantines. Grâce à son intermédiaire les modèles orientaux, enrichis de nouveaux motifs, s’introduisirent aussi bien dans les pratiques cultuelles de l’Église latine. Le fait que les images modernes s’émancipent par l’utilisation de nouveaux moyens picturaux, n’empêche pourtant pas de leur attribuer un statut de sainteté, notamment en vertu de leur rapprochement iconographique avec l’archétype. Nous nous permettons de citer ici un tableau marial conservé actuellement dans l’église paroissiale de Sainte-Foy-lès-Lyon (fig. 28). Cette représentation de la Vierge à l’Enfant, qui aurait été apportée en France (d’après notre hypothèse) à la fin des guerres de religion, voire juste après477, est une interprétation de l’ancien type Hodighitria ; auquel s’attacha alors le privilège de figurer la Vierge intervenant dans les affaires humaines. Une inscription est, d’ailleurs, censée témoigner d’une action surnaturelle qui se serait manifestée à une date précise : RITTRATO DELLA DEVOTA MADONNA DELLI MONTI IN ROMA LA QUALE COMINCIO OPERARE MIRACOLI ALLI 26 DAPRILE 1580 (le portait de la pieuse Madone des Monts à Rome, laquelle a commencé à opérer des miracles le 26 avril 1580). Or selon des sources historiques présentées par Matizia Moroni Lumbroso et Antonio Martini, après avoir retrouvé l’image de S. Maria ai Monti, laquelle commença à faire des miracles à cette date, le pape Grégoire XIII fit construire une église478. Mais, l’image conservée en France (portrait en buste) diffère de celle exposée dans le maître-autel de l’église romaine ; la fresque dite miraculeuse – provenant de l’ancien monastère des clarisses et datée du début du Quattrocento –, figure la Vierge à l’Enfant trônant entre saints Stéphane et Laurent, avec saints Augustin et François agenouillés à ses pieds479.
Il s’agit donc d’une transposition lointaine de l’effigie originelle, dont le rôle était de confirmer continuellement le ministère de la Vierge dans l’Église et de pousser à la piété l’âme des fidèles.

Pour conclure, les tableaux de dévotion mariaux étaient estimés en fonction de leur ressemblance avec les effigies déclarées authentiques, dont le berceau se trouvait à Byzance et qui se sont répandues sur le territoire européen à partir de l’Italie ; ayant enfin atteint leur apogée dans la peinture gothique de l’Europe centrale. En conséquence, nous désirerions savoir comment se présente l’historique des « images saintes » par rapport à leurs origines légendaires. Il est déjà prouvé que certains modèles picturaux s’inscrivirent de manière définitive dans les deux rites des Églises grecque et latine, à cause de leur provenance soi-disant supranaturelle. Quels facteurs décident du caractère archétypique des effigies les plus pieuses ? Et, pourquoi une image – chose faite de main d’homme et créée par son art 480 –, revêt une aura de sainteté à l’égal d’une relique ?

Notes
470.

DEMUS 1964, passim.

471.

WIRTH 1991, p. 139.

472.

Voir supra note n° 194 ; CHASTEL 1988, p. 106.

473.

CHASTEL, loc. cit. ; BELTING 1998, p. 276 ; CHASTEL 1999, p. 154 s.

474.

Ibid. Cf. G. MOSCHINI, La chiesa e il seminario di Santa Maria della Salute in Venezia, Venise 1842, p. 36 ; BETTINI 1940, p. 66.

475.

Voir supra § 3.1, notes n° 140-142. Cf. aussi S. McKEE, Uncommon Dominion : Venetian Crete and the Myth of Ethnic Purity, Philadelphia 2000, p. 226, note n° 65.

476.

G. GEROLA, I monumenti veneti dell’isola di Creta, Venise 1908, II, p. 302 ; R. WITTKOWER, S. Maria della Salute, „Saggi e memorie di storia dell’arte”, 3 : 1963, p. 31 s. ; BELTING, loc. cit.

477.

Nous ne disposons ni de sources historiques ni de références bibliographiques précises au sujet de ce tableau, qui n’a pas encore fait l’objet d’études approfondies. D’après une notice dans l’église de Sainte-Foy-lès-Lyon, le tableau est inscrit à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques le 20 juin 1994.

478.

M. MORONI LUMBROSO, A. MARTINI, Le confraternite romane nelle loro chiese , Roma 1963, p. 182, cit. : Dopo il miracolo dell’immagine di S. Maria ai Monti, avvenuto il 26 aprile 1580 , Gregorio XIII fece costruire la chiesa. Cf. Archivio italiano per la storia della pietà, Roma 2004, vol. 17, p. 145 ss.

479.

Ibid. Voir aussi M. TOSTI, Santuari cristiani d’Italia : committenze e fruizione tra Medioevo e età moderna, Roma 2003, p. 330.

480.

Cit. d’après. J.-C. POLET (éd.), Patrimoine littéraire européen . Anthologie de langue française. Traditions juive et chrétienne, Bruxelles 1992, vol. I, p. 432.